Statut de cohabitant·e

Fin des visites impromptues à La Louvière

Illustration : Vanya Michel

Nico­las Godin est pré­sident du CPAS de La Lou­vière. Dès son entrée en fonc­tion, en 2019, il a déci­dé de mettre fin aux visites domi­ci­liaires impromp­tues effec­tuées par le per­son­nel de son CPAS pour véri­fier si les béné­fi­ciaires d’allocations étaient cohabitant·es ou non. Dans ce texte paru dans le der­nier numé­ro des Cahiers de l’éducation per­ma­nente « Cohabitant·e : vie et mort d’un sta­tut injuste », il explique son refus de cau­tion­ner un sys­tème obso­lète qui fabrique de l’injustice.

La coha­bi­ta­tion décrit la situa­tion de plu­sieurs per­sonnes par­ta­geant un même domi­cile. Le sta­tut de coha­bi­tant·e implique un taux de reve­nu plus bas pour les indi­vi­dus allo­ca­taires sociaux. C’est une des consé­quences de notre socié­té néo­ca­pi­ta­liste, où les indi­vi­dus cherchent à s’a­dap­ter aux condi­tions éco­no­miques dif­fi­ciles en par­ta­geant les frais de la vie quo­ti­dienne mais qui entraîne leur pré­ca­ri­sa­tion et une aug­men­ta­tion de la concur­rence entre eux.

Le débat de l’in­di­vi­dua­li­sa­tion des droits sociaux est sur les lèvres des man­da­taires poli­tiques et des militant.es depuis de nom­breuses années. Ce sys­tème ne cesse d’in­fluer sur l’é­qui­libre des rela­tions sociales et conju­gales au sein d’un même foyer. Une série de dérives lui sont attri­buées notam­ment concer­nant un pro­bable glis­se­ment de notre État social de droit vers un État auto­ri­taire de contrôle.

Para­doxa­le­ment, cette socié­té qui nous for­mate à deve­nir de plus en plus indi­vi­dua­liste, ne nous per­met pas de vivre notre indi­vi­dua­li­té et de pré­tendre à une cer­taine autonomie.

Le cadre légal en Belgique

En Bel­gique, le sta­tut de coha­bi­tant·e a connu une évo­lu­tion signi­fi­ca­tive reflé­tant ain­si les chan­ge­ments éco­no­miques, sociaux et juri­diques dans le pays. His­to­ri­que­ment, la coha­bi­ta­tion était consi­dé­rée comme une situa­tion pré­caire carac­té­ri­sée par une absence de pro­tec­tion juri­dique et sociale pour les per­sonnes impliquées.

Au cours des der­nières décen­nies, le gou­ver­ne­ment belge a adop­té des lois pour recon­naitre le sta­tut de cohabitant·e et offrir aux per­sonnes concer­nées cer­tains droits et pro­tec­tions juridiques.

En 1998, une loi a été adop­tée pour offrir aux cohabitant·es une pro­tec­tion en cas de sépa­ra­tion, de décès ou de mala­die de l’un·e des par­te­naires. Mal­gré ces pro­grès, la situa­tion des cohabitant·es en Bel­gique reste pré­caire, notam­ment en ce qui concerne l’oc­troi d’al­lo­ca­tions sociales.

Les cohabitant·es ne sont pas considéré·es comme une uni­té fami­liale à part entière, ce qui signi­fie qu’iels peuvent être sou­mis à des règles d’at­tri­bu­tion plus strictes que les couples mariés. Cette situa­tion reflète les ten­sions et les contra­dic­tions du modèle de notre socié­té belge qui valo­rise la famille tra­di­tion­nelle tout en pri­vi­lé­giant l’in­di­vi­dua­lisme et la concur­rence entre les individus.

La dimen­sion dans laquelle se retrouvent les per­sonnes sous le régime du sta­tut de cohabitant·e est étroi­te­ment liée à la ques­tion de la pro­prié­té pri­vée et de la domi­na­tion éco­no­mique. Les cohabitant·es sont confronté·es à des pres­sions finan­cières crois­santes qui les obligent à vivre ensemble pour éco­no­mi­ser sur les frais de la vie quo­ti­dienne, et ce, d’au­tant plus qu’à l’heure actuelle, un loyer moyen est cal­cu­lé sur deux revenus.

Cette situa­tion reflète la pri­va­ti­sa­tion des moyens de pro­duc­tion et la pré­ca­ri­sa­tion de la vie quo­ti­dienne qui sont toutes les deux des carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales de la socié­té où l’économie pré­do­mine. Nous pou­vons ana­ly­ser ce sta­tut comme l’instrument d’une poli­tique néo­li­bé­rale et d’un contrôle qui fra­gi­lise les plus faibles.

En oppo­si­tion avec les droits prô­nés par la Charte des Droits humains, ce sta­tut et, entre autres, la col­lecte d’in­for­ma­tions concer­nant les usager·ères, ne leur laisse pas le libre choix de vivre en couple, d’hé­ber­ger un proche en dif­fi­cul­té, d’ac­cueillir un·e enfant majeur·e ou encore de quit­ter un conjoint violent, de peur de perdre une par­tie de leur reve­nu mini­mal. Cela fra­gi­lise les rela­tions sociales et intra­fa­mi­liales, en par­ti­ci­pant à la déso­li­da­ri­sa­tion et même par­fois, à un cli­mat délé­tère au sein de la communauté.

La défi­ni­tion de la coha­bi­ta­tion, qui dit que les charges domes­tiques sont régu­lées par les par­ties qui consti­tuent le ménage, est assez uto­pique. Nous le savons, la réa­li­té est bien plus com­plexe et les vio­lences éco­no­miques existent bien et n’ap­pa­raissent sou­vent pas lors d’une visite à domicile.

Dans les CPAS

Au sein des Centres Publics d’Ac­tion Sociale (CPAS), le sujet est brû­lant. Les ayant-droits cohabitant·es sont sou­vent confronté·es à des dif­fi­cul­tés pour béné­fi­cier des pres­ta­tions sociales. Iels sont considéré·es comme des indi­vi­dus éco­no­mi­que­ment liés et sont soumis·es à des condi­tions d’at­tri­bu­tion plus strictes que les per­sonnes iso­lées, comme expli­qué précédemment.

C’est ce sta­tut qui impose les visites domi­ci­liaires, don­nant aux travailleur·euses sociaux·ales le rôle de vérificateur·ice et de juge de bonne foi des béné­fi­ciaires du mini­mum vital. Pour­tant, indi­vi­dua­li­ser les droits et ces­ser de col­lec­ter chaque infor­ma­tion de la vie finan­cière, sociale, sen­ti­men­tale et cultu­relle d’une per­sonne deman­deuse d’aide allé­ge­rait consi­dé­ra­ble­ment le tra­vail des assistant·es sociaux·ales, leur per­met­tant de remettre l’être humain au centre de leur accompagnement.

Aban­don­ner cette convic­tion selon laquelle il faut méri­ter le mini­mum vital, c’est don­ner le temps d’écouter les pro­jets de vie des béné­fi­ciaires et tra­vailler dans un esprit de col­la­bo­ra­tion qui pousse à l’alliance entre travailleur·euse social·e et être humain ; c’est don­ner la chance de vivre dans un loge­ment décent et non pas nour­rir les marchand·es de som­meil dans des habi­tats qui sont des pas­soires énergétiques.

De plus, d’un point de vue ins­ti­tu­tion­nel, le sta­tut de cohabitant·e ne garan­tit pas à la struc­ture du CPAS de « faire des éco­no­mies ». En effet, en n’in­ves­tis­sant pas dans l’é­ga­li­té d’un reve­nu décent pour toutes les par­ties du ménage, nous ren­dons les indi­vi­dus plus pauvres, pré­caires. En met­tant en dif­fi­cul­té ces foyers, ces der­niers font l’ob­jet d’autres demandes d’aide comme par exemple pour leur fac­ture d’énergie.

Du statut de cohabitant·e aux visites domiciliaires

Le débat sur les visites domi­ci­liaires en lien avec le sta­tut de cohabitant·e au sein des CPAS conti­nue de sus­ci­ter de nom­breuses contro­verses. Les CPAS sont char­gés de venir en aide aux per­sonnes en dif­fi­cul­té en leur offrant une aide finan­cière pour répondre à leurs besoins et leur per­mettre d’ac­cé­der à une vie digne. Selon la loi belge et la régle­men­ta­tion, les CPAS ont pour mis­sion de véri­fier si les deux par­te­naires ne fraudent pas le sys­tème actuel en per­ce­vant une aide de manière indi­vi­duelle ou sans avoir décla­ré une autre ren­trée d’argent.

Par consé­quent, les visites domi­ci­liaires sont effec­tuées par les agents sociaux pour s’as­su­rer que les per­sonnes béné­fi­ciaires sont véri­ta­ble­ment dans une situa­tion de pré­ca­ri­té et qu’elles ne vivent pas en concu­bi­nage avec quelqu’un·e qui pour­rait sub­ve­nir à leurs besoins. Si tel est le cas, le CPAS ne leur accor­de­ra pas d’aide financière.

Il me semble per­ti­nent, dans le contexte de ces mis­sions, de ques­tion­ner le rôle des travailleur·euses sociaux·ales lors de ces visites domi­ci­liaires. Quelle est la limite entre recherche d’in­for­ma­tions et contrôle ? Com­ment tis­ser une rela­tion de confiance si les prises d’in­for­ma­tions per­son­nelles se muent en per­qui­si­tion de l’in­ti­mi­té de l’autre ? Quelle pos­ture adop­ter en tant que travailleur·euse social·e et fonc­tion­naire public ?

Les visites domi­ci­liaires ne doivent pas être uti­li­sées comme un moyen de stig­ma­ti­sa­tion des per­sonnes en situa­tion de pré­ca­ri­té. Les CPAS ont un rôle cru­cial à jouer pour aider les per­sonnes vic­times de la socié­té à retrou­ver une situa­tion plus stable, mais cela doit se réa­li­ser en res­pec­tant les droits fon­da­men­taux de chaque indi­vi­du et dans le res­pect de sa personne.

Les visites domi­ci­liaires doivent être effec­tuées de manière ciblée, en fonc­tion des infor­ma­tions dont dis­pose le CPAS, tout en res­pec­tant les droits des per­sonnes concernées.

Rap­pe­lons, éga­le­ment, que les per­sonnes en couple peuvent éga­le­ment être confron­tées à des situa­tions de pré­ca­ri­té et/ou de pau­vre­té, même si leur par­te­naire dis­pose de reve­nus suf­fi­sants pour sub­ve­nir à leurs besoins. Dans ce cas, il est essen­tiel que les CPAS adaptent leurs cri­tères d’at­tri­bu­tion pour prendre en compte la situa­tion de chaque per­sonne, indé­pen­dam­ment de leur sta­tut de cohabitant·e.

Au début de mon man­dat poli­tique en tant que Pré­sident du CPAS de La Lou­vière, les visites domi­ci­liaires de manière impromp­tue avaient tou­jours lieu. C’é­tait un méca­nisme bien rodé, deman­dant aux travailleur·euses sociaux·ales de se fonc­tion­na­ri­ser et de prendre l’ha­bit de l’inspecteur·ice, pour véri­fier, déter­mi­ner, si l’in­di­vi­du avait droit ou non au mini­mum vital. La sub­jec­ti­vi­té de ce qu’est le couple, les dif­fé­rentes manières d’in­car­ner le ménage, l’a­mour et les rela­tions humaines menaient à de nom­breux recours de la part des citoyen·nes qui se voyaient refu­ser une aide. Le cadre flou leur don­nait sou­vent raison.

Deman­der aux indi­vi­dus de se jus­ti­fier auprès des travailleur·euses sociaux·ales et du monde poli­tique pour rece­voir une aide à laquelle tout être humain a droit pour vivre (ou sur­vivre) digne­ment ne concor­dait pas avec mon obé­dience pro­fon­dé­ment de gauche, ren­dait les démarches des intervenant·es nocives, pas­sant de l’ac­com­pa­gne­ment au contrôle, détri­co­tant la rela­tion de confiance au pro­fit d’une rela­tion de pouvoir.

Il est plus que néces­saire d’a­dop­ter une loi et des poli­tiques en lien avec la socié­té actuelle et pro­mou­voir un contexte socié­tal qui per­mette à chaque être humain de vivre son indi­vi­dua­li­té au sein de la col­lec­ti­vi­té qu’il aura choi­sie, dignement.

Fin des visites impromptues au CPAS de La Louvière

Le CPAS de La Lou­vière a pris une déci­sion cou­ra­geuse en met­tant fin aux visites impromp­tues auprès de ses béné­fi­ciaires, une pra­tique contro­ver­sée dans le domaine de l’aide sociale. Cette ini­tia­tive fait suite à une réflexion appro­fon­die sur l’im­pact de ces visites sur les per­sonnes en situa­tion de pré­ca­ri­té ou de pau­vre­té et sur la rela­tion de confiance entre les béné­fi­ciaires et les agents du CPAS ; rela­tion de confiance qui mène à un tra­vail en col­la­bo­ra­tion et per­met aux indi­vi­dus de quit­ter le sta­tut d’allocataire social, accom­pa­gnés vers un pro­jet. C’est inves­tir dans sa per­sonne, de manière plus digne.

Les visites impromp­tues pou­vaient être consi­dé­rées comme une intru­sion dans la vie pri­vée des béné­fi­ciaires, géné­rant de la méfiance et de la peur, ain­si que des sen­ti­ments d’ex­clu­sion et de stigmatisation.

En sup­pri­mant ces visites, le CPAS a non seule­ment réta­bli une rela­tion de confiance mutuelle avec les béné­fi­ciaires, mais a éga­le­ment libé­ré des res­sources pour ren­for­cer l’ac­com­pa­gne­ment social et favo­ri­ser leur auto­no­mie. Cette ini­tia­tive consti­tue donc un exemple à suivre pour tous·tes les acteur·ices de l’aide sociale qui sou­haitent pro­mou­voir une approche plus humaine et res­pec­tueuse des droits des per­sonnes en situa­tion de pré­ca­ri­té. Après un temps d’a­dap­ta­tion, le niveau de ten­sion dont les travailleur·euses sont vic­times a net­te­ment bais­sé. Les visites, sur base de ren­dez-vous, rendent l’ac­com­pa­gne­ment plus res­pec­tueux et fon­dé sur une plus grande consi­dé­ra­tion de la per­sonne et de sa carte du monde.

En tant que Pré­sident de CPAS, je suis convain­cu que nous devons abo­lir ce sta­tut qui ne fait qu’aggraver les dif­fi­cul­tés finan­cières des per­sonnes et les ten­sions familiales.

"Cohabitant·e : vie et mort d’un statut injuste"

Ce numéro 58 des Cahiers de l'éducation permanente de PAC se penche sur le statut de cohabitant·e dénoncé depuis plus de 40 ans par de nombreuses organisations politiques et associatives. En effet, ce statut pénalise de nombreux ménages et individus, notamment les femmes, en diminuant le montant de plusieurs allocations par le simple fait qu’iels partage un logement. Au travers de 11 analyses s’occupant de différents aspects liés à ce statut (féministe, juridique, historique, sociologique…), ce numéro déroule arguments et récits qui en démontrent toute l’injustice. Cette publication poursuit un travail d’information débuté par une vaste campagne menée par PAC avec le CIEP et le MOC en 2022 qui demande la fin de ce statut et revendique l’individualisation des droits en assurance et sécurité sociale pour garantir à tous·tes une protection et une autonomie économique tout au long de la vie.

Disponible sur la boutique de Présence et Action Culturelles

Nicolas Godin est président du CPAS de LA Louvière

Un commentaire

  • Roger ROMAIN a/conseiller ciommunal

    Bra­vo, mais ne pas oublier cepen­dant que c” est un ministre « ”socia­liste » qui a intro­duit pour la 1ère fois le sta­tut de coha­bi­tant dans la légis­la­tion sociale en Bel­gique, début des an nées ’70 ! Cela a coû­té des mil­liards de FBelges, pris dans la poche des vic­times les plus défa­vo­ri­sées du capitalisme, …

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code