À quoi renvoie la notion de « bien vieillir » ?
Le terme de « bien vieillir » renvoie à un ensemble de discours qui visent, au départ avec plein de bonnes intentions, à comprendre comment améliorer le sort des personnes âgées. Le « vieillissement actif » en est l’une des figures contemporaines. On en a connu d’autres comme le « vieillissement sain », le « vieillissement réussi », le « vieillissement productif »… Ces discours sont notamment portés par des chercheurs-ses et, depuis plus de 30 ans, au travers des recommandations de l’OMS. La diffusion de cette idéologie infuse aujourd’hui un grand nombre de programmes et politiques publiques dans le sens d’un vieillissement qu’il faut essayer d’orienter vers l’activité, de rendre moins coûteux, moins dérangeant, moins lourd à porter pour les sociétés qui se voient vieillir à un rythme qu’elles n’avaient pas prévu. Le bien vieillir s’inscrit par définition dans une dualité avec un mal vieillir présumé mais peu souvent explicité. C’est l’un des discours qui organisent aujourd’hui de manière normative à peu près tous les territoires que peuvent recouvrir non seulement l’âge mais aussi le vieillissement plus largement compris (culture, santé, technologies…).
En quoi cette notion, qui semble à première vue sympathique puisque tout le monde a envie de « bien vieillir », est-elle problématique ?
En effet, difficile de proposer un regard plus critique sur cette notion ambivalente et d’être contre la vertu et les manières d’améliorer notre vieillissement ! L’analyse des programmes publics qui font du vieillissement actif le pivot de leur action fait ressortir des mots-clés tels que « participation », « santé, « sécurité », autant de concepts organisant l’ensemble des actions et l’ensemble des manières de concevoir la vieillesse et les politiques publiques qui vont résonner dans les manières de penser le logement social, d’organiser les services de loisirs dans les villes, etc. Or, ce sont des éléments qui renvoient à des dimensions qui peuvent poser problème. La sécurité par exemple, se décline avec le respect et la protection de personnes âgées qui sont toujours jugées vulnérables. On se base sur une image stéréotypée du vieillissement associée à une vulnérabilité individuelle de plus en plus importante.
Le bien veillir est aussi rempli d’injonctions à la participation qui est complètement glorifiée sans qu’on interroge jamais à quoi on participe, ni qui peut le faire, ni les moyens et conditions de cette participation quasi frénétique, ni même si on est libre ou non de participer. Dans les faits, c’est une portion très particulière des personnes qui vieillissent, qui sont susceptibles de pouvoir être célébrées comme des personnes qui participent à la vie sociale. Car on n’a pas tous et toutes les mêmes ressources culturelles, éducatives, financières pour par exemple siéger dans le CA d’une association de son choix. L’injonction à la participation se déporte alors sur d’autres domaines comme la vie familiale avec une définition assez spécifique de la famille, où il s’agit d’être des « grands-parents extraordinaires » et présents pour ses proches. Ça exclut des gens qui tout simplement n’ont pas eu d’enfants, n’ont pas de famille, sont isolés, ou qui ont eu des trajectoires migratoires et qui n’ont pas de réseaux familiaux organisés de la même manière… Il y a déjà là toute une série de façons d’exclure ou de discriminer. On peut ajouter bien sûr toutes les personnes qui n’ont pas eu les « bonnes et saines » habitudes de vie et qui ont des problèmes de santé aujourd’hui, un surpoids, une déficience ou un handicap. Il y a donc tout un ensemble de personnes qui ne peuvent plus répondre à cet impératif de participation. Cette injonction à la participation n’est donc pas émancipatoire pour tout le monde et peut au contraire s’avérer source de stress.
Par ailleurs, la politique du bien vieillir va construire des représentations spécifiques de l’expérience du vieillissement dans la sphère publique et dans les médias. Les protagonistes de ces représentations sont généralement des personnes en couple, hétérosexuelles, blanches. La très grande majorité du temps, elles ont l’air tout à fait « en santé » et dynamiques et, à en croire leurs apparences et marqueurs sociaux, visiblement dans des situations économiques favorables. On les voit souvent sur la plage, rayonnant avec leurs petits-enfants et semblant avoir enfin l’occasion de dépenser et consommer comme ils le souhaitent, de faire des beaux voyages, de bénéficier d’une très belle retraite… Dans cette bulle idéale du bien vieillir, il n’y a pas beaucoup de place pour les gens qui vieillissent en étant vieux et vieille… C’est-à-dire celles et ceux qui doivent accepter des limitations ou qui vivent précarisées et avec des revenus qui ne sont pas forcément très élevés, particulièrement chez les femmes ou des groupes qui sont en plus minorisés par la race ou par des situations de handicap.
Cette manière par définition discriminatoire de concevoir le vieillissement peut même redoubler les inégalités, puisque nombre de programmes destinés à aider à être actifs et actives les ainé·es qui répondent à ces critères normatifs ne toucheront pas des populations qui en auraient le plus besoin. Pendant le premier confinement, au Québec, on a par exemple présumé que les personnes âgées – car perçues comme socialement insérées — avaient un réseau pour faire leurs courses. Et qu’au cas où, elles pouvaient toujours commander leur course en ligne. Ce qui présuppose que toutes ont l’équipement adéquat, parlent français ou anglais, ont les moyens financiers ou les habiletés technologiques requises pour le faire. Ce qui est évidemment loin d’être le cas. Ces personnes-là n’ont donc pas pu recevoir les mêmes aides ou, à tout le moins, ni de la même manière ni par les mêmes individus ou organismes..
Outre ces effets pervers d’exclusion qui ne prennent pas en compte la diversité des situations sociales, est-ce qu’un point critiquable de l’idéologie du bien vieillir, du vieillissement actif, c’est qu’il met au centre la responsabilité individuelle ?
Ces idéologies-là reposent sur quelques postulats de base jamais remis en cause. Le premier est que le vieillissement est essentiellement un déclin. Et d’abord et avant tout une condition physiologique et universelle : on présume que tout le monde vieillit de la même manière, ce qui est une aberration. On en vient donc à penser le vieillissement comme une chose strictement individuelle, qui passe par des corps individuels. Au mieux, on entend dans les discours du vieillissement actif qu’il faut intervenir sur les éléments et facteurs extérieurs, perçus comme des conditions qui accentuent ou freinent la vieillesse. Ce discours nous dit en substance que si vous vous occupez correctement de vous et tenez compte de ces facteurs extérieurs, vous serez capable de bien vieillir, vous serez en mesure de pallier l’ensemble des risques et difficultés qui viennent avec l’inéluctable déclin du vieillissement. Non seulement, ça fait reposer la responsabilité sur l’individu en évacuant toute la dimension sociale et collective du vieillissement, mais ça a aussi pour effet de mettre tout le blâme sur les personnes qui ne répondent pas à ces critères-là : vous auriez dû faire les bons choix alors que vous étiez enfants, adolescents, jeunes adultes, actifs pour aujourd’hui bien vieillir… Ce poids et cette honte renforcent évidemment encore plus les effets d’exclusion qu’on évoquait.
Est-ce que cette responsabilisation individuelle va de pair avec un certain désengagement de l’État dans la prise en charge des personnes âgées ?
Au Québec comme en Europe, il y a eu un désinvestissent de l’État progressif depuis une vingtaine d’années dans nos sociétés riches au profit d’entreprises privées qui vont investir dans des résidences pour personnes âgées, avec une privatisation du secteur de la santé mais aussi de tout ce qui est service d’aide à la collectivité, de maintien à domicile. Ce sont aujourd’hui des groupes communautaires ou des personnes seules qui sont incités à tenir le rôle de « proche-aidants ». Au Québec, on a pour cela beaucoup joué pour les motiver sur une charité toute chrétienne selon laquelle il est normal de s’occuper de son voisin… Quand l’État se désengage et que les filets sociaux s’amoindrissent, c’est vers l’individu qu’on se tourne. Loin de regarder comment inclure les groupes exclus ou lutter contre les inégalités, le bien vieillir oriente les politiques à s’occuper essentiellement des manières dont chacun‑e pourrait s’occuper de son vieillir, de savoir si vous faites partie des chanceux qui ont fait les bons choix ! Car la responsabilité individuelle concerne cette succession de choix posés par des individus tout au long de leur parcours de vie. Des individus imaginés comme autonomes, sans aucune contrainte, disposant des mêmes chances, pas du tout traversés par la société, dans un libre arbitre total… Bref, on choisirait tout librement… nos vieillissements comme le reste et on n’aurait qu’à s’en prendre à nous-même si c’est raté. Cette charge symbolique et affective va être au cœur des manières dont les gens vont vieillir et va participer à défaire les solidarités au lieu de les renforcer. Pourquoi moi qui ai fait les bons choix, je serais solidaire de ceux qui ont fait les mauvais ?
Le vieillissement actif bombarde les individus d’injonctions à s’activer de manière quasi frénétique, à remplir leur temps libre d’activités, contre les possibilités de répit ou repos, de temps morts ou plus lents. Un peu à la manière de l’activation des chômeurs, ils sont sans cesse sommés de développer projets, activités, mobilité etc. Une partie de ces injonctions à l’activité ne consiste-t-elle pas à inciter tout bonnement les retraité·es à se remettre au travail (temps partiel, volontariat…) ?
Le vieillissement actif génère ces injonctions mais le font aussi, à leur manière, nombre d’experts en gérontologie, en loisirs et en programmes récréatifs qui ont développé des programmes de soin et de styles de vie reposant sur l’activité. Combinés, ces discours et programmes d’intervention font des personnes âgées des « corps occupés », comme les a désignés un influent gérontologue critique, Stephen Katz. Mais qu’est-ce qui constitue une activité ? Dans le cadre d’une des recherche menée par notre équipe, une dame âgée a fort bien posé l’enjeu de cette question en insistant que dans son horaire quotidien, outre jouer au bingo, pratiquer la natation et prendre ses repas, elle voulait qu’on reconnaisse l’importance de faire la sieste et de se bercer. Il est clair que dans certains cas, reprendre une « vie active » consiste à occuper un emploi rémunéré – chose qui pour certaines personnes âgées, il faut le préciser, relève plus de l’obligation liée à des questions de survie financière que de l’alternative souhaitée à « ne rien faire ». Nos sociétés valorisant tellement le travail, sous quelque forme que ce soit d’ailleurs – incluant le travail « invisible » des femmes et des « sans papier » notamment et, bien entendu, le bénévolat.
Libre choix, culpabilisation de celles et ceux qui sont jugés négligents dans la préparation de cette période, affirmation en somme que santé et longévité sont une question de responsabilité individuelle… peut-on y voir des accointances avec le néolibéralisme ?
Plus que des accointances ! Le néolibéralisme et ses éléments constitutifs (culte de la performance, individu libre qui décide de sa trajectoire, productivité, etc.) constituent l’un des terreaux qui rend le foisonnement de ces discours possible, qui donne toutes les conditions pour que le vieillissement actif ait l’air normal, allant de soi, relevant du sens commun. On aurait eu plus de mal il y a 50 ans à imposer l’idée que les gens étaient responsables de leur santé et de leur longévité, ça n’aurait eu aucun sens ! Les gens vivaient dans leurs milieux et devenaient vieux. Par exemple, les gens atteints de démence n’étaient que rarement placés dans des institutions de soin, ils restaient partie prenante de la vie quotidienne ou familiale.
À présent, ils sont placés dans des centres spécialisés, des lieux regroupant des personnes qui incarnent un abject du vieillissement, c’est-à-dire l’impossibilité d’être ces individus autonomes qui décident, qui font leur choix, qui sont en bonne santé, qui sont actifs, qui participent… Ce sont ceux et celles qui ont basculé dans le « quatrième âge ». C’est l’incarnation du « mal vieillir », celui-ci génère un ensemble d’angoisses. Aujourd’hui, chez les personnes âgées, on a moins peur de mourir que de vieillir : ce qu’il faut absolument éviter, c’est « devenir vieux ou vieille », ce stade abject où on serait placée, où on se retrouverait dépendant. Cette frontière dans le champ de l’imaginaire, celle d’un basculement soudain dans une noirceur, est quelque chose d’assez nouveau. Ça permet de rendre très efficaces les injonctions qui nous disent : « occupez-vous de vous pour éviter tout ça ! » comme par exemple : « Faites des jeux qui conservent l’élasticité et l’agilité de votre cerveau sinon vous allez devenir sénile ! »
Car avec le néolibéralisme, toute activité destinée aux personnes âgées est instrumentalisée. Elles doivent toujours servir à quelque chose d’autre, avoir une fin plus importante que l’action elle-même : productivité, performance, rentabilité, éviter la déchéance… Cela laisse peu de place à des activités qui peuvent faire contrepoids à ces idéologies en essayant de prôner un principe de créativité (atelier créatif de musique électronique comme j’ai pu mener par exemple), sans que ce soit avec une visée autre que de pouvoir profiter de son temps, rigoler, avoir du plaisir, partager avec d’autres… Des activités qui vont souvent créer plus de liens, de joie et d’émancipation que celles découlant des injonctions à participer ou s’activer… Des activités qui s’éloignent aussi des stéréotypes agistes, souvent intégrés par les personnes âgées elles-mêmes. Car répéter qu’elles ne seraient plus capable d’apprendre ou de s’adapter a tendance à susciter des activités infantilisantes basées sur l’idée qu’elles ne peuvent se débrouiller seules et qu’il faudrait donc les aider.
En est-on arrivé à une société où bien vieillir, c’est ne pas vieillir ?
C’est à peu près ça, pensez à toutes les industries qui se sont développées sur « l’antivieillissement », produits de beauté, chirurgie esthétique… C’est l’indice d’une tentative de ne pas vieillir, d’un vieillissement sans devenir vieux ou vieille. Cette idée que vieillir est problématique en soi est un phénomène relativement récent. Il se déploie depuis presque 60 ans selon plusieurs gérontologues sociaux, mais devient particulièrement saillant de nos jours. Tout est là pour faire en sorte que les gens refusent de vieillir, car vieillir veut dire devenir abject et non plus devenir vieux, c’est-à-dire expérimenter des transformations entre autres physiologiques, mais pas que, qui font que les parcours de vie, les solidarités et non solidarités se déploient différemment, que les temporalités qui rythment nos vies changent, nous changent et qu’on les change. Le bien vieillir ne produit donc pas de l’acceptation à la vieillesse, au contraire ! Cette idée, née à un moment où on voyait poindre le vieillissement démographique de la population et qui consistait en somme à redorer le blason du vieillissement, a eu beaucoup d’effets paradoxaux, jusqu’à presque annihiler le vieillissement.