Ce n’est pas un hasard si Camus a été cité aussi vite sur les réseaux sociaux. Et ce, pas tellement parce qu’il avait écrit La Peste évoquant une autre épidémie et une autre quarantaine, mais surtout, parce que l’œuvre de Camus, si consciemment proche de la condition humaine et de son désarroi, constitue un témoin magistral de l’irréparable perte de sens, semblable à celle qui nous afflige aujourd’hui.
Trois semaines de confinement. Les funérailles de la maman d’un ami, quatrième victime belge du coronavirus, annoncées, annulées et finalement retransmises sur Facebook par son fils et grâce à un ami. Ma fille malade mais dont l’état est stationnaire et le départ de la mamy d’une amie. La vision hallucinante des alignements de cercueils semblables à Bergame et leur convoi incessant dans des camions militaires vers les lieux d’incinération sans que les familles éplorées puissent s’y associer.
Ordre a été donné de se tenir à l’écart alors que la perte d’êtres chers frappe de manière inédite désormais partout sur la planète comme une espèce de « punition divine » rappelant les épidémies de peste au Moyen-Age.
Ordre a été donné de ne pas accompagner les siens, de les laisser partir seuls, anonymes pour cet ultime voyage.
Tirée du passé, la légende héroïque d’Antigone se rappelle à nous et vient à nouveau questionner le fait social, l’action qui se déroule jour après jour sous nos yeux. Il importe d’y être attentif, de ne pas s’en détourner car c’est à la fin que nous comprendrons ce à quoi nous avons assisté et il nous appartiendra d’en surveiller l’historiographie.
LE CHŒUR ANTIQUE DU PEUPLE
Tout au long du développement de la pandémie, les réseaux sociaux sont devenus le chœur1 d’une tragédie annoncée illustrant ainsi le caractère choral de l’émotion tragique vécue par les opprimés. Un chœur du peuple qui raconte et commente les faits, tentant ainsi de remettre du sens et de résister à LA fatalité. Et non pas à une fatalité, telle qu’évoquée par un jeune président de parti trop impétueux [Georges-Louis Bouchez, Président du MR, qui vient alors de déclarer que cette crise du coronavirus est « une fatalité qui ne dit rien de notre système »2 NDLR] et incapable de prendre la mesure de l’interférence tragique et de l’importance du choix de ses mots. Les loups sortent du bois malgré eux et le Roi est nu.
Car si les responsables politiques ont la noble tâche de parler, de décider au nom de l’intérêt général, le moment de l’interférence tragique que nous avons tous vécu en direct (c’est-à-dire la mort submergeant l’entendement tant elle a frappé vite et en nombre) ne pouvait s’accommoder d’un quelconque discours — la souffrance était telle qu’aucune parole ne pouvait advenir. Politiquement, ces derniers jours, les prises de parole sont pourtant devenues étonnamment plus sobres, prudentes, absentes même pour nombre d’entre eux. Les autres se cassent très vite les dents. « Le bon sens est la toute première condition du bonheur. Il nous invite à ne jamais commettre d’impiété envers les dieux. Des orgueilleux les grands discours appellent de grands chocs en retour qui leur apprennent, mais trop tard, le bon sens » comme le rappelle le Coryphée dans Antigone3…
Face à ce silence assourdissant, la question des responsabilités et la recherche de sens ont alors inondé les réseaux sociaux, comme nous l’évoquions, à la manière d’un chœur antique. Ici et maintenant, les citoyens cherchent à expliquer l’hécatombe subie tandis que les semaines s’écoulant n’apportent que confusion dans le cénacle de l’exercice du pouvoir.
MYTHE D’ANTIGONE ET COVID-19
Revenons à Antigone pour voir ce que le mythe dit de notre situation. Dans la légende, Créon, l’oncle d’Antigone, qui a pris le pouvoir à Thèbes à la suite du bannissement d’Œdipe, a su s’imposer après sa victoire sur Athènes où les deux frères d’Antigone (Etéocle et Polynice) se sont entretués, le premier soutenant Créon, le second contestant son autorité. Au terme de la bataille, Créon, au nom de la cité et par son pouvoir (la polis) refuse d’enterrer Polynice qui a combattu contre Thèbes et qui est donc considéré comme félon. Antigone ne peut accepter que la dépouille de son frère soit livrée aux oiseaux et au nom de la Philia (l’humanité, l’égalité, le partage, l’empathie, l’affection, ici familiale) ira jusqu’à braver le pouvoir. Créon oscillant un moment entre la polis et la philia, entre la loi de la Cité (l’exercice du pouvoir) et son humanité, maintiendra néanmoins sa décision. Voilà le moment de l’interférence tragique. Ni Créon, ni Antigone ne reviendront sur leur décision… On connait la suite : Antigone, condamnée à être emmurée vivante, se suicidera avant d’apprendre sa grâce finalement décidée par Créon, ce qui entrainera les suicides consécutifs du fils et de la femme de Créon, puni en somme pour ses choix froidement politiques…
Comme l’ont si bien évoqué Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant4, ce moment particulier où Antigone, acquise à la philia, va glisser sur le politique et où inversement Créon, prétendant représenter la polis va glisser sur la philia, est un moment terriblement dangereux, que nous vivons à notre tour, où il s’agit d’être ensemble alors que le temps politique n’est pas celui du citoyen.
Replacer la légende héroïque d’Antigone dans le contexte que nous connaissons à la manière d’un Diego Lanza5, nous fait prendre conscience de l’universalité des tragiques grecs et de leur contemporanéité. Car, prenons garde, pour paraphraser Camus une dernière fois et en regard du sort que l’on fait aux artistes ces derniers temps : « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude ».
[Texte rédigé le 30 mars 2020]
- Le Chœur (représentation du peuple) et le Coryphée (chef du Chœur) apparaissent dans toutes les tragédies grecques. Leurs commentaires permettent notamment de générer la Catharsis, une forme de distanciation permettant au public de gérer ses émotions.
- Son tweet, daté du 29 mars 2020 : « La grippe espagnole et les grandes épidémies au Moyen Âge n’ont pas attendu la globalisation… Je pense qu’il faut arrêter de faire de grandes théories sur la fin du monde. C’est une fatalité qui ne dit rien de notre système. »
- Antigone de Sophocle, Traduction de Robert Davreu, Actes-Sud Papiers, 2011.
- Le mythe à l’épreuve de la cité, Entretien avec Pierre Vidal-Naquet, Europa / Les tragiques Grecs, 1999.
- Diego Lanza, De l’émotion tragique aujourd’hui, Europa / Les tragiques Grecs, 1999.