Les débuts du capitalisme et de la production de masse ont séparé le producteur du résultat de son travail, et mis fin au modèle qui voyait artisans et corporations écouler eux-mêmes leurs artéfacts. La production de masse a pour principe la division du travail qui a pour conséquence logique l’impératif de concevoir les points de vente des nouvelles marchandises, assemblages de pièces usinées à la chaîne. C’est ainsi que les grands magasins sont nés au milieu du 19e siècle, avec une nouvelle stratégie de vente : une marge brute basse, des prix affichés, l’entrée libre, les marchandises exposées et un important budget publicitaire. Le commerce alimentaire, sur base de succursales, est à son tour entré dans la danse. Les années 1960 ont vu advenir le libre-service dans les super puis les hypermarchés. Sont ensuite apparus les centres commerciaux et, enfin, les « hard discounters » et la grande distribution spécialisée (type Fnac)…1 Cette évolution est liée à l’incessant développement de la production de masse – qu’en termes canoniques l’on peut appeler la reproduction élargie du capital, son incessante extension, vitale en régime de concurrence où il faut croître ou mourir.
Du commerce de masse à la vente à distance
De façon cohérente, le commerce de masse s’est construit sur le modèle de l’usine. Logique perceptible au sein de l’hypermarché où « l’offre est organisée selon les divisions en usage dans l’industrie »2. Par ailleurs, le déploiement de la grande distribution « en favorisant une réduction drastique des coûts de distribution, a largement contribué à l’accès à la société de consommation : le prix bas, a été son arme de conquête face aux formes qui dominaient jusque-là »3. Cette stratégie repose encore sur les logiques industrielles : les économies d’échelle que permettent le déploiement des chaînes, la déqualification de la main‑d’œuvre, la gestion de plus en plus tendue des stocks, etc. Toutes logiques caractéristiques de l’e‑commerce.
Très rapidement, le commerce a eu recours à la vente par correspondance. « Au Bon Marché », premier grand magasin, ouvre un service qui compte deux départements : pour la France et pour l’étranger. En 1894, l’entreprise distribue 1,5 millions de catalogues ! La méthode a connu un grand succès jusqu’à l’irruption de l’« e‑commerce » au milieu des années 1990. De ce point de vue, le commerce de détail à distance n’a donc rien de l’invention, mais bien de l’adaptation à de nouvelles technologies. Les « ménages » se sont trouvés de plus en équipés de matériel informatique, les connexions à internet ont explosé, l’imposition du smartphone achevant d’accélérer cette évolution – en 2019 tous âges confondus, 93 % des Belges disposaient d’un téléphone mobile et/ou d’une tablette et le taux de connexion dépassait les 90 %.
Marketing de l’impulsif
Les études à visée commerciale (le marketing) ont esquissé une typologie des comportements d’achat. Outre l’achat réfléchi, l’achat de routine et l’achat compulsif, d’ordre pathologique, a été mis en évidence l’achat impulsif. Et c’est ce qui nous intéresse ici puisqu’il tient une large place dans la consommation moderne. Il représente entre 45 % et 65 % du chiffre d’affaires4. Et le phénomène est en expansion croissante. On comprendra aisément que, en raison de sa volatilité, c’est sur ce créneau susceptible d’être manipulé, que se focalisent les stratégies de vente.
L’e‑commerce pose à cet égard un problème un peu spécifique : l’ensemble des manœuvres nécessaires à une acquisition laisse en effet au départ peu de place à l’impulsion. Mais des stratégies nouvelles ne cessent de se mettre en place. Une simple recherche sur le net en témoigne, qui renvoie des dizaines de résultats soit relatifs à des sociétés spécialisées dans l’optimisation des sites5, soit à des documents de vulgarisation du type « 6 façons d’augmenter les achats impulsifs… »6, etc.
Il importe de répéter que, de ce point de vue, la différence entre le « Bon Marché » du 19e siècle et l’e‑commerce est mince : la production de masse use, et a toujours usé, de tous les moyens pour trouver à s’écouler en s’appuyant de plus en plus efficacement sur les mécanismes pulsionnels. Affirmation qui écarte de facto de nos considérations les achats que l’on pourrait définir comme nécessaires à la reproduction de la force de travail.
Si l’on admet donc que, mise à part la question du volume de la production, le commerce en ligne ne se distingue du commerce en général en sa logique que par ses aspects technologiques7, l’on est ramené à la question du consumérisme impulsif, clé de voûte de l’augmentation du profit.
Pulsion et malaise somatique
La notion de pulsion (d’impulsivité) fait l’objet d’infinies discussions. On peut pour éclaircir un peu les choses la distinguer du désir : « Le désir est défini comme une disposition mentale qui recherche son accomplissement par le plaisir. Le désir c’est quelque chose a priori que nous avons identifié, que nous construisons, que nous possédons, et qu’en principe nous comprenons. Dans le désir, il y a la notion de la présence et de la volonté du sujet… À l’inverse, la pulsion est une poussée qui s’impose à l’appareil psychique. C’est quelque chose d’inconscient, qu’on a du mal à gérer, qui nous dépasse, et qui nous travaille. Dans la pulsion, il y a la notion de dépendance et de soumission »8. Ce sont évidemment ces deux derniers mots qui sont cruciaux pour le marketing. Pour sa part, le pédagogue Philippe Meirieu, parle de « régression infantile : le caprice devient le moteur de l’économie »9. Il ajoute du reste : « la pulsion, systémiquement installée par le consumérisme, repose sur la possession d’un objet voué à être consommé, c’est-à-dire consumé, c’est-à-dire détruit ».
D’où vient cette force qui nous pousse à une régression infantile, à la dépendance, à la soumission ? Il n’est qu’une réponse : d’un malaise tel qu’il bloque le processus psychique du désir au profit du comportement pulsionnel. Selon Richard Sennet, les travailleurs doivent « accepter un nouveau rapport au temps, qui consiste… à savoir vivre à court terme en migrant sans cesse … ; être à même d’acquérir sans cesse de nouvelles compétences … ; et enfin être capable de … tenir pour négligeable les expériences antérieures. »10Or, ces exigences sont « reproduites dans les activités hors des champs du travail. « C’est en fait la mentalité du consommateur, dont l’avidité pour la nouveauté a été largement cultivée par… le marketing » ».
Pour le dire on ne peut plus clairement : « le capitalisme asservit les individus et formate leur pensée pour servir ses intérêts : attraction pour la nouveauté, « passion dévorante », au détriment du métier, de l’utilité et d’un récit de vie progressif à la temporalité différente de celle de la production/consommation ». Ainsi meurt le désir et naît le malaise existentiel. Celui qui nous pousse à acquérir « des trucs ou des machins… Ces objets qui semblent d’ailleurs occuper 80 % de la plateforme [Amazon], une proportion tellement importante que l’on pourrait dire que le chiffre d’affaires de la société est proportionnel à l’inutilité, à la pollution et au gaspillage des ressources qu’elle génère », comme l’écrit Gwenola Wagon11.
La noyade et l’ancre-fétiche
Dans ce que Zygmunt Bauman appelle le « monde liquide »12 existent de moins de en moins de possibilités de trouver des points d’ancrage, « tout » étant sans cesse changeant. Nous sommes ainsi défaits de nos attaches, flottant dans une incertitude continue.
Il est à cet égard frappant qu’en années « normales » (c’est – à‑dire hors pandémie, 2019 et 2021, par exemple) ce soit les objets que l’on pourrait qualifier de narcissiques qui tiennent la tête des ventes à distance13 : les catégories « vêtements » comprenant les articles de mode, les chaussures, etc., les équipements et accessoires de sport et de fitness, les cosmétiques et parfums et, enfin, les bijoux et accessoires. Tous ressortissant à l’« investissement du sujet sur lui-même », tant au sens financier que psychologique du reste.
Il apparait que le commerce en ligne favorise une forme de restauration d’une nécessaire assise narcissique de plus en plus fragilisée par la liquidité du monde. On rejoint ici une des raisons de l’impulsivité des achats, qui fait peut-être la spécificité de l’e‑commerce : il est plus facile d’acheter à distance des colifichets, dont la dématérialisation première (une photo retouchée) évite la réflexion sur la durabilité, le sens, l’utilité etc. En cela, le commerce en ligne rejoint la réflexion de Zygmunt Bauman : « la joie de se « débarrasser », en éliminant et en vidant est la vraie passion de notre monde »
On l’a dit le désir se réfléchit, se construit : il met en jeu le sujet. Or, « le monde tel qu’il est vécu aujourd’hui est ressenti plus comme une machine à oublier que comme une place prévue pour l’apprentissage,… presque aucune forme ne se conserve suffisamment longtemps pour garantir la confiance ». Foin donc et du sujet et du désir, Bauman y insiste : « les possessions, et en particulier celles qui durent, dont il est difficile de se défaire, doivent être évitées. Le consumérisme d’aujourd’hui ne consiste pas en une accumulation de choses, mais dans le plaisir éphémère qu’elles procurent ».
- D’après Marie-Laure Allain, Claire Chambolle, « L’évolution historique de la distribution » in Économie de la distribution, La Découverte, 2003.
- Philippe Moati, Vers la fin de la grande distribution ? — Revue Française de Socio-Économie, vol. 16, no. 1, 2016, pp. 99 – 118.
- Ibid.
- Nadira Bessouh, Ahmed Mir, Les mécanismes d’influence de l’achat impulsif dans le contexte algérien. Essai d’analyse.
- Comme « Yateao, partenaire en acquisition digitale » qui « propose les solutions les plus adaptées pour un fort retour sur investissement » — www.yateo.com/acquisition.html
- Type « 6 façons d’augmenter les achats impulsifs : en ligne et en magasin », « Comment provoquer l’achat d’impulsion sur son e‑commerce ? » etc.
- La question de la livraison elle-même n’est pas nouvelle : le Bon Marché exportait en Afrique coloniale, les charbonniers, les laitiers, les boulangers etc. livraient à domicile… Les objets encombrants sont depuis fort longtemps livrés eux aussi.
- Désirs et pulsions — www.area31.fr/reunions/theme-du-lundi/201-desirs-et-pulsions.html
- Philippe Meirieu, Pulsion et désir… - www.meirieu.com/TEXTESDECIRCONSTANCE/pulsion_desir.htm
- Cité dans Maïlys Khider, « Comment l’entreprise capitaliste façonne-t-elle la société à son image ? » – Le Comptoir
- Gwenola Wagon, “Safari climatique” — www.aoc.media/opinion/2022/09/20/safari-climatique
- Voir par exemple Zygmunt Bauman, « Défis pour l’éducation dans la liquidité des temps modernes », Diogène, vol. 197, no. 1, 2002- www.cairn.info/revue-diogene-2002 – 1‑page-13.htm
- L’e‑commerce en Belgique : statistiques — www.retis.be/ecommerce-belgique-statistiques