Une note d’intention

L’enfer, les pavés et la mare

Par Valentine Bonomo

L’enfer est pavé de bonnes intentions.

Je conti­nue de pen­ser que cer­taines phrases toutes faites sont d’utilité publique – elles n’ont pas tra­ver­sé l’Histoire pour rien – si elles nous servent à tenir en éveil un regard cri­tique, et non pas à l’endormir dans le (lan­gage) creux des trop-entendus.

Voi­là un peu moins de 20 ans – c’est pas tant – que je traine dans les milieux artis­tiques, édu­ca­tifs, cultu­rels, que ceux-ci m’interpellent, m’agitent, m’agacent et me nour­rissent. Voi­là un peu moins de 20 ans que je m’accroche aux mots pour essayer de com­prendre ce qu’on essaye de me vendre, et sur­tout, ce à quoi je par­ti­cipe. Cultu­rel ou socio­cul­tu­rel ? Existe-t-il une culture qui ne soit pas sociale (i.e. rela­tive à la vie en col­lec­ti­vi­té, à l’appartenance à des groupes) ? Qui veut-on exclure de la culture en la spé­ci­fiant sociale ? Per­ma­nente ou popu­laire, l’éducation ? Qu’est-ce qui se cache sous une nuance en forme de décret ? Doit-on hon­nir ou bâtir le com­mu­nau­taire ? Qu’est-ce qui nous fait peur dans la force des liens de proxi­mi­té, qu’ils soient géo­gra­phiques ou cultu­rels ? Pro­ba­ble­ment, en par­tie, le fait qu’ils s’opposent de plein fouet à la vision uni­ver­sa­li­sante d’un pseu­do­hu­ma­nisme mon­dia­li­sé. On va me dire que je chi­pote sur le voca­bu­laire. Je ne suis pour­tant pas la pre­mière ni la der­nière à sou­li­gner com­ment ce milieu au grand cœur, ce monde pro­gres­siste, par­fois esthé­tique, sou­vent enga­gé, se laisse régu­liè­re­ment dévoyer par le lexique poli­ti­que­ment ten­dance, celui des ins­ti­tu­tions sub­si­diantes et autres appels à pro­jet, celui qui est pétri de bonnes intentions.

Per­sonne n’est à l’abri des ratés, des abus, des struc­tures oppres­sives, oppres­santes, his­to­ri­que­ment excluantes et hié­rar­chi­santes. Quelles sont les alter­na­tives ? Res­ter dans le coin douillet dans l’entre-soi et évi­ter de balayer le monde d’un regard trop rapide en fixant son nom­bril ; ou bien, cher­cher déses­pé­ré­ment, voire arti­fi­ciel­le­ment, un public, des groupes-cibles pour s’ouvrir à la dif­fé­rence, s’adresser à d’autres que soi, faire par­ti­ci­per cel­leux qui quelques fois n’ont rien deman­dé, créer un bateau irré­mé­dia­ble­ment à notre image sans com­prendre pour­quoi certain·es rechignent tant à embar­quer. L’entredeux est une contrée sub­tile à explo­rer. Ici, dans cette nou­velle rubrique s’exprime la volon­té de construire une petite barque col­lec­tive, pour navi­guer sur la mare du milieu, sans avoir peur d’y jeter l’un ou l’autre pavé – à défaut de les battre –, au risque de faire des vagues et de rendre le monde, ou du moins notre petit monde, meilleur. Ne crai­gnons pas le dan­ger des remous, la mise en visi­bi­li­té sans com­plai­sance de nos fra­gi­li­tés au moment de chaque matin nous re-deman­der : Qui devons-nous écou­ter ? De qui devrions-nous aus­si apprendre ? Ne devrions-nous pas être plus sou­vent notre propre matière à remodeler ?

La socié­té hié­rar­chise les dis­cours et les savoirs. Elle dis­tingue cel­leux qui sont sujets ou objets de nos études, de nos actions, de nos inter­ven­tions. Pour­tant, il existe des espaces où l’on tente de ren­ver­ser la ten­dance. J’en men­tionne ici deux avant de rendre l’antenne. bodies of know­ledge (BOK) est une ini­tia­tive de Sarah Van­hee avec Flore Her­man datant de 2020. Il s’agit d’une classe semi-nomade, col­lec­tive ou indi­vi­duelle, implan­tée en dif­fé­rents points de Bruxelles. Une école valo­ri­sant des savoirs invi­si­bi­li­sés, la trans­mis­sion de connais­sances non-domi­nantes et/ou répri­mées. Ces savoirs sont col­lec­tés auprès de per­sonnes ayant des expé­riences très variées, issues de dif­fé­rents endroits de la socié­té et dont les voix ne sont pas sou­vent enten­dues. Les moments de trans­mis­sion pri­vi­lé­gient ain­si des expert·es de la vie plu­tôt que des auto­ri­tés pro­fes­sion­nelles. Dans un registre simi­laire mais selon un autre pro­to­cole, l’École expé­ri­men­tale, ima­gi­née par Léa Drouet et Camille Louis avec l’atelier 210, vise à par­tir – je cite ou presque – des expé­riences plus que des exper­tises en invi­tant des per­sonnes dont on a l’habitude de faire des « objets d’étude », des publics cibles pour nos inter­ven­tions, dont les besoins sou­vent vitaux servent d’appâts à sub­ven­tion, les­dites « mino­ri­tés », « la jeu­nesse », « l’enfance », « les per­sonnes âgées », « les sans-papiers »…), à prendre leur place de sujets déten­teurs de savoirs sin­gu­liers, utiles à toustes, et en capa­ci­té de les trans­mettre, de les ensei­gner différemment.