Entretien avec Nicolas Henckes

Démocratie sanitaire : la société face aux experts, les experts face aux politiques

Illustration : Vanya Michel

Nico­las Henckes est char­gé de recherche en socio­lo­gie au CNRS et spé­cia­liste de l’histoire de la psy­chia­trie. Il a aus­si signé plu­sieurs tri­bunes en défense de la démo­cra­tie sani­taire mal­me­née depuis le début de la crise Covid. Retour sur une notion clé pour consi­dé­rer les pro­blèmes de san­té comme étant l’affaire de tous et toutes, même au temps du coronavirus.

Que recouvre cette notion de « démocratie sanitaire » qu’on appelle parfois aussi « démocratie en santé » ? Est-ce qu’elle consiste seulement en la participation des malades aux décisions médicales qui les concernent ?

Il faut dire d’abord que l’idée de démo­cra­tie sani­taire a effec­ti­ve­ment été his­to­ri­que­ment por­tée par les mou­ve­ments de per­sonnes souf­frant de mala­dies chro­niques, à tra­vers notam­ment les façons dont ces per­sonnes ont mis en ques­tions leurs trai­te­ments et l’expertise médi­cale. Ces mou­ve­ments – on peut notam­ment pen­ser à ceux ini­tiés par des malades du Sida – ont posé la ques­tion de l’accès et du par­tage de la connais­sance, sou­li­gnant en cela que les malades fai­saient face, en rai­son de la mala­die, à des pro­blèmes non seule­ment exis­ten­tiels, mais aus­si très tech­niques : concrè­te­ment quels trai­te­ments mettre en œuvre et dans quelles conditions ?

À par­tir de là il me semble qu’il y a deux manières d’aborder cette notion de démo­cra­tie sani­taire. Soit on se demande com­ment appli­quer le concept de démo­cra­tie aux enjeux de san­té. Dans ce cas, le point de départ ce sont les prin­cipes géné­raux de la démo­cra­tie et l’on cherche à com­prendre com­ment ils pour­raient fonc­tion­ner dans le champ de la santé.

Soit, on accepte de s’en don­ner une défi­ni­tion spé­ci­fique et éven­tuel­le­ment plus res­treinte. Et en fait c’est de cette façon, je crois, que la notion est abor­dée en France depuis les années 2000 puisqu’elle y coïn­cide glo­ba­le­ment avec la ques­tion de la par­ti­ci­pa­tion des usa­gers aux déci­sions les concer­nant et plus géné­ra­le­ment aux déci­sions concer­nant le sys­tème de san­té. Néan­moins, je pense qu’il ne faut pas encla­ver la ques­tion de la démo­cra­tie sani­taire dans cette défi­ni­tion restreinte.

En quoi est-ce que cette définition spécifique de la démocratie sanitaire pose problème ?

Parce qu’en se bor­nant à cette défi­ni­tion, on impose une double limi­ta­tion à ce que pour­rait être la démo­cra­tie sanitaire.

D’une part, on res­treint le champ de la démo­cra­tie sani­taire aux stricts enjeux de san­té médi­cale et à la par­tie la plus tech­nique de la méde­cine. Alors même que les déci­sions de san­té couvrent de très larges domaines de réflexion, d’actions, d’interventions qui nous touchent dans de très nom­breuses dimen­sions de notre vie : c’est par exemple la ques­tion de la san­té au tra­vail, la ques­tion de san­té à l’école, etc. Bref, on limite for­te­ment l’opérationnalisation de cette définition.

Et d’autre part, on réduit la ques­tion de la par­ti­ci­pa­tion à celle des usa­gers pour ain­si dire les plus impli­qués, c’est-à-dire pré­ci­sé­ment aux malades souf­frant des affec­tions les plus inva­li­dantes, de mala­dies chro­niques notam­ment. Alors même que les enjeux de san­té nous concernent tous à un moment ou à un autre de notre vie, parce qu’on sera un jour malade, hos­pi­ta­li­sé ou qu’on aura un proche malade, ou même parce que, au-delà de l’expérience concrète que l’on peut faire de la mala­die, on contri­bue finan­ciè­re­ment au sys­tème de san­té via nos coti­sa­tions sociales et nos impôts. Les enjeux de san­té sont notre affaire à tous, nous devrions donc pou­voir nous pro­non­cer sur un ensemble de déci­sions et mesures de prévention.

Cette double limi­ta­tion explique la faible par­ti­ci­pa­tion du public aux déci­sions concer­nant la san­té. On a en France des ins­tances comme les « Confé­rences régio­nales de san­té » mais elles ont un fonc­tion­ne­ment très for­mel et pèsent peu sur les grands enjeux de san­té. Les usa­gers par­ti­cipent effec­ti­ve­ment aux conseils d’administration des ins­ti­tu­tions de san­té, mais leur pou­voir y est très limi­té. Même si, par ailleurs, la légis­la­tion sur la démo­cra­tie sani­taire a par­ti­ci­pé à trans­for­mer les rap­ports entre pro­fes­sion­nels et usa­gers. Une mesure comme l’accès des usa­gers à leurs dos­siers médi­caux a par exemple été un énorme acquis et a entrai­né des chan­ge­ments spec­ta­cu­laires dans le rap­port soi­gnant-soi­gné, notam­ment en psychiatrie.

Quel a été l’effet de la gestion du Covid sur ces mécanismes démocratiques en matière de santé ?

Dans le contexte de la pan­dé­mie de Covid, on a eu affaire à deux régimes de contrainte. D’une part on a impo­sé des mesures contrai­gnantes aux indi­vi­dus : des res­tric­tions d’aller et venir, le port obli­ga­toire du masque, la vac­ci­na­tion ren­due glo­ba­le­ment obli­ga­toire avec la néces­si­té de pré­sen­ter le pass sani­taire… D’autre part, ces mesures ont été impo­sées par la contrainte, de façon très auto­ri­taire, dans un sys­tème de déci­sion ver­ti­cal : on n’a pas du tout par­ti­ci­pé, en tant qu’usager ou citoyen, à la défi­ni­tion de ces mesures. Sur­tout dans un pays comme la France, où depuis le début de la pan­dé­mie les déci­sions sont prises dans des « comi­tés de défense sani­taire » concen­trés autour du pré­sident de la Répu­blique. Puis avec la créa­tion d’instances ad hoc, en dehors des dis­po­si­tifs d’expertise ins­ti­tu­tion­na­li­sés exis­tant par ailleurs sur les ques­tions de san­té. Alors, la démo­cra­tie sani­taire n’était déjà pas très satis­fai­sante à la base, mais là…

C’est-à-dire ? Des mécanismes existaient, mais ils n’ont pas été utilisés ?

C’est sur­tout qu’on en a créé d’autres ! Alors, en soi, ce n’est pas for­cé­ment mal, car on peut se dire qu’on avait besoin de plus d’expertise au vu de la situa­tion. Mais pour­quoi court-cir­cui­ter les ins­tances qui exis­taient déjà ? D’ailleurs, un prin­cipe de la démo­cra­tie c’est quand même l’institution de la démo­cra­tie. Et le prin­cipe des ins­ti­tu­tions, c’est de faire fonc­tion­ner en rou­tine des ins­tances de déli­bé­ra­tion qui per­mettent d’effectuer des choix éclairés.

Or, quand un gou­ver­nant crée un nou­veau comi­té de façon ad hoc, on peut se dire qu’il n’aura pas l’autorité face à ce gou­ver­nant ou sim­ple­ment que ses membres ne sau­ront pas négo­cier leur auto­no­mie, parce que dans un pre­mier temps au moins ils ne se connaissent pas, qu’ils n’ont pas l’habitude de tra­vailler ensemble, qu’il leur faut du temps pour mettre en place un règle­ment inté­rieur… Et qu’ils n’ont pas non plus l’habitude de se posi­tion­ner par rap­port à l’autorité poli­tique, ni peut-être la sta­ture pour exis­ter dans le jeu d’équilibre entre gou­ver­ne­ment et exper­tise. Et donc on pour­ra soup­çon­ner que ce comi­té fera ce qu’on lui dit de faire, ou au contraire qu’il ne sera pas écou­té et ser­vi­ra sim­ple­ment de fusible à des déci­sions du gou­ver­ne­ment c’est-à-dire qu’on lui fera por­ter le cha­peau de déci­sions dif­fi­ciles. On a l’impression que ça a par exemple été le cas lorsque le pré­sident de la Répu­blique a déci­dé de main­te­nir le vote aux élec­tions muni­ci­pales pré­vu le pre­mier week-end du pre­mier confi­ne­ment en mars 2020.

D’ailleurs, en France, toute la rela­tion entre ce conseil scien­ti­fique et le gou­ver­ne­ment Macron a été un jeu de faux-fuyant. L’expertise a été sol­li­ci­tée à cer­tains moment-clés pour obte­nir des réponses qui étaient assez télé­com­man­dées à des ques­tions que se posait le gou­ver­ne­ment. À l’inverse le conseil scien­ti­fique a pris l’initiative de rédi­ger des rap­ports qui n’ont pas été publiés parce que cela gênait le gou­ver­ne­ment. Et par ailleurs, on a vu un grand nombre de déci­sions poli­tiques qui étaient à l’opposé de ce que pro­po­sait le comi­té. Dans cette situa­tion excep­tion­nelle, on peut se deman­der si on n’a pas eu un affai­blis­se­ment de l’expertise face au politique.

Cette expertise, qu’elle soit instrumentalisée ou non par les politiques, se fait-elle en tout cas au détriment d’une participation citoyenne aux décisions importantes qui ont dû être prises depuis le début de crise ?

Ça, c’est un autre enjeu du débat sur la démo­cra­tie sani­taire que d’interroger la nature de l’expertise. On peut le faire sous deux angles.

D’abord, le péri­mètre de l’expertise. Par exemple, si on prend le Covid, à prio­ri patho­lo­gie virale, on peut se dire que l’expertise est déte­nue par des viro­lo­gistes et des épi­dé­mio­lo­gistes. Mais en fait non, car le Covid et les consé­quences de la ges­tion du Covid nous affectent dans toutes les dimen­sions de notre vie. Est-ce qu’on peut juste se conten­ter de suivre les pres­crip­tions des épi­dé­mio­lo­gistes qui sont dans leur rôle quand ils nous disent qu’il faut limi­ter les pro­pa­ga­tions du virus par un confi­ne­ment ? Certes, on arrê­te­ra la pro­pa­ga­tion du virus, mais on crée­ra dans le même temps de la dépres­sion, du chô­mage, etc. Ques­tions aux­quelles les épi­dé­mio­lo­gistes auront évi­dem­ment peu de réponses vu que ce n’est pas leur champ… On ne peut donc pas encla­ver l’expertise. Or, le choix qu’a fait le gou­ver­ne­ment en France c’est de consti­tuer un comi­té com­po­sé à une très grande majo­ri­té de méde­cins, et notam­ment d’épidémiologistes, de viro­logues et de spé­cia­listes des mala­dies infec­tieuses, dans lequel l’analyse sociale et éco­no­mique de la situa­tion avait donc moins voix au cha­pitre. On voit du coup qu’il était peut-être plus dif­fi­cile pour ce comi­té de prendre en compte fine­ment par exemple ce qu’un confi­ne­ment va pro­duire sur la san­té men­tale des gens, quels vont être les effets sociaux de la désco­la­ri­sa­tion des enfants, quel impact sur l’économie les fer­me­tures vont-elles avoir, ou des ques­tions comme la façon dont les indi­vi­dus vont effec­ti­ve­ment suivre les mesures de confi­ne­ment et plus géné­ra­le­ment de pré­ven­tion. On peut donc se deman­der s’il n’aurait pas fal­lu faire une assem­blée plus large. C’est pour­quoi j’avais pro­po­sé en mars 2020 un « par­le­ment du coro­na­vi­rus » regrou­pant des exper­tises diverses issues de la socié­té civile, des sciences humaines et sociales, etc., per­met­tant d’embrasser toutes les dimen­sions d’un pro­blème total comme celui du Covid.

L’autre enjeu, c’est effec­ti­ve­ment de ques­tion­ner l’idée même d’expertise et d’affirmer que l’expertise n’émane pas seule­ment des experts consa­crés, au sens où ils sont recon­nus socia­le­ment comme experts, c’est-à-dire des sachants, des gens qui sont for­més pour : les patients por­teurs d’une mala­die et les usa­gers des soins ont aus­si une véri­table exper­tise et peuvent pro­duire des savoirs. Par exemple, avec le coro­na­vi­rus, on a peu pris en compte les exper­tises nées du ter­rain, pour faire face aux consé­quences psy­cho­so­ciales du confi­ne­ment (orga­ni­sa­tion de relai de pre­mière néces­si­té, cel­lule de sou­tien…) au-delà des dis­cours léni­fiants sur les « pre­miers de cor­vées ». Cette ensemble d’expertise et d’expériences a fonc­tion­né et a pour­tant joué un rôle impor­tant dans la capa­ci­té de notre socié­té à dépas­ser cette crise. Mais on peut éga­le­ment pen­ser à l’expertise de patients pour la recon­nais­sance du Covid long, déve­lop­pée dans une logique proche des mobi­li­sa­tions concer­nant d’autres patho­lo­gies chro­niques. Ain­si, on voit des groupes de patients qui s’organisent pour faire recon­naitre un état patho­lo­gique qui n’est pas recon­nu par la méde­cine. Ils pointent et se donnent des outils pour mettre en évi­dence un ensemble de symp­tômes et d’effets han­di­ca­pants à long terme. Et ils finissent, forts de ces don­nées, par obte­nir l’accès à des arènes scientifiques.

Vous rappelez d’ailleurs le rôle d’enquêteur mené par des groupes de malades ou de patients que ce soit, autour des maladies chroniques, dans le champ du handicap ou celui de la santé mentale. Comment participent-ils à la création du savoir ?

D’abord par un tra­vail de recon­nais­sance de ces pro­blèmes de san­té divers, au sens où ils œuvrent à la fois pour iden­ti­fier les pro­blèmes et pour que ceux-ci soient mieux pris en compte. Ces groupes mènent de véri­tables enquêtes pour décrire ce qui leur arrive en mobi­li­sant des méthodes rele­vant de l’épidémiologie, et ces enquêtes peuvent aller jusqu’à des publi­ca­tions dans des revues scien­ti­fiques, ou bien elles ins­pi­re­ront des tra­vaux conduits par des cher­cheurs. En socio­lo­gie, on parle « d’épidémiologie pro­fane » : des indi­vi­dus, comme vous et moi, se mettent à rele­ver des symp­tômes, à construire des ques­tion­naires et à pro­duire des don­nées quan­ti­ta­tives ou bien à recueillir des témoi­gnages. Le recueil et l’analyse de ces don­nées, por­tées par des col­lec­tifs de malades, orga­ni­sés en asso­cia­tion, per­mettent dans un second temps d’interpeller les cher­cheurs et éven­tuel­le­ment de faire recon­naitre l’existence d’une condi­tion, d’un état, d’une patho­lo­gie. Puis d’obtenir aus­si une recon­nais­sance sociale : com­pen­sa­tion, mise en place de filière d’accès à des soins, etc.

On parle aujourd’hui de patients-experts, de pairs-aidants…

C’est le deuxième enjeu de l’expertise pro­fane. C’est un mou­ve­ment par­ti de por­teurs de patho­lo­gies cette fois-ci bien éta­blies et prises en charge comme le dia­bète, les han­di­caps, les can­cers, les mala­dies psy­chia­triques… C’est à relier his­to­ri­que­ment avec une cer­taine dés­ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion, c’est-à-dire le fait que les indi­vi­dus qu’on pre­nait en charge à l’hôpital sont de plus en plus ren­voyés chez eux où ils doivent gérer la mala­die et son trai­te­ment. Typi­que­ment, en psy­chia­trie, entrer à l’hôpital signi­fiait y res­ter une bonne par­tie de votre vie. Grâce à des trai­te­ments plus effi­caces, comme les neu­ro­lep­tiques, on a pu faire dimi­nuer les symp­tômes. Pour le dia­bète, l’insuline a per­mis aus­si de confier aux malades le soin de gérer leur condi­tion. Mais en les ren­voyant chez eux, on les a mis seuls face à leur mala­die et donc en situa­tion de devoir faire tout un tra­vail sur leur propre patho­lo­gie. Ils ont été ame­nés à déve­lop­per leur propre exper­tise pour éla­bo­rer des manières d’intégrer les trai­te­ments dans leur vie et de le gérer eux-mêmes, de se bri­co­ler une vie quo­ti­dienne mal­gré la mala­die. D’où l’idée d’un tra­vail d’expertise des patients de plus en plus valo­ri­sé jusqu’à abou­tir à ce mou­ve­ment des patients-experts. C’est donc la recon­nais­sance par des pro­fes­sion­nels soi­gnants de ce que les patients savent faire face à la mala­die. Mais c’est aus­si des manières d’associer des patients dans les équipes médi­cales pour appor­ter quelque chose aux autres patients : les pairs-aidants. Ce mou­ve­ment d’expertise de pair-à-pair va d’ailleurs bien au-delà du champ de la san­té. Dans les champs du tra­vail social, de la lutte contre la pau­vre­té, de l’insertion de per­sonnes en marge, on a aus­si recru­té des pairs-aidants. Il n’y a pas de patho­lo­gie, mais bien une expé­rience qui leur donne donc un savoir sur cette condi­tion et par­tant, des outils dont d’autres pour­raient bénéficier.

Pour revenir à votre proposition de parlement du coronavirus. En quoi ça pourrait consister et comment ça pourrait changer la donne ?

Il s’agit d’une part de reva­lo­ri­ser le rôle des par­le­ments, qui est sou­vent mino­ré par l’imposition d’une ver­ti­ca­li­té lors de crises. Et d’autre part de créer une ins­tance de déli­bé­ra­tion, un peu dans l’esprit de Bru­no Latour et son par­le­ment des choses, où des inté­rêts divers seraient repré­sen­tés plus lar­ge­ment face aux enjeux nou­veaux qui se posent en matière de santé.

Au fond, ça existe déjà dans des ins­tances créées dans nos démo­cra­ties depuis le 19e siècle. On recon­nait la néces­si­té d’une inter­ven­tion tech­nique sur un cer­tain nombre de pro­blèmes, et on crée donc des ins­tances d’expertises pour plan­cher sur ces ques­tions très pré­cises sui­vant les prio­ri­tés du moment : le loge­ment, la san­té publique, le tra­vail, l’école… La ques­tion qui se pose, c’est celle du cadrage du pro­blème, qui aujourd’hui sont glo­baux alors que ces ins­tances d’experts planchent sur des réponses par champs très restreints.

Il y a en effet dans ces ins­tances d’expertises un héri­tage du fonc­tion­ne­ment des admi­nis­tra­tions de nos États qui ont été construites durant les trois pre­miers quarts du 20e siècle, c’est-à-dire quand nos États inter­ve­naient direc­te­ment pour consti­tuer et ani­mer des sec­teurs de la vie sociale. Des com­mis­sions spé­cia­li­sées pou­vaient pla­ni­fier de nom­breux sec­teurs de nos vies dans le cadre de l’État pro­vi­dence. Or, depuis 40 ans, avec le néo­li­bé­ra­lisme, on a assis­té à un retrait de l’État qui a pro­duit un émiet­te­ment de pro­blèmes pour­tant imbri­qués les uns avec les autres. Cet émiet­te­ment se tra­duit par exemple dans la dés­ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion de la psy­chia­trie par le fait qu’on ren­voie les gens chez eux, qu’on ferme les grandes ins­ti­tu­tions. Les pro­blèmes de san­té men­tale de ces gens qui rentrent chez eux vont dès lors être pris en charge par une diver­si­té de ser­vices (aide au loge­ment, ser­vices sociaux…) qui ne sont pas inté­grés comme ça l’était dans le cadre d’une vaste ins­ti­tu­tion de san­té men­tale. On va donc se retrou­ver par exemple avec des ques­tions de san­té men­tale dans le loge­ment puisque quand on ren­voie les per­sonnes avec des pro­blèmes psy­chia­triques dans les HLM, la san­té men­tale devient un enjeu pour les HLM.

C’est pré­ci­sé­ment cette trans­ver­sa­li­té des pro­blèmes qui rend les grandes ins­tances d’expertises beau­coup moins effi­caces aujourd’hui, car elles ne sont plus tout à fait en phase avec les pro­blèmes tels qu’ils se posent puisque les situa­tions sont deve­nues beau­coup plus fluides. Les pro­blèmes de san­té cir­culent dans toutes les sphères de nos vies. Ce sont, à l’école, les ques­tions d’échecs sco­laires ; au tra­vail, les ques­tions de har­cè­le­ments, de burn out, de risques psy­cho­so­ciaux ; dans le loge­ment, de mal-loge­ment, de syn­drome de Dio­gène… Les ques­tions de san­té ne sont donc plus seule­ment une affaire de méde­cins, mais deviennent mul­ti­di­men­sion­nelles. Un fait social total comme le Covid l’a encore prou­vé récem­ment. Or, nos ins­tances d’expertises, conçues en silo, sur des enjeux spé­ci­fiques, ont ten­dance à ne plus avoir de prise sur ces phé­no­mènes. D’où le besoin d’autres formes de fonc­tion­ne­ments démo­cra­tiques qui passent par la mobi­li­sa­tion des indi­vi­dus, par la consul­ta­tion, par la rue, et qui bous­culent à rai­son le fonc­tion­ne­ment de l’expertise et des gouvernements.

Justement, la démocratie n’est pas seulement faite de négociations policées, c’est aussi du conflit, du dissensus, du rapport de forces… Comment les associations d’usagers plus militantes peuvent peser dans le débat et la prise de décisions ?

Elles le font avec leurs outils, avec l’activation et l’invention de tout un réper­toire d’actions col­lec­tives et d’interpellations qui sont propres aux mou­ve­ments sociaux depuis les débuts du mou­ve­ment ouvrier.

Et comme on a pro­duit du savoir, par exemple mar­xiste, sur des ques­tions de tra­vail et d’économie, à oppo­ser à la vision patro­nale, on doit, pour pou­voir être enten­du, pro­duire de la connais­sance dans le champ médi­cal. C’est par exemple pour­quoi dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions de lutte contre le Sida, comme Act-Up, ont déve­lop­pé une vraie exper­tise en termes d’essais cli­niques, de pro­duc­tion des trai­te­ments, de tra­vail sur les pro­ces­sus par les­quels on pro­duit et valide les trai­te­ments afin de les accé­lé­rer, les amen­der, les transformer.

On a aus­si des stra­té­gies d’indépendance finan­cière. L’exemple le plus connu, c’est celui des per­sonnes atteintes de myo­pa­thie réunies au sein de l’Association Fran­çaise de Myo­pa­thie (AFM) qui ont mis en place un sys­tème de finan­ce­ment via un show télé­vi­sé bien connu : le Télé­thon. Au départ, il s’agissait de récol­ter de l’argent pour finan­cer la recherche sur cette patho­lo­gie. Mais devant le suc­cès et les sommes consi­dé­rables récol­tées, ils se sont retrou­vés avec la pos­si­bi­li­té non seule­ment de pou­voir finan­cer des recherches exis­tantes, mais aus­si de pou­voir orga­ni­ser eux-mêmes la recherche, en met­tant en place un comi­té visant à sus­ci­ter, orien­ter, enca­drer des recherches vers des pistes qu’ils jugeaient eux-mêmes prometteuses.

Et en psychiatrie ?

La ques­tion des mou­ve­ments d’usagers en psy­chia­trie est plus com­pli­quée. On y a tou­jours eu la ten­ta­tion de par­ler à la place des patients. Ten­ta­tion plus forte encore que dans d’autres sec­teurs de la san­té, car en psy­chia­trie le patient est sup­po­sé être alié­né par sa mala­die men­tale et qu’il est donc à libé­rer. Cette idée est même consti­tu­tive de l’histoire de la psy­chia­trie depuis deux siècles. Le mythe fon­da­teur de la dis­ci­pline, c’est Phi­lippe Pinel, un méde­cin, qui libère lit­té­ra­le­ment des malades de leurs chaines. On a donc connu de nom­breux mou­ve­ments en psy­chia­trie visant à libé­rer les alié­nés, à leur don­ner accès à une citoyen­ne­té, mais aucun ne vient des malades eux-mêmes jusque dans les années 1970. Y com­pris d’ailleurs l’antipsychiatrie qui est un mou­ve­ment de contes­ta­tion de la psy­chia­trie mis en place par des psychiatres.

Les vrais mou­ve­ments d’usagers en psy­chia­trie ne sont arri­vés qu’à la fin des années 1970 avec en France, le « Groupe Infor­ma­tion Asile », en Bel­gique, les « Émarges men­taux », ou encore aux États-Unis, des groupes de « sur­vi­vants de la psy­chia­trie ». On est moins ici dans la contes­ta­tion des savoirs par les groupes de malades – notam­ment parce que ce débat est déjà très vif par­mi les psy­chiatres –, mais plu­tôt dans celle – notam­ment sur le plan juri­dique – des condi­tions des soins psy­chia­triques, et par­ti­cu­liè­re­ment des soins sous contraintes qui n’existent que pour cette spé­cia­li­té. Aux États-Unis, les sur­vi­vants de la psy­chia­trie ont com­men­cé par contes­ter les trai­te­ments for­cés aux neu­ro­lep­tiques des per­sonnes hos­pi­ta­li­sées, qu’elles le soient contre leur volon­té ou non. Ain­si, le fait que vous soyez contraint de res­ter dans un hôpi­tal psy­chia­trique ne devrait pas don­ner le droit à votre psy­chiatre de vous admi­nis­trer des médi­ca­ments neu­ro­lep­tiques sans votre accord. Ce mou­ve­ment a été un suc­cès et il a contri­bué de façon déci­sive à poser la ques­tion de ce que pour­rait être un soin non contraint en psy­chia­trie et à mettre en ques­tion le rap­port qu’entretient cette dis­ci­pline, his­to­ri­que­ment, à la contrainte. Plus récem­ment, le mou­ve­ment des « Enten­deurs de voix », implan­té dans la plu­part des pays euro­péens, reven­dique pour sa part d’interroger la nor­ma­li­té et milite pour une autre qua­li­fi­ca­tion de leur patho­lo­gie. Il essaye ain­si de resi­tuer l’expérience de l’hallucination audi­tive comme une expé­rience nor­male – qui peut certes par­fois tour­ner mal pour cer­tains –, mais pour laquelle il existe en tout cas un ensemble de savoir-faire pour vivre avec et les gérer sans médicaments.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code