Stop, la coupe est pleine

Des ateliers cuisine pour éduquer les pauvres ?

Illustration : Emilia Tillberg

En matière d’alimentation, une fâcheuse ten­dance existe, celle de vou­loir « édu­quer » les pauvres plu­tôt que de réflé­chir ensemble à ces enjeux qui nous concernent tous et toutes. Une véri­table vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle qui culpa­bi­lise au lieu d’émanciper comme le déve­loppe régu­liè­re­ment Chris­tine Mahy, la secré­taire géné­rale du Réseau wal­lon de lutte contre la pau­vre­té. Dans cette carte blanche publiée par la revue Tchak!, que le maga­zine pay­san et citoyen nous auto­rise aima­ble­ment à repro­duire, elle rend compte de pra­tiques de ter­rain délé­tères qu’il convien­drait d’abandonner au pro­fit d’une repo­li­ti­sa­tion de ces questions.

S’il y a une vio­lence ultime qui peut être infli­gée aux per­sonnes, aux ménages, qui vivent dans le trop peu de tout, c’est de les consi­dé­rer d’abord comme des incom­pé­tents à édu­quer avant de leur garan­tir la sor­tie de la pau­vre­té par l’accès aux droits.

Dans ce type d’approche, la ges­tion de la pau­vre­té béné­fi­cie d’un bou­le­vard pour une mul­ti­tude d’initiatives publiques, pri­vées et asso­cia­tives, qui cherchent à convaincre qu’il est tou­jours pos­sible de faire plus avec moins par l’éducation. Une édu­ca­tion qui per­met­trait de com­bler le reve­nu qui s’écrase, le mal-loge­ment qui mange le bud­get, le stress qui épuise, la mono­pa­ren­ta­li­té bru­ta­li­sée, l’endettement impos­sible à évi­ter, le report de soins par manque de moyens, le temps consa­cré à la débrouille de sur­vie, la course à la jus­ti­fi­ca­tion pour arra­cher ou ne pas perdre du droit !

Quand, à l’économie que l’éducation pour­rait soi-disant géné­rer dans le por­te­feuille, les mêmes acteurs ajoutent les argu­ments de la pré­ven­tion san­té – « Ils sont obèses ou malades parce qu’ils mangent mal… » ; celui du frein à l’évolution vers une autre éco­no­mie en faveur du cli­mat – « Ils vont tous dans les grandes chaînes bon mar­ché… » ; celui de la méri­to­cra­tie indi­vi­duelle – « Ils ne font pas d’efforts pour sor­tir de leurs condi­tions… d’autres l’ont bien fait… ». Et, cerise sur le gâteau – « Bien man­ger ne coûte pas plus cher car la quan­ti­té de mau­vaise qua­li­té bon mar­ché est com­blée par une disette de bonne qua­li­té qui ras­sa­sie davan­tage… »…  Eh bien tous les ingré­dients de la recette de l’abandon de la lutte majeure contre la réduc­tion des inéga­li­tés et les injus­tices sociales sont réunis !

Ils sont cer­nés… les pauvres !

Pour les plus de 25 % de ménages en Wal­lo­nie qui tirent le diable par la queue, et dra­ma­ti­que­ment bien plus encore à Bruxelles, qu’ils vivent avec des reve­nus sous le seuil de pau­vre­té ou juste au-des­sus, qu’ils tra­vaillent ou pas, la coupe est pleine… pleine de rage !

Quand ce n’est pas le CPAS qui pro­pose, lorsqu’il n’impose pas, la fré­quen­ta­tion d’ateliers cui­sine, c’est par­fois l’associatif qui perd la bous­sole en ver­sant dans l’éducation des pauvres au bien-man­ger ; quand ce n’est pas une grande chaîne de maga­sin qui pro­pose publi­ci­tai­re­ment des recettes dites « à prix écra­sés » avec leurs pro­duits indus­triels et la col­la­bo­ra­tion de cer­tains CPAS, c’est la fier­té des por­teurs de l’aide ali­men­taire de mettre par­fois des pro­duits frais de qua­li­té dans les colis qu’il s’agit d’apprécier.

Quand ce n’est pas le juge­ment de valeur qui fait mal pour long­temps lorsque l’école pointe du doigt ce que l’enfant a ou n’a pas dans sa boîte à tar­tines, c’est le dépliant de luxe en papier gla­cé d’un acteur de la san­té qui laisse pen­ser que ce n’est pour­tant pas si dif­fi­cile ; quand ce ne sont pas les mul­tiples émis­sions télés et radios qui magni­fient le bien-man­ger, le plus sou­vent de luxe, comme une évi­dence et la concur­rence comme une sti­mu­la­tion saine, c’est la publi­ci­té du mar­ché du ter­roir au plan local comme le lieu ver­tueux à fréquenter !

Impos­sible que leur échappe le fait qu’ils sont pié­gés dans la mal­bouffe, qu’ils sont le por­te­feuille et le mar­ché de la mal­bouffe, qu’ils sont la pou­belle des inven­dus et des riches, qu’ils sont nour­ris par l’aide ali­men­taire cache-sexe de l’illégitime et vio­lente pau­vre­té ins­ti­tu­tion­na­li­sée. Et, fina­le­ment, qu’ils sont sans doute incom­pé­tents tant en ges­tion bud­gé­taire qu’en choix ali­men­taire, qu’en capa­ci­té culi­naire, et qu’ils sont donc à édu­quer quand ce n’est pas à rééduquer.

La nour­ri­ture, variable d’ajustement

Et pour­tant ils savent… que pour eux la nour­ri­ture est une des variables d’ajustement du ménage pauvre. Les pro­pos sui­vants, extraits de témoi­gnages de témoins du vécu-militant⸱e⸱s au sein du RWLP, sont légion :

  • « Je paye l’indispensable et puis on fera comme on peut pour se nour­rir avec le reste… »
  • « On ira au colis ce mois-ci, on ira au res­to du cœur, je pas­se­rai à l’épicerie sociale… »
  • « Faut que je garde pour le train pour aller au colis sinon on ne fini­ra pas la fin du mois… »
  • « Ce mois-ci il y avait des gâte­ries pour les enfants dans le colis, ouf pour les col­la­tions de l’école même si c’est pas celles que l’école demande… »
  • « T’as vu les prix dans les maga­sins, même au moins cher… »
  • « Je connais les prix au cen­time près, va deman­der ça à un riche… »
  • « Ceux qui avaient les moyens se sont rués sur la pub, ils ont tout emporté… »
  • « J’aimerais bien lui ache­ter des bonnes chaus­sures, impos­sible de sor­tir l’argent en une fois, il faut être riche pour être pauvre… »

Et pour­tant ces mamans savent… com­ment inven­ter, solu­tion­ner, contour­ner, don­ner l’illusion : « Je ser­vais le repas à mes filles et moi à table. Je trou­vais une excuse pour ne pas man­ger en même temps qu’elles de façon à remettre ma part dans la cas­se­role une fois qu’elles avaient quit­té la table pour allon­ger le repas du lendemain ». 

Ou encore : « J’ai vite com­pris que je ne devais plus prendre mes enfants avec moi pour faire les courses quand je me suis ren­du compte que je devais leur dire non à tout, même à des trucs de base qu’il aurait été nor­mal d’acheter ». 

Et aus­si : « Ils sont ados, ils ont faim tout le temps. Main­te­nant je cache parce que quand ils me vident le fri­go en se rele­vant le soir ou quand je ne suis pas là, je ne sais pas aller rache­ter dans le mois ».

Et encore : « Je le sais bien que c’est mieux de man­ger de la soupe et des légumes, mais je vous jure qu’un hachis par­men­tier avec une grosse sauce et beau­coup de pommes de terre, ça les calle pour la journée ».

Et tou­jours : « Les restes, les colis, oui ça aide… mais à un moment don­né t’en peux plus de devoir faire avec ce qu’il y a. Et tu dois sou­vent aller cher­cher à plu­sieurs endroits pour arri­ver à com­po­ser des repas com­plets… c’est dur d’aller deman­der partout ».

Et aus­si : « Les col­la­tions à l’école, ça doit être des fruits, des pro­duits lai­tiers, ou des choses sans embal­lage… Mais les fruits à la mai­son, c’est par­fois quand le bud­get va un peu mieux ; les pro­duits lai­tiers, ça, ça va encore parce que dans les colis ali­men­taires, tu reçois sou­vent beau­coup de yoghourt, t’a inté­rêt à aimer ; les col­la­tions sans embal­lage, ben ça c’est la m… parce que le bon mar­ché sans embal­lage tu peux cou­rir… et l’emballage de toute façon tu l’as à la maison ! » ; 

Et encore : « T’as déjà essayé de faire bien à man­ger avec deux taques élec­triques et un comp­teur à bud­get ? Ben moi, ce que je fais, je me prive la semaine pour gar­der de quoi rechar­ger ma carte le week-end quand j’ai les enfants pour arri­ver à leur faire mieux à manger… » 

Et tou­jours : « J’en ai marre qu’on me dise que je vais m’en sor­tir parce que je ferai un légume avec le blanc de poi­reau et de la soupe avec le vert… Ils pensent qu’on est con ? S’ils croient que c’est avec ça que j’arriverai à bou­cler la fin du mois, ils se foutent de notre g… »

Et aus­si : « Je n’allais plus au mar­ché près de chez moi le dimanche. L’odeur des pou­lets rôtis me don­nait une envie folle et j’étais inca­pable de me faire ce plai­sir. Main­te­nant que mes reve­nus ont aug­men­té, de temps en temps, je me fais ce plai­sir… Et encore, il y a ceux de qua­li­té et les autres… »

Et enfin ; « Quand le pota­ger com­mu­nau­taire donne bien, on a des légumes régu­liè­re­ment et gra­tuits… Mais bon, il fau­drait cela tout le temps et pour tout le monde… » ; « Qu’est-ce qu’elles pensent les assis­tantes sociales ? Qu’on ne sait pas ce qui est bon… ».

Une vio­lence ins­ti­tu­tion­na­li­sée extrême

Et pour­tant, ils ont su, ils ont oublié, ils ont vou­lu oublier ! La perte de mémoire des savoirs est par­fois deve­nue le meilleur moyen de tenir et de conti­nuer à sau­ver sa peau ! Car oui la pau­vre­té durable abîme, fait perdre des forces, des moyens et des com­pé­tences. Lorsqu’il s’agit de concen­trer son éner­gie et sa créa­ti­vi­té pour la sur­vie du quo­ti­dien tout le temps, la broyeuse impi­toyable des poten­tiels est en route !

Oui la pau­vre­té durable peut conduire à un estom­pe­ment de la norme qua­li­ta­tive en toute matière… car com­ment vivre dans le regret de l’impossible ! Le refuge dans la satis­fac­tion de ce qu’est le quo­ti­dien répé­ti­tif, de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année, même dans le trop peu de tout, est deve­nu vital !

Et puis l’habitude, l’habituation sour­noise, et les pra­tiques de débrouille s’installent, parce que c’est vital… la spi­rale de l’appauvrissement de toutes les res­sources est en route ! Lais­ser une par­tie de la popu­la­tion dans cette pau­vre­té durable, et en orga­ni­ser la ges­tion en y ajou­tant la couche édu­ca­tive, plu­tôt que de s’attaquer aux inéga­li­tés qui en sont la source, est d’une vio­lence ins­ti­tu­tion­na­li­sée extrême.

Alors, la moindre des choses, écou­tons-les, et agis­sons à par­tir d’eux et avec eux ! Car les savoirs se réveillent s’ils sont res­pec­tés, les com­pé­tences s’acquièrent si elles sont en phase avec les choix et les tem­po­ra­li­tés des per­sonnes, le droit à l’aisance se conquière pour toutes et tous si col­lec­ti­ve­ment nous nous fédé­rons avec les aban­don­nés dans la pau­vre­té durable.

Par­mi les acteurs inves­tis dans le com­bat pour une ali­men­ta­tion saine et durable, en faveur du cli­mat, de l’environnement et de la bio­di­ver­si­té, cer­tains s’inscrivent aujourd’hui dans cette dyna­mique-là. Alors ils n’éduquent pas, ils font de l’éducation per­ma­nente, de l’éducation popu­laire, de la poli­tique avec la popu­la­tion pour construire un rap­port de force qui rende la ges­tion de la pau­vre­té tout aus­si illé­gi­time que l’est la pauvreté.

On peut retrouver cette carte blanche au sommaire du N°5 (printemps 2021) de la revue trimestrielle associative « Tchack! – La revue paysanne et citoyenne qui tranche » mais aussi un ensemble d’articles et d’entretiens qui explorent « les facettes d’une transition alimentaire solidaire, durable sur le plan écologique, innovante sur les plans politique, socio-économique, culturel, ou encore soucieuse de la santé publique ».

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