À première vue, ce virus, même s’il se coiffe d’une assez jolie couronne, n’a pas trop décimé artistes et créateurs. Certes il a conduit à la fin tragique du saxophoniste camerounais Manu Dibango, de l’écrivain chilien Luis Sepulveda, sans oublier le compositeur « torturé » du tube « Aline ».
« Sans la musique, la vie serait une erreur » écrivait Friedrich Nietzsche. Ce n’est pas toujours vrai. Il y a un ravin, quasi infranchissable, entre le sublime Wolfgang Amadeus et les mélodies sirupeuses de l’Eurovision, dont certaines relèvent assurément de l’erreur harmonique.
Mais bon, Covid, qui exprime parfois un vague à l’âme esthétique, révèle comme une pulsion inventive, à défaut d’être, comme le pense BHL, fou, ou plus exactement, de rendre affolées les sociétés qu’il contamine.
« Toute esthétique est une esthésique » écrivait Paul Valéry.
Traduisons. Toute recherche du beau tend vers un alliage entre le sensible et l’intelligible. G. F Hegel en donne une superbe définition : l’œuvre d’art est l’incarnation dans un matériau sensible, la pierre, le marbre, la couleur, les mots ou les vibrations sonores, d’un symbole fort, d’une vision du monde ou d’une valeur spirituelle. L’alliance des sens et d’une idée.
Au fond un paradoxe permanent puisque cette recherche du beau se veut l’expression de l’intelligible dans du sensible.
L’histoire de l’art traduit d’ailleurs bien l’idée dominante, une épistémè écrirait Michel Foucault, d’une époque dans la sculpture, la poésie, le théâtre ou la musique. Voyez aujourd’hui le mercantilisme du beau et l’artiste business-man, au temps du capitalisme triomphant.
Chez les anciens grecs et romains, l’œuvre parfaite incarne les formes vraies, justes et belles du Cosmos. Au temps du christianisme, l’art religieux du Moyen-Age illustre les splendeurs du divin. À la Renaissance, quand l’humain devient le référent et non plus la Nature ou Dieu, la vie quotidienne, ordinaire et profane, envahit les toiles et les spectacles.
Enfin, l’art moderne puis l’art contemporain, présentent la déconstruction des vastes récits théologico-politiques sous l’effet des forces, des pulsions ou des déterminismes socio-économiques. À un sujet éclaté répondent la rupture avec la tradition, l’art abstrait, le nouveau roman, le concert de silence, le graffiti, ou la performance expérimentale. D’Arthur Rimbaud à Marina Abramović en passant par Pierre Boulez, Jean-Luc Godard ou Gérard Garouste.
D’autres narrations du beau coexistent évidemment avec l’arsenal conceptuel de l’hégélianisme.
Comme le rappelle avec subtilité le philosophe Charles Pépin 1, Emmanuel Kant considèrera la contemplation de la beauté comme le sommet de la réconciliation avec soi-même, à la différence des déchirements intérieurs que peuvent produire la morale, la recherche de plaisirs ou la froide analyse rationnelle.
« Un petit miracle, un instant de plaisir esthétique » de retrouvailles et d’apaisement des tensions intimes, en contemplant une toile de Jérôme Bosch, en savourant une chanson de Laurent Voulzy, en se délectant d’un texte de Philip Roth ou d’un poème de René Char.
Sigmund Freud, lui, en auscultant notamment la vie de Léonard de Vinci, élaborera sa théorie de l’esthétique par la sublimation de la libido. « Satisfaire ses pulsions sexuelles d’une manière non sexuelle » écrit Charles Pépin.
Un privilège exorbitant pour l’animal humain. Un contentement indirect, spirituel et civilisé, par l’émotion devant l’œuvre d’art, grâce au refoulement des instincts sexuels et agressifs. Une énergie, censurée lors de notre enfance, et réinvestie ailleurs. Ce moment unique où le conflit entre les instances de la personnalité, le Ca, le Moi et le Surmoi, s’apaise en une trêve passagère.
« Besoin de la beauté pour entrevoir une impossible harmonie intérieure » ou « trace d’une réconciliation divine entre le sensible et l’intelligible », le goût esthétique se transformera-t-il par temps de pandémie ?
Le regard sur les œuvres va-t-il évoluer, interroge l’écrivain Serge Bramly2. S’il est réellement le reflet d’une époque, à quoi sert l’art sous le régime de la Coronacratie ?
Quelques balbutiantes tentatives de réponses.
D’abord la contemplation d’une merveille passe, et passera, de plus en plus via l’image, l’écran, le virtuel. Et nous ne sommes pas condamnés au divertissement Netflix à perpétuité. Visites guidées numériques au Louvre, au MOMA ou à la galerie des Offices ; Pièces de théâtre ou orchestre sans spectateurs ; Bolero de Ravel via Zoom et Quatre saisons qui ordonnent nos tressaillements via la 5G.
Effectuer un « voyage esthétique » sans quitter sa chambre, liker les peintres illustres sur Instagram ou proposer son roman ou son tableau de prédilection sur Facebook provoquent un engouement inédit. On pourrait y adjoindre le tourisme virtuel, promenades dans des cités ancestrales ou sur des sites historiques via son Mac.
On y gagne certes en émissions de CO2 mais on y perd en frissons esthétiques et en vertiges de l’œil et de l’oreille.
Mieux, la réclusion chez soi a lancé la mode de l’ « Art Recreation Challenge » où les inventifs se sont amusés à recréer des tableaux vivants. À surfer sur les sites qui les diffusent, le résultat est souvent bluffant. De la jeune fille à la perle de Vermeer, au fils de l’homme de Magritte, en passant par un portrait de Dali, une fresque de Frida Kahlo ou le cri de Munch, chapeau bas l’artiste, pour ces résultats les plus souvent réjouissants.
Plus encore, Serge Bramly questionne les transformations du goût dans ce climat d’ « effrois et de contraintes ». Et bien des œuvres lui paraissent soudainement vaines ou frivoles en regard des catastrophes présentes et à venir.
Comme si la circulation de cet invisible danger redessinait la hiérarchie des priorités artistiques, au-delà des secteurs culturels sinistrés par une molécule et de l’introuvable statut du créateur, toujours dans les limbes.
Un retour à l’essentiel et aux regards émerveillés. De la vertu d’une vie, temporaire, d’ermite, recentrée sur la qualité de l’émotion. La pharmacie de Damien Hirst (My Way, 1990), en phase avec la pandémie, me laisse de glace.
Mais je redécouvre inlassablement les trésors de ma discothèque, du rock vintage au clavier bien tempéré de Bach. Les résonances du cinéma, ô sublime Lawrence d’Arabie et envoûtant pont sur la Kwai, et des séries, d’ « Un village français » aux Dérapages d’Eric Cantona.
Et, bien entendu, comme lecteur compulsif, les richesses sans fin de la bibliothérapie. D’un polar de Robert Harris à un récit d’Eric Vuillard, d’une biographie de Jean-Jacques Rousseau, aux merveilles de la prose de Régis Debray, ou aux dessins magiques de E.P. Jacobs.
À l’image de la trop fameuse fontaine de Marcel Duchamp, qui bouleversa en son temps toutes les avant-gardes de l’art moderne, ce virus se fait parfois « anartiste » en révolutionnant l’échelle des critères esthétiques.
Il confirme pleinement les différentes approches de la création et du beau.
Reflet d’une réalité fragmentée et confinée, l’art se réinvente chez soi, dans les sphères de l’intime, via le regard dardé sur les pixels.
Il induit aussi un effet apaisant, de quiétude et de repos face à un extérieur anxiogène.
Enfin, il sublime nos pulsions mortifères, le thanatos, qui sommeillent en nous, pour toucher du doigt le scintillement des étoiles et les éblouissements de l’imagination.
Plus que jamais, comme le pensait le génial philosophe allemand, Friedrich Nietzsche, l’art nous empêche de mourir de la sombre et ombrageuse vérité, humaine, trop humaine.
« Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ». (Friedrich Nietzsche)