[COVID-19] Vers une septième révolution ?

Par Jean Cornil

Nous, les Humains, vivont, peut-être, en ce début de décen­nie 2020 du troi­sième mil­lé­naire de notre ère, un momen­tum his­to­rique dans l’odyssée de l’évolution qui a vu se suc­cé­der six révo­lu­tions de notre espèce.

Il y a trois mil­lions d’années, au tra­vers de pro­ces­sus com­plexes, nous sommes deve­nus humains, en adop­tant la bipé­die, en fabri­cant des outils, en deve­nant omni­vores et en colo­ni­sant toute la planète.

Puis, entre ‑500.000 et ‑40.000 ans avant le Christ, le feu, le lan­gage, l’art et la domi­na­tion du Sapiens signent une révo­lu­tion cog­ni­tive et sym­bo­lique déterminante.

Il y a 12 000 ans, la révo­lu­tion néo­li­thique, par l’invention de l’élevage, de l’agriculture, donc de la séden­ta­ri­té, de la divi­sion du tra­vail et des pre­mières villes, entraîne un boom démo­gra­phique majeur. Nous deve­nons des paysans.

Ensuite, il y a 2500 ans, pen­dant la période qua­li­fiée d’axiale par le phi­lo­sophe Karl Jas­pers, naissent des empires et des reli­gions à voca­tion uni­ver­selle. Boud­dha, Confu­cius, Zara­thous­tra, Esdras ou Pytha­gore éclairent une pro­fonde muta­tion morale.

Au milieu du 18e siècle, la révo­lu­tion ther­mo-indus­trielle sous ses aspects scien­ti­fiques comme éner­gé­tiques, uni­fie le monde sous l’hégémonie euro­péenne et exploite de manière inten­sive toutes les res­sources de la Terre. Nous deve­nons des ouvriers.

Enfin, aux alen­tours de l’an 2000, les nou­velles tech­no­lo­gies, des sciences cog­ni­tives à la révo­lu­tion numé­rique, connectent toute la pla­nète en temps réel, entre espé­rances trans­hu­ma­nistes et sur­gis­se­ment de l’Anthropocène, nou­velle pério­di­sa­tion des âges géo­lo­giques de la biosphère.

Aujourd’hui, nous témoi­gnons en contem­po­rains de l’affolement du sys­tème-Terre et de l’accélération ver­ti­gi­neuse de tous les para­mètres, humains, telles la démo­gra­phie, l’urbanisation ou l’intensification du com­merce, comme des indi­ca­teurs natu­rels, tels l’augmentation du dioxyde de car­bone, le recul de la bio­di­ver­si­té ou l’acidification des océans, depuis le milieu du siècle dernier.

Au-delà de la pré­sen­ta­tion, sim­pli­fiée et cari­ca­tu­rée, de ces six révo­lu­tions, d’autres décou­pages de l’Histoire humaine, sus­cep­tibles de nuances et de raf­fi­ne­ments coexistent dans un tour­billon chro­no­lo­gique, un vor­tex d’évènements, de crises, et de destins.

Ain­si, à choi­sir l’angle phi­lo­so­phique, on pour­rait scan­der les étapes de la pen­sée euro­péenne par la suc­ces­sion du prin­cipe cos­mo­lo­gique, celui des Grecs et des Romains, selon lequel le sens de l’existence réside dans la capa­ci­té à s’ajuster au Cos­mos. Puis, selon le prin­cipe théo­lo­gique, au tra­vers de la révo­lu­tion mono­théiste, où « la vie bonne » consiste à obéir aux com­man­de­ments divins. Ensuite vient le prin­cipe huma­niste où le réfé­rent ultime est l’homme et non plus la nature ou Dieu.

Enfin, le prin­cipe de décons­truc­tion met en évi­dence les forces nietz­schéennes, les déter­mi­nismes mar­xistes et les pul­sions freu­diennes qui minent nos croyances à un libre arbitre, à un humain trans­pa­rent à lui-même, à un être plei­ne­ment responsable.

En pour­sui­vant, en ces temps tour­men­tés, la recherche d’un nou­veau prin­cipe de sens, d’un para­digme fécond capable d’éclairer notre moder­ni­té, les anciennes repré­sen­ta­tions de monde se côtoient s’entrecroisent et se meurent dans notre présent.

Ain­si la célé­bra­tion d’une cer­taine éco­lo­gie suite au pillage des res­sources, les regains de reli­gio­si­té, les luttes pour l’approfondissement des droits humains, la dénon­cia­tion de l’inégalité mon­dia­liste pro­duite par la logique libé­rale pro­duc­ti­viste ou les trop rares ins­tants de luci­di­té critique.

L’actuelle pan­dé­mie sera-t-elle l’an 01 d’une nou­velle ère, dont les dates se révèlent certes tou­jours arbi­traires et ethnocentrées ?

Deux mil­lé­naires et deux décen­nies après la venue d’un impro­bable pro­phète, le Christ ? Seize années après la nais­sance de Face­book qui révo­lu­tion­na pour une part les rap­ports humains, si l’on vou­lait pro­po­ser un facé­tieux nou­veau point de départ de l’Histoire,

Ou année zéro d’un sur­saut pla­né­taire et d’une prise de conscience de l’impérative néces­si­té d’un nou­veau récit de l’humain relié à la bio­sphère ? Comme une sep­tième révo­lu­tion ? Déli­cat de sau­ter par-des­sous son époque et de s’autoproclamer contem­po­rain de l’aurore d’une séquence his­to­rique qui darde son museau,

A y réflé­chir un peu, ce virus appa­rait comme en miroir de notre condi­tion. Il inflige par sa répli­ca­tion dans nos cel­lules ce que nous infli­geons aux éco­sys­tèmes depuis que nous com­men­çons à com­prendre que l’information, cette enti­té vivante imma­té­rielle, consti­tue, comme l’explique mer­veilleu­se­ment le natu­ra­liste Pierre-Hen­ri Gouyon, le fil de la vie1.

Jadis, tout fût forces, comme en témoignent les cor­res­pon­dances entre la phy­sique de la gra­vi­té d’Isaac New­ton, les logiques méca­nistes et déter­mi­nistes, la main invi­sible de l’économie clas­sique ou la sym­bo­lique de l’horloge. Puis, tout fût éner­gie, comme le racontent les para­digmes de la ther­mo­dy­na­mique, du maté­ria­lisme his­to­rique ou de la machine à vapeur.

Enfin, tout devînt infor­ma­tion, de muscle au cer­veau, de la pyra­mide au réseau, de la cyber­né­tique à l’algorithme. PC ne signi­fie plus Par­ti Com­mu­niste mais Per­so­nal Com­pu­ter. L’acronyme signe une révolution.

Nou­velles grilles de lec­tures du monde. Il n’y a pas de matière vivante, il n’y a que des sys­tèmes vivants.

En ce sens, ce virus qui acca­pare toutes nos atten­tions depuis quelques semaines est l’emblème même d’une nar­ra­tion renou­ve­lée de nos inter­pré­ta­tions du réel. Cette petite molé­cule d’ARN, avant son sui­cide, « trans­met ses der­nières volon­tés sous forme d’un mes­sage qui réside dans la cel­lule infec­tée, cette der­nière subis­sant un véri­table viol », se met à répli­quer l’information virale comme s’il s’agissait de l’information qui lui per­met de se répli­quer elle-même, écrit Pierre-Hen­ri Gouyon2. Exac­te­ment comme un pira­tage infor­ma­tique, ou comme les inquié­tantes pers­pec­tives de l’intelligence artificielle,

Sommes-nous les témoins d’une sep­tième révo­lu­tion en cours, le nez trop plon­gé dans le gui­don, l’œil éloi­gné des ver­tus du rétro­vi­seur, où, peut-être pour la pre­mière fois dans la longue évo­lu­tion de Sapiens, le cui­si­nier n’est plus inclus dans la recette de l’avenir ?

« Eveillés, ils dorment » écri­vait le phi­lo­sophe grec Héraclite,

« La vie est un rêve, ne me réveillez pas ! » affirme un proverbe,

A cha­cune et cha­cun de choi­sir com­ment il entend ouvrir l’oeil.

  1. Pierre-Hen­ri Gouyon, Le fil de la vie, Edi­tions Odile Jacob, 2017.
  2. Ibid..

« Les hommes font l’Histoire sans savoir l’Histoire qu’ils font » (Karl Marx)