Féminisme noir : traduction de trois ouvrages clés de Dajmila Ribeiro

Qu’est-ce que le fémi­nisme noir ? Pour­quoi faut-il défi­nir et affir­mer un fémi­nisme noir ? Un homme peut-il être fémi­niste ? Un·e blanc·he peut-il·elle être militant·e anti­ra­ciste ? Autant de ques­tions pour les­quelles, la cher­cheuse en phi­lo­so­phie poli­tique et acti­viste bré­si­lienne, Dja­mi­la Ribei­ro pro­pose des réponses dans trois ouvrages aus­si courts qu’efficaces, tra­duits et publiés par les édi­tions Ana­coa­na. L’autrice y démontre pour­quoi le fémi­nisme ne sau­rait véri­ta­ble­ment lut­ter contre les inéga­li­tés sans être acti­ve­ment anti­ra­ciste, en même temps qu’elle contri­bue à ren­for­cer une com­pré­hen­sion des racines colo­niales du racisme et de son ancrage dans les struc­tures pro­fondes de nos socié­tés. Tour d’horizon d’une pen­sée mili­tante stimulante.

Le pre­mier de ces trois essais, Chro­niques sur le fémi­nisme noir, réunit une série d’articles intro­duite par un court récit auto­bio­gra­phique dans lequel l’autrice raconte sa pro­gres­sive prise de conscience du racisme struc­tu­rel omni­pré­sent au Bré­sil, pour­tant sou­vent rap­pro­ché de la notion même de métis­sage. Ce qui rap­pelle au pas­sage que le métis­sage bré­si­lien est sur­tout le fruit de rela­tions sexuelles non-consen­ties (des viols) entre les femmes esclaves noires et leurs pro­prié­taires blancs). Dja­mi­la Ribei­ro traque les mani­fes­ta­tions de ce racisme dans diverses situa­tions de l’actualité sociale, poli­tique et média­tique bré­si­lienne, y com­pris dans les dis­cours fémi­nistes majo­ri­taires qui construisent des reven­di­ca­tions — comme le droit à accé­der au monde du tra­vail par exemple — ne pre­nant pas en compte la situa­tion concrète et dif­fé­ren­ciée des femmes selon leur cou­leur de peau et leur posi­tion dans la socié­té. Les ana­lyses des méca­nismes d’oppression et d’invisibilisation des femmes noires qu’elle expose s’avèrent tout aus­si per­ti­nentes pour mettre en lumière ceux qui s’opèrent sur l’ensemble des femmes raci­sées en Europe. Consi­dé­rant le fémi­nisme comme un pro­jet de trans­for­ma­tion civi­li­sa­tion­nelle, la phi­lo­sophe rend visible l’intrication entre les dyna­miques sexistes et racistes dans les socié­tés capitalistes.

Dans La place de la parole noire, répon­dant à celles et ceux qui dénon­ce­raient une forme de sépa­ra­tisme dans la lutte fémi­niste, l’autrice démontre en quoi il est néces­saire d’affirmer la spé­ci­fi­ci­té de la parole noire. En effet, celle-ci dépasse l’enjeu iden­ti­taire : il ne s’agit pas de recon­naitre la par­ti­cu­la­ri­té d’une parole indi­vi­duelle mais bien d’affirmer qu’en tant que groupe, des indi­vi­dus répon­dant au carac­tère construit de « noir·es » affrontent des expé­riences com­munes, doivent faire face à des formes d’oppressions spé­ci­fiques aux­quelles il ne serait pas pos­sible de répondre, ou contre les­quelles il ne serait pas pos­sible de lut­ter, tout en niant cette spé­ci­fi­ci­té. Si le racisme conti­nue d’exister avec tant de force dans des socié­tés qui cherchent à affir­mer hypo­cri­te­ment leur carac­tère non-dis­cri­mi­nant, c’est parce qu’elles attri­buent une dimen­sion pré­ten­du­ment uni­ver­selle à l’expérience de la blanchité.

Questionner la blanchité et s’impliquer dans la lutte

Ain­si, le fait de ques­tion­ner la blan­chi­té est une stra­té­gie pro­po­sée par Dja­mi­la Ribei­ro dans son Petit Manuel anti­ra­ciste et fémi­niste. Jusqu’à ce jour, les débats raciaux se sont foca­li­sés majo­ri­tai­re­ment sur la négri­tude, l’appartenance à une « com­mu­nau­té » noire. Dépla­cer le regard pour inter­ro­ger le fait d’appartenir au groupe tout aus­si construit et non uni­ver­sel des « blancs » est une manière de sou­li­gner non plus seule­ment les dis­cri­mi­na­tions mais éga­le­ment les pri­vi­lèges dont béné­fi­cie une par­tie de la popu­la­tion, et qui sont des héri­tages directs des socié­tés colo­niales et escla­va­gistes. C’est, entre autres, parce qu’à un cer­tain moment de l’histoire nous nous sommes « habitué·es » à assi­mi­ler une cou­leur de peau à une posi­tion sociale, parce que des dis­po­si­tifs légaux ouver­te­ment dis­cri­mi­na­toires ont posé les bases de notre sys­tème éco­no­mique, que les noir·es et les per­sonnes racisé·es conti­nuent d’être les pre­mières vic­times des méca­nismes d’oppression.

Recon­naitre que l’on n’est pas esclave mais esclavagisé·e, c’est don­ner à voir non pas une essence mais une forme vio­lente d’exercice d’un pou­voir qui a mar­qué pour des siècles les repré­sen­ta­tions. « Le racisme est un sys­tème d’oppression qui nie des droits, et non pas le simple acte de volon­té d’un indi­vi­du. » écrit-elle, insis­tant sur le fait que l’inaction est une autre manière de repro­duire l’exercice d’une domi­na­tion et d’une déshu­ma­ni­sa­tion d’une par­tie de la popu­la­tion pla­né­taire. La pra­tique anti­ra­ciste est une pra­tique quo­ti­dienne, qui peut com­men­cer, nous dit Dja­mi­la Ribei­ro, par lire des auteur·rices noir·es. Il ne suf­fit pas de ne pas être raciste, ce n’est pas une ques­tion per­son­nelle. Il s’agit de lut­ter contre les struc­tures oppres­sives en tran­chant une fois pour toutes, par exemple, sur la polé­mique autour des poli­tiques affir­ma­tives — for­mule pré­fé­rée à celle de dis­cri­mi­na­tions posi­tives — notam­ment en matière d’éducation. La culture du mérite qui pré­tend que toutes les posi­tions sont acces­sibles à celui ou celle qui four­nit suf­fi­sam­ment d’efforts, héroï­sant celle ou celui qui y par­vient, bien qu’issu·e des classes les plus défa­vo­ri­sées, est une autre manière de natu­ra­li­ser la vio­lence qui fait que pour certain·es l’accès à l’éducation est un combat.

S’appuyant sur des exemples par­lants, des don­nées pré­cises et un héri­tage de pen­sées puis­santes d’auteur·rices brésilien·nes et étasunien·nes, l’écriture de Dja­mi­la Ribei­ro, fluide et vivante, offre l’occasion d’accéder à une meilleure com­pré­hen­sion des méca­nismes d’oppression propres à n’importe quel pays occi­den­tal et à un niveau supé­rieur de conscience cri­tique. Elle donne ain­si des clés, pour que chacun·e, depuis le lieu qu’ille occupe de fait dans la socié­té, sai­sisse le rôle qu’ille a à jouer pour lut­ter contre la repro­duc­tion inexo­rable des inéga­li­tés et puisse par­ti­ci­per peut-être enfin à la construc­tion d’une socié­té anti­sexiste et antiraciste.

Chroniques sur le féminisme noir, Petit Manuel antiraciste et féministe et La place de la parole noire viennent de paraitre aux Éditions Anacaona, qui proposent des traductions d’ouvrages de littérature et de recherches brésiliennes traitant de féminisme et de diversité.

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