[COVID-19] La cité à l’épreuve

Illustration : Vanya Michel

Ce texte de l’écrivaine publique Marie-Claire Decrae­cker, écrit après trois semaines de confi­ne­ment, évoque à l’aide d’un détour par la tra­gé­die grecque, le sort qui est fait aux morts par temps de Covid-19, enter­rés sans céré­mo­nie et sans pou­voir être accom­pa­gnés par leurs proches, sous peine de pour­suites. Cette chasse à la sépul­ture rai­sonne pour l’autrice, avec la tra­gé­die d’Antigone, écrite par Sophocle, qui voit l’héroïne défier la déci­sion impo­sée par Créon, refu­sant d’enterrer son frère – consi­dé­ré comme traitre à sa patrie. Elle se ver­ra fina­le­ment condam­ner à être emmu­rée vivante…

Ce n’est pas un hasard si Camus a été cité aus­si vite sur les réseaux sociaux. Et ce, pas tel­le­ment parce qu’il avait écrit La Peste évo­quant une autre épi­dé­mie et une autre qua­ran­taine, mais sur­tout, parce que l’œuvre de Camus, si consciem­ment proche de la condi­tion humaine et de son désar­roi, consti­tue un témoin magis­tral de l’ir­ré­pa­rable perte de sens, sem­blable à celle qui nous afflige aujourd’hui.

Trois semaines de confi­ne­ment. Les funé­railles de la maman d’un ami, qua­trième vic­time belge du coro­na­vi­rus, annon­cées, annu­lées et fina­le­ment retrans­mises sur Face­book par son fils et grâce à un ami. Ma fille malade mais dont l’é­tat est sta­tion­naire et le départ de la mamy d’une amie. La vision hal­lu­ci­nante des ali­gne­ments de cer­cueils sem­blables à Ber­game et leur convoi inces­sant dans des camions mili­taires vers les lieux d’in­ci­né­ra­tion sans que les familles éplo­rées puissent s’y associer.

Ordre a été don­né de se tenir à l’é­cart alors que la perte d’êtres chers frappe de manière inédite désor­mais par­tout sur la pla­nète comme une espèce de « puni­tion divine » rap­pe­lant les épi­dé­mies de peste au Moyen-Age.

Ordre a été don­né de ne pas accom­pa­gner les siens, de les lais­ser par­tir seuls, ano­nymes pour cet ultime voyage.

Tirée du pas­sé, la légende héroïque d’An­ti­gone se rap­pelle à nous et vient à nou­veau ques­tion­ner le fait social, l’ac­tion qui se déroule jour après jour sous nos yeux. Il importe d’y être atten­tif, de ne pas s’en détour­ner car c’est à la fin que nous com­pren­drons ce à quoi nous avons assis­té et il nous appar­tien­dra d’en sur­veiller l’historiographie.

LE CHŒUR ANTIQUE DU PEUPLE

Tout au long du déve­lop­pe­ment de la pan­dé­mie, les réseaux sociaux sont deve­nus le chœur1 d’une tra­gé­die annon­cée illus­trant ain­si le carac­tère cho­ral de l’é­mo­tion tra­gique vécue par les oppri­més. Un chœur du peuple qui raconte et com­mente les faits, ten­tant ain­si de remettre du sens et de résis­ter à LA fata­li­té. Et non pas à une fata­li­té, telle qu’évoquée par un jeune pré­sident de par­ti trop impé­tueux [Georges-Louis Bou­chez, Pré­sident du MR, qui vient alors de décla­rer que cette crise du coro­na­vi­rus est « une fata­li­té qui ne dit rien de notre sys­tème »2 NDLR] et inca­pable de prendre la mesure de l’in­ter­fé­rence tra­gique et de l’im­por­tance du choix de ses mots. Les loups sortent du bois mal­gré eux et le Roi est nu.

Car si les res­pon­sables poli­tiques ont la noble tâche de par­ler, de déci­der au nom de l’in­té­rêt géné­ral, le moment de l’in­ter­fé­rence tra­gique que nous avons tous vécu en direct (c’est-à-dire la mort sub­mer­geant l’en­ten­de­ment tant elle a frap­pé vite et en nombre) ne pou­vait s’ac­com­mo­der d’un quel­conque dis­cours — la souf­france était telle qu’au­cune parole ne pou­vait adve­nir. Poli­ti­que­ment, ces der­niers jours, les prises de parole sont pour­tant deve­nues éton­nam­ment plus sobres, pru­dentes, absentes même pour nombre d’entre eux. Les autres se cassent très vite les dents. « Le bon sens est la toute pre­mière condi­tion du bon­heur. Il nous invite à ne jamais com­mettre d’im­pié­té envers les dieux. Des orgueilleux les grands dis­cours appellent de grands chocs en retour qui leur apprennent, mais trop tard, le bon sens » comme le rap­pelle le Cory­phée dans Anti­gone3

Face à ce silence assour­dis­sant, la ques­tion des res­pon­sa­bi­li­tés et la recherche de sens ont alors inon­dé les réseaux sociaux, comme nous l’évoquions, à la manière d’un chœur antique. Ici et main­te­nant, les citoyens cherchent à expli­quer l’hé­ca­tombe subie tan­dis que les semaines s’é­cou­lant n’ap­portent que confu­sion dans le cénacle de l’exer­cice du pouvoir.

MYTHE D’ANTIGONE ET COVID-19

Reve­nons à Anti­gone pour voir ce que le mythe dit de notre situa­tion. Dans la légende, Créon, l’oncle d’An­ti­gone, qui a pris le pou­voir à Thèbes à la suite du ban­nis­se­ment d’Œ­dipe, a su s’im­po­ser après sa vic­toire sur Athènes où les deux frères d’An­ti­gone (Etéocle et Poly­nice) se sont entre­tués, le pre­mier sou­te­nant Créon, le second contes­tant son auto­ri­té. Au terme de la bataille, Créon, au nom de la cité et par son pou­voir (la polis) refuse d’en­ter­rer Poly­nice qui a com­bat­tu contre Thèbes et qui est donc consi­dé­ré comme félon. Anti­gone ne peut accep­ter que la dépouille de son frère soit livrée aux oiseaux et au nom de la Phi­lia (l’hu­ma­ni­té, l’é­ga­li­té, le par­tage, l’empathie, l’affection, ici fami­liale) ira jus­qu’à bra­ver le pou­voir. Créon oscil­lant un moment entre la polis et la phi­lia, entre la loi de la Cité (l’exercice du pou­voir) et son huma­ni­té, main­tien­dra néan­moins sa déci­sion. Voi­là le moment de l’in­ter­fé­rence tra­gique. Ni Créon, ni Anti­gone ne revien­dront sur leur déci­sion… On connait la suite : Anti­gone, condam­née à être emmu­rée vivante, se sui­ci­de­ra avant d’apprendre sa grâce fina­le­ment déci­dée par Créon, ce qui entrai­ne­ra les sui­cides consé­cu­tifs du fils et de la femme de Créon, puni en somme pour ses choix froi­de­ment politiques…

Comme l’ont si bien évo­qué Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Ver­nant4, ce moment par­ti­cu­lier où Anti­gone, acquise à la phi­lia, va glis­ser sur le poli­tique et où inver­se­ment Créon, pré­ten­dant repré­sen­ter la polis va glis­ser sur la phi­lia, est un moment ter­ri­ble­ment dan­ge­reux, que nous vivons à notre tour, où il s’a­git d’être ensemble alors que le temps poli­tique n’est pas celui du citoyen.

Repla­cer la légende héroïque d’An­ti­gone dans le contexte que nous connais­sons à la manière d’un Die­go Lan­za5, nous fait prendre conscience de l’u­ni­ver­sa­li­té des tra­giques grecs et de leur contem­po­ra­néi­té. Car, pre­nons garde, pour para­phra­ser Camus une der­nière fois et en regard du sort que l’on fait aux artistes ces der­niers temps : « Tout ce qui dégrade la culture rac­cour­cit les che­mins qui mènent à la ser­vi­tude ».

[Texte rédi­gé le 30 mars 2020]

  1. Le Chœur (repré­sen­ta­tion du peuple) et le Cory­phée (chef du Chœur) appa­raissent dans toutes les tra­gé­dies grecques. Leurs com­men­taires per­mettent notam­ment de géné­rer la Cathar­sis, une forme de dis­tan­cia­tion per­met­tant au public de gérer ses émotions.
  2. Son tweet, daté du 29 mars 2020 : « La grippe espa­gnole et les grandes épi­dé­mies au Moyen Âge n’ont pas atten­du la glo­ba­li­sa­tion… Je pense qu’il faut arrê­ter de faire de grandes théo­ries sur la fin du monde. C’est une fata­li­té qui ne dit rien de notre système. »
  3. Anti­gone de Sophocle, Tra­duc­tion de Robert Davreu, Actes-Sud Papiers, 2011.
  4. Le mythe à l’é­preuve de la cité, Entre­tien avec Pierre Vidal-Naquet, Euro­pa / Les tra­giques Grecs, 1999.
  5. Die­go Lan­za, De l’é­mo­tion tra­gique aujourd’­hui, Euro­pa / Les tra­giques Grecs, 1999.

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