Les leçons ambivalentes de Marina Abramović

Par Jean Cornil

En 1974, à Naples, Marir­na Abra­mo­vić, artiste serbe, issue du cou­rant esthé­tique de l’Art cor­po­rel, réa­lise une per­for­mance excep­tion­nelle qui m’emplit, depuis que j’ai décou­vert ses réa­li­sa­tions, de sen­ti­ments aus­si ambi­va­lents que puissants.

D’abord la des­crip­tion telle que racon­tée par le phi­lo­sophe Alexandre Lacroix : Mari­na Abra­mo­vić « a dis­po­sé autour d’elle soixante-douze objets, par­mi les­quels une rose, une plume, du par­fum, du miel, du pain, une grappe de rai­sins, du vin mais aus­si des ciseaux, un scal­pel, des rasoirs, une barre métal­lique, un cou­teau, un pis­to­let avec une balle. Et sur un écri­teau, elle avait énon­cé ses ins­truc­tions : Il y a 72 objets sur la table que cha­cun peut uti­li­ser comme il le désire. Per­for­mance. Je suis l’objet. Pen­dant cette période, j’assume l’entière res­pon­sa­bi­li­té. Durée : six heures (8h du soir à 2h du matin) »1.

Ensuite le dérou­lé de la per­for­mance : les deux pre­mières heures, rien d’agressif ou de dépla­cé. On touche l’artiste, on lui sou­lève un bras, on la pivote sur elle-même. Puis, au fil du temps, on découpe ses vête­ments, on lui plante des épines de rose dans le ventre, on balafre sa peau et sa gorge, on pro­cède à des attou­che­ments sexuels. Enfin, un homme enroule son doigt autour de la gâchette du pis­to­let et le pointe sur elle. Là, un par­ti­ci­pant inter­vient et empêche tout juste le coup de feu. Fin de la performance.

Per­plexi­té et sen­ti­ments ambi­gus. Sur la ques­tion esthé­tique tout d’abord. L’histoire de l’art est-elle finie ? Avec l’art contem­po­rain qui trans­gresse la notion même d’œuvre d’art, et à la dif­fé­rence de l’art moderne qui décons­truit seule­ment les règles de la figu­ra­tion clas­sique, il y a une pro­fonde rup­ture avec les tra­di­tions et les conven­tions du pas­sé. L’artiste se mue en homme d’affaires, le mar­ché devient le meilleur cri­tique d’art mon­dia­li­sé et « l’œuvre » relève plus de l’investissement que du sen­ti­ment. D’où aus­si la vio­lence que l’art contem­po­rain peut sus­ci­ter entre effroi et fas­ci­na­tion. Que l’on songe à la mise en scène tota­le­ment ico­no­claste de La flûte enchan­tée de Mozart à La Mon­naie l’année der­nière. Si l’art incarne dans un maté­riau sen­sible, les grandes valeurs de son temps, nul doute que l’évolution de l’esthétique contem­po­raine illustre plei­ne­ment la domi­na­tion pla­né­taire de la seule logique du capital.

Sur la ques­tion éthique, la per­for­mance de Mari­na Abra­mo­vić confir­me­rait-elle le carac­tère pro­fon­dé­ment mau­vais de l’humain ? Contre l’illusion socra­tique que « nul ne fait le mal volon­tai­re­ment » ou contre les rêve­ries de Rous­seau selon lequel seuls les Hommes, au plu­riel, pos­sèdent de funestes pen­chants. Plus encore que le désir de plaire, d’enrichissement ou de plai­sir, la pres­ta­tion de l’artiste serbe démontre « qu’il existe en l’Homme quelque chose comme une pro­pen­sion dés­in­té­res­sée à la des­truc­tion, un rythme noir » écrit Alexandre Lacroix2. La per­for­mance porte d’ailleurs le titre de Rhythm 0 car « les dési­rs de van­da­lisme et de bru­ta­li­té sont inex­tri­ca­ble­ment liés au temps et au carac­tère fini, limi­té de l’existence humaine ».

Ce qui débouche sur la ques­tion éco­lo­gique. Puisque, mor­tels, nous sommes voués inexo­ra­ble­ment au néant, nous nous ven­geons du temps assas­sin en sac­ca­geant la nature. Si nous étions tels les dieux, immor­tels, la conser­va­tion de la bio­sphère nous serait plus chère. Une per­for­mance de Mari­na Abra­mo­vić qui n’a donc de cesse d’interpeller les inter­ro­ga­tions pro­fondes qui trans­cendent les époques.

  1. Alexandre Lacroix, Devant la beau­té de la nature, Alla­ry Edi­tions, 2018, p.392
  2. Ibid, p.394