L’e‑commerce, une adaptation numérique au temps de la destruction narcissique

Illustration : Adrien Herda

Le com­merce est le fruit, et le reflet fidèle, de la divi­sion du tra­vail, elle-même condi­tion de la pro­duc­tion de masse. Le capi­ta­lisme cher­chant sans cesse à aug­men­ter le pro­fit, les ventes, pas­sage obli­gé, évo­luent. La période actuelle de « moder­ni­té liquide » est le fruit de ce pro­ces­sus, qui nous déshu­ma­nise et fait naitre un véri­table malaise civi­li­sa­tion­nel encou­ra­geant, au détri­ment du désir, l’expression de la « pul­sion », dont le consu­mé­risme est une des moda­li­tés. Et la vente en ligne un des der­niers avatars.

Les débuts du capi­ta­lisme et de la pro­duc­tion de masse ont sépa­ré le pro­duc­teur du résul­tat de son tra­vail, et mis fin au modèle qui voyait arti­sans et cor­po­ra­tions écou­ler eux-mêmes leurs arté­facts. La pro­duc­tion de masse a pour prin­cipe la divi­sion du tra­vail qui a pour consé­quence logique l’impératif de conce­voir les points de vente des nou­velles mar­chan­dises, assem­blages de pièces usi­nées à la chaîne. C’est ain­si que les grands maga­sins sont nés au milieu du 19e siècle, avec une nou­velle stra­té­gie de vente : une marge brute basse, des prix affi­chés, l’en­trée libre, les mar­chan­dises expo­sées et un impor­tant bud­get publi­ci­taire. Le com­merce ali­men­taire, sur base de suc­cur­sales, est à son tour entré dans la danse. Les années 1960 ont vu adve­nir le libre-ser­vice dans les super puis les hyper­mar­chés. Sont ensuite appa­rus les centres com­mer­ciaux et, enfin, les « hard dis­coun­ters » et la grande dis­tri­bu­tion spé­cia­li­sée (type Fnac)…1 Cette évo­lu­tion est liée à l’incessant déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion de masse – qu’en termes cano­niques l’on peut appe­ler la repro­duc­tion élar­gie du capi­tal, son inces­sante exten­sion, vitale en régime de concur­rence où il faut croître ou mourir.

Du commerce de masse à la vente à distance

De façon cohé­rente, le com­merce de masse s’est construit sur le modèle de l’usine. Logique per­cep­tible au sein de l’hypermarché où « l’offre est orga­ni­sée selon les divi­sions en usage dans l’industrie »2. Par ailleurs, le déploie­ment de la grande dis­tri­bu­tion « en favo­ri­sant une réduc­tion dras­tique des coûts de dis­tri­bu­tion, a lar­ge­ment contri­bué à l’accès à la socié­té de consom­ma­tion : le prix bas, a été son arme de conquête face aux formes qui domi­naient jusque-là »3. Cette stra­té­gie repose encore sur les logiques indus­trielles : les éco­no­mies d’échelle que per­mettent le déploie­ment des chaînes, la déqua­li­fi­ca­tion de la main‑d’œuvre, la ges­tion de plus en plus ten­due des stocks, etc. Toutes logiques carac­té­ris­tiques de l’e‑commerce.

Très rapi­de­ment, le com­merce a eu recours à la vente par cor­res­pon­dance. « Au Bon Mar­ché », pre­mier grand maga­sin, ouvre un ser­vice qui compte deux dépar­te­ments : pour la France et pour l’é­tran­ger. En 1894, l’en­tre­prise dis­tri­bue 1,5 mil­lions de cata­logues ! La méthode a connu un grand suc­cès jusqu’à l’irruption de l’« e‑commerce » au milieu des années 1990. De ce point de vue, le com­merce de détail à dis­tance n’a donc rien de l’inven­tion, mais bien de l’adap­ta­tion à de nou­velles tech­no­lo­gies. Les « ménages » se sont trou­vés de plus en équi­pés de maté­riel infor­ma­tique, les connexions à inter­net ont explo­sé, l’imposition du smart­phone ache­vant d’accélérer cette évo­lu­tion – en 2019 tous âges confon­dus, 93 % des Belges dis­po­saient d’un télé­phone mobile et/ou d’une tablette et le taux de connexion dépas­sait les 90 %.

Marketing de l’impulsif

Les études à visée com­mer­ciale (le mar­ke­ting) ont esquis­sé une typo­lo­gie des com­por­te­ments d’achat. Outre l’achat réflé­chi, l’achat de rou­tine et l’achat com­pul­sif, d’ordre patho­lo­gique, a été mis en évi­dence l’achat impul­sif. Et c’est ce qui nous inté­resse ici puisqu’il tient une large place dans la consom­ma­tion moderne. Il repré­sente entre 45 % et 65 % du chiffre d’affaires4. Et le phé­no­mène est en expan­sion crois­sante. On com­pren­dra aisé­ment que, en rai­son de sa vola­ti­li­té, c’est sur ce cré­neau sus­cep­tible d’être mani­pu­lé, que se foca­lisent les stra­té­gies de vente.

L’e‑commerce pose à cet égard un pro­blème un peu spé­ci­fique : l’ensemble des manœuvres néces­saires à une acqui­si­tion laisse en effet au départ peu de place à l’impulsion. Mais des stra­té­gies nou­velles ne cessent de se mettre en place. Une simple recherche sur le net en témoigne, qui ren­voie des dizaines de résul­tats soit rela­tifs à des socié­tés spé­cia­li­sées dans l’optimisation des sites5, soit à des docu­ments de vul­ga­ri­sa­tion du type « 6 façons d’augmenter les achats impul­sifs… »6, etc.

Il importe de répé­ter que, de ce point de vue, la dif­fé­rence entre le « Bon Mar­ché » du 19e  siècle et l’e‑commerce est mince : la pro­duc­tion de masse use, et a tou­jours usé, de tous les moyens pour trou­ver à s’écouler en s’appuyant de plus en plus effi­ca­ce­ment sur les méca­nismes pul­sion­nels. Affir­ma­tion qui écarte de fac­to de nos consi­dé­ra­tions les achats que l’on pour­rait défi­nir comme néces­saires à la repro­duc­tion de la force de travail.

Si l’on admet donc que, mise à part la ques­tion du volume de la pro­duc­tion, le com­merce en ligne ne se dis­tingue du com­merce en géné­ral en sa logique que par ses aspects tech­no­lo­giques7, l’on est rame­né à la ques­tion du consu­mé­risme impul­sif, clé de voûte de l’augmentation du profit.

Pulsion et malaise somatique

La notion de pul­sion (d’impulsivité) fait l’objet d’infinies dis­cus­sions. On peut pour éclair­cir un peu les choses la dis­tin­guer du désir : « Le désir est défi­ni comme une dis­po­si­tion men­tale qui recherche son accom­plis­se­ment par le plai­sir. Le désir c’est quelque chose a prio­ri que nous avons iden­ti­fié, que nous construi­sons, que nous pos­sé­dons, et qu’en prin­cipe nous com­pre­nons. Dans le désir, il y a la notion de la pré­sence et de la volon­té du sujet… À l’inverse, la pul­sion est une pous­sée qui s’impose à l’appareil psy­chique. C’est quelque chose d’inconscient, qu’on a du mal à gérer, qui nous dépasse, et qui nous tra­vaille. Dans la pul­sion, il y a la notion de dépen­dance et de sou­mis­sion »8. Ce sont évi­dem­ment ces deux der­niers mots qui sont cru­ciaux pour le mar­ke­ting. Pour sa part, le péda­gogue Phi­lippe Mei­rieu, parle de « régres­sion infan­tile : le caprice devient le moteur de l’économie »9. Il ajoute du reste : « la pul­sion, sys­té­mi­que­ment ins­tal­lée par le consu­mé­risme, repose sur la pos­ses­sion d’un objet voué à être consom­mé, c’est-à-dire consu­mé, c’est-à-dire détruit ».

D’où vient cette force qui nous pousse à une régres­sion infan­tile, à la dépen­dance, à la sou­mis­sion ? Il n’est qu’une réponse : d’un malaise tel qu’il bloque le pro­ces­sus psy­chique du désir au pro­fit du com­por­te­ment pul­sion­nel. Selon Richard Sen­net, les tra­vailleurs doivent « accep­ter un nou­veau rap­port au temps, qui consiste… à savoir vivre à court terme en migrant sans cesse … ; être à même d’acquérir sans cesse de nou­velles com­pé­tences … ; et enfin être capable de … tenir pour négli­geable les expé­riences anté­rieures. »10Or, ces exi­gences sont « repro­duites dans les acti­vi­tés hors des champs du tra­vail. « C’est en fait la men­ta­li­té du consom­ma­teur, dont l’avidité pour la nou­veau­té a été lar­ge­ment culti­vée par… le mar­ke­ting » ».

Pour le dire on ne peut plus clai­re­ment : « le capi­ta­lisme asser­vit les indi­vi­dus et for­mate leur pen­sée pour ser­vir ses inté­rêts : attrac­tion pour la nou­veau­té, « pas­sion dévo­rante », au détri­ment du métier, de l’utilité et d’un récit de vie pro­gres­sif à la tem­po­ra­li­té dif­fé­rente de celle de la production/consommation ». Ain­si meurt le désir et naît le malaise exis­ten­tiel. Celui qui nous pousse à acqué­rir « des trucs ou des machins… Ces objets qui semblent d’ailleurs occu­per 80 % de la pla­te­forme [Ama­zon], une pro­por­tion tel­le­ment impor­tante que l’on pour­rait dire que le chiffre d’affaires de la socié­té est pro­por­tion­nel à l’inutilité, à la pol­lu­tion et au gas­pillage des res­sources qu’elle génère », comme l’écrit Gwe­no­la Wagon11.

La noyade et l’ancre-fétiche

Dans ce que Zyg­munt Bau­man appelle le « monde liquide »12 existent de moins de en moins de pos­si­bi­li­tés de trou­ver des points d’ancrage, « tout » étant sans cesse chan­geant. Nous sommes ain­si défaits de nos attaches, flot­tant dans une incer­ti­tude continue.

Il est à cet égard frap­pant qu’en années « nor­males » (c’est – à‑dire hors pan­dé­mie, 2019 et 2021, par exemple) ce soit les objets que l’on pour­rait qua­li­fier de nar­cis­siques qui tiennent la tête des ventes à dis­tance13 : les caté­go­ries « vête­ments » com­pre­nant les articles de mode, les chaus­sures, etc., les équi­pe­ments et acces­soires de sport et de fit­ness, les cos­mé­tiques et par­fums et, enfin, les bijoux et acces­soires. Tous res­sor­tis­sant à l’« inves­tis­se­ment du sujet sur lui-même », tant au sens finan­cier que psy­cho­lo­gique du reste.

Il appa­rait que le com­merce en ligne favo­rise une forme de res­tau­ra­tion d’une néces­saire assise nar­cis­sique de plus en plus fra­gi­li­sée par la liqui­di­té du monde. On rejoint ici une des rai­sons de l’impulsivité des achats, qui fait peut-être la spé­ci­fi­ci­té de l’e‑commerce : il est plus facile d’acheter à dis­tance des coli­fi­chets, dont la déma­té­ria­li­sa­tion pre­mière (une pho­to retou­chée) évite la réflexion sur la dura­bi­li­té, le sens, l’utilité etc. En cela, le com­merce en ligne rejoint la réflexion de Zyg­munt Bau­man : « la joie de se « débar­ras­ser », en éli­mi­nant et en vidant est la vraie pas­sion de notre monde »

On l’a dit le désir se réflé­chit, se construit : il met en jeu le sujet. Or, « le monde tel qu’il est vécu aujourd’hui est res­sen­ti plus comme une machine à oublier que comme une place pré­vue pour l’apprentissage,… presque aucune forme ne se conserve suf­fi­sam­ment long­temps pour garan­tir la confiance ». Foin donc et du sujet et du désir, Bau­man y insiste : « les pos­ses­sions, et en par­ti­cu­lier celles qui durent, dont il est dif­fi­cile de se défaire, doivent être évi­tées. Le consu­mé­risme d’aujourd’hui ne consiste pas en une accu­mu­la­tion de choses, mais dans le plai­sir éphé­mère qu’elles pro­curent ».

  1. D’après Marie-Laure Allain, Claire Cham­bolle, « L’é­vo­lu­tion his­to­rique de la dis­tri­bu­tion » in Éco­no­mie de la dis­tri­bu­tion, La Décou­verte, 2003.
  2. Phi­lippe Moa­ti, Vers la fin de la grande dis­tri­bu­tion ? — Revue Fran­çaise de Socio-Éco­no­mie, vol. 16, no. 1, 2016, pp. 99 – 118.
  3. Ibid.
  4. Nadi­ra Bes­souh, Ahmed Mir, Les méca­nismes d’influence de l’achat impul­sif dans le contexte algé­rien. Essai d’a­na­lyse.
  5. Comme « Yateao, par­te­naire en acqui­si­tion digi­tale » qui « pro­pose les solu­tions les plus adap­tées pour un fort retour sur inves­tis­se­ment » — www.yateo.com/acquisition.html
  6. Type « 6 façons d’aug­men­ter les achats impul­sifs : en ligne et en maga­sin », « Com­ment pro­vo­quer l’achat d’impulsion sur son e‑commerce ? » etc.
  7. La ques­tion de la livrai­son elle-même n’est pas nou­velle : le Bon Mar­ché expor­tait en Afrique colo­niale, les char­bon­niers, les lai­tiers, les bou­lan­gers etc. livraient à domi­cile… Les objets encom­brants sont depuis fort long­temps livrés eux aussi.
  8. Dési­rs et pul­sions — www.area31.fr/reunions/theme-du-lundi/201-desirs-et-pulsions.html
  9. Phi­lippe Mei­rieu, Pul­sion et désir… - www.meirieu.com/TEXTESDECIRCONSTANCE/pulsion_desir.htm
  10. Cité dans Maï­lys Khi­der, « Com­ment l’entreprise capi­ta­liste façonne-t-elle la socié­té à son image ? » – Le Comptoir
  11. Gwe­no­la Wagon, “Safa­ri cli­ma­tique” — www.aoc.media/opinion/2022/09/20/safari-climatique
  12. Voir par exemple Zyg­munt Bau­man, « Défis pour l’é­du­ca­tion dans la liqui­di­té des temps modernes », Dio­gène, vol. 197, no. 1, 2002- www.cairn.info/revue-diogene-2002 – 1‑page-13.htm
  13. L’e‑commerce en Bel­gique : sta­tis­tiques — www.retis.be/ecommerce-belgique-statistiques

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