Transmissions familiales empêchées

Impossible d’oublier, impossible de se souvenir 

Illustration : Coline Sauvand

Mémoire col­lec­tive et trans­mis­sion géné­ra­tion­nelle ont par­ties liées. Que se passe-t-il quand la trans­mis­sion est impos­sible, que le tra­vail de mémoire ne peut se faire en rai­son de conten­tieux poli­tiques ? Quand un pan de l’histoire de la colo­ni­sa­tion est mis de côté par l’État, l’héritage mémo­riel peut deve­nir un bou­let. Cette amné­sie his­to­rique à l’échelle de la socié­té empêche une trans­mis­sion saine et pro­voque ano­mie sociale et souf­frances chez les des­cen­dants de ceux et celles qui l’ont vécu. Com­ment sor­tir des silences géné­ra­tion­nels pour que l’histoire puisse « se faire » et s’écrire à plu­sieurs mains ?

Dans une famille, un évè­ne­ment dou­lou­reux vécu par une ou plu­sieurs per­sonnes, non « digé­ré », peut géné­rer des dif­fi­cul­tés, des souf­frances, des besoins de répa­ra­tion ou trans­mettre un « endet­te­ment » aux géné­ra­tions qui suivent. Cette obser­va­tion cli­nique concer­nant les trans­mis­sions fami­liales est nom­mée « trans­gé­né­ra­tion­nelle », parce qu’elle se trans­met « sans mots » et le plus sou­vent de manière inconsciente.

Le pro­pos de la cli­nique trans­gé­né­ra­tion­nelle (un cadre d’intervention cli­nique posé par la psy­cho­lo­gie inter­cul­tu­relle) est de se pen­cher sur nos héri­tages. Par­mi ceux-ci, cer­tains sont maté­riels : des briques, des pho­tos, des espaces et toute une série d’objets, plus ou moins pré­cieux aux yeux de celles et ceux qui les trans­mettent ou en héritent. D’autres héri­tages sont imma­té­riels : les « his­toires de famille », les dis­cours sur les res­sem­blances entre un nou­veau-né et tel aïeul ou le des­tin par­ti­cu­lier de cer­tains de nos ascen­dants, qui nous sont racon­tés et tra­versent les géné­ra­tions, por­tés par des mots.

Et puis il y a aus­si, par­mi ces héri­tages imma­té­riels, des évè­ne­ments (fami­liaux ou his­to­riques), des ascen­dants oubliés (volon­tai­re­ment ou non), dont la trans­mis­sion est carac­té­ri­sée par le silence, par une absence de dis­cours, ce qui ne fait pas entrave à leur trans­mis­sion. Ces héri­tages silen­ciés sont par­fois très encom­brants. Telles des valises invi­sibles venues d’un pas­sé, proche ou loin­tain, ces héri­tages deviennent le fil à la patte ou le bou­let qui enchaine et entrave la capa­ci­té à che­mi­ner, pour par­ve­nir à accom­plir ce voyage essen­tiel qui per­met à chacun·e d’aller à la ren­contre de lui/elle-même et de l’Autre. La cli­nique trans­gé­né­ra­tion­nelle a pour objet de débus­quer et remettre des mots sur ces trans­mis­sions muettes, afin de faire cir­cu­ler à nou­veau l’énergie et per­mettre une trans­mis­sion saine entre les géné­ra­tions. Si cette méthode explore, dans le cadre des entre­tiens cli­niques, les sources de nom­breuses souf­frances indi­vi­duelles, elle ne peut igno­rer les contextes glo­baux, notam­ment poli­tiques et sociaux, qui sont par­fois à l’origine de ces souffrances.

Ain­si, les évè­ne­ments dou­lou­reux ou vio­lents tels que pro­duits par la colo­ni­sa­tion peuvent avoir les mêmes impacts trans­gé­né­ra­tion­nels, avec la par­ti­cu­la­ri­té sup­plé­men­taire qu’ils font l’objet dans le meilleur des cas d’un « conten­tieux » et dans le pire des cas d’un déni, qui lient entre eux les États concer­nés (la France et l’Algérie, ou la Bel­gique et le Congo, par exemple) et bien enten­du éga­le­ment leurs citoyens respectifs.

Lorsque les des­cen­dants de citoyen·nes issus d’un État ayant été colo­ni­sé par un autre vivent dans ce der­nier, on peut ima­gi­ner la com­plexi­té qui en découle : non seule­ment les souf­frances sont « silen­ciées » au sein des familles (la « petite » his­toire), mais en plus, les évè­ne­ments qui sont à l’origine de ces souf­frances ne sont pas recon­nus ni inclus dans la « grande His­toire ». Dif­fi­cile dès lors d’entamer un tra­vail de « répa­ra­tion », indi­vi­duelle, sur le plan cli­nique, et col­lec­tive, sur les plans poli­tique et social.

LA COLONISATION FRAPPÉE D’AMNÉSIE SOCIALE

Au sujet de l’amnésie his­to­rique, l’Europe n’en est pas à son coup d’essai : l’histoire colo­niale, l’histoire de l’immigration, l’histoire de la contri­bu­tion des com­bat­tants issus des colo­nies aux deux conflits mon­diaux sont absentes des manuels sco­laires et des grands récits his­to­riques, ou, dans le meilleur des cas, réécrits dans un objec­tif de dédoua­ne­ment face aux atro­ci­tés et injus­tices com­mises dans ces contextes his­to­riques. Je ne cite­rai, à titre d’exemple, que la ten­ta­tive d’inscription des bien­faits de la colo­ni­sa­tion dans les manuels sco­laires, en France. Un lien existe pour­tant, entre ces étranges amné­sies et la haine de l’Occident1 d’une part et les mou­ve­ments de repli sur soi de des­cen­dants d’immigrés, notam­ment « post­co­lo­niaux », d’autre part.

Dans ses recherches, le socio­logue Mau­rice Halb­wachs2 se penche sur les effets d’évènements vio­lents et trau­ma­ti­sants à l’échelle de toute une com­mu­nau­té humaine : plus un évè­ne­ment est trau­ma­ti­sant pour une socié­té, plus pro­fon­dé­ment celle-ci l’enfouit-elle dans sa mémoire. Un temps long est néces­saire pour que cet évè­ne­ment res­sur­gisse en tant qu’objet d’analyse pos­sible et, durant ce temps d’enfouissement, pas de tra­vail de mémoire pos­sible, le groupe social est désar­mé face à cet évè­ne­ment qu’aucune caté­go­rie pré­exis­tante de la pen­sée sociale ne per­met de com­prendre. Les tra­vaux d’Halbwachs per­met­traient de com­prendre les comptes deman­dés par les ex-colo­ni­sés à leurs oppres­seurs après de très longues périodes de silence, et ce bien long­temps après les périodes de déco­lo­ni­sa­tion, pour peu qu’elles aient pris fin.

Qu’en est-il de la trans­mis­sion de leur his­toire auprès des des­cen­dants d’immigrés, que ces der­niers soient issus des colo­nies, qu’ils aient com­bat­tu auprès des sol­dats euro­péens contre le nazisme, ou encore qu’ils aient rejoint l’Europe sous cou­vert d’accords éco­no­miques bila­té­raux ? Tant dans les familles que dans les livres d’histoire, ces évè­ne­ments ne sont ni racon­tés, ni trans­mis. Les rai­sons de ces silences, propres à chaque acteur concer­né, ne seront pas évo­quées ici. Je me pen­che­rai sur les effets de ceux-ci.

SILENCIER EMPÊCHE D’ARCHIVER

Si l’histoire d’une com­mu­nau­té n’est pas ins­crite dans l’Histoire d’une socié­té humaine, les sou­ve­nirs dou­lou­reux ne peuvent s’inscrire dans une mémoire col­lec­tive recon­nue et ils entravent l’affiliation à la socié­té. Impos­sible d’oublier, impos­sible de se sou­ve­nir résume la psy­cha­na­lyste Alice Cher­ki3. Il est impos­sible d’archiver dans sa mémoire des évè­ne­ments dont on n’a pas pris connais­sance. Mais si les faits ne sont pas trans­mis, les émo­tions et res­sen­tis qui les accom­pagnent, eux, le sont, de géné­ra­tion en géné­ra­tion : c’est un point com­mun entre les des­cen­dants des sol­dats ou des tra­vailleurs immi­grés issus des colonies.

Actuel­le­ment, l’histoire des faits qui concerne leurs ascen­dants, qu’ils soient liés aux conflits mon­diaux, à la colo­ni­sa­tion ou à l’immigration, est très peu racon­tée et cir­cule peu ou pas dans les canaux de trans­mis­sion de « l’Histoire », notam­ment via les manuels sco­laires et plus pré­ci­sé­ment les conte­nus des pro­grammes d’histoire. Rares sont les élèves qui sortent de l’enseignement secon­daire en connais­sant l’histoire mul­ti­cul­tu­relle de la Bel­gique. Or il est néces­saire, pour tous ces citoyens, de trou­ver la bonne dis­tance entre com­mu­nau­té d’origine et place dans la socié­té, de per­mettre l’installation d’une « dis­tance cri­tique », autant du côté des ori­gines que de celui de la socié­té dans laquelle ils vivent et dont ils font partie.

Une res­tau­ra­tion de la cir­cu­la­tion de ces faits his­to­riques per­met­trait imman­qua­ble­ment la construc­tion de cette bonne dis­tance, comme le sou­ligne Ben­ja­min Sto­ra. His­to­rien du colo­nia­lisme fran­çais en Algé­rie, il iden­ti­fie trois maté­riaux qui per­mettent le tra­vail his­to­rique : les docu­ments et les sources écrites, la mémoire et la source orale et plus récem­ment les images. Le sta­tut de la mémoire fait débat dans le monde des his­to­riens, celle-ci n’est pas consi­dé­rée par tous comme source scien­ti­fique valide. Pour­tant, dit Sto­ra « le tra­vail his­to­rique de la mémoire est irrem­pla­çable, sur­tout dans les situa­tions de cata­clysmes, de catas­trophes, de rup­tures, de deuils, d’arrachements et même de silence. Mais il y a encore des his­toires qui conti­nuent à être faites à par­tir des sources (…) et qui conti­nuent à se méfier abso­lu­ment de la parole des vic­times ! »4

Cette méfiance s’explique, tou­jours selon ce cher­cheur, par le sta­tut de la parole dans la construc­tion de l’« His­toire », qui ne peut se faire sans entendre tous les pro­ta­go­nistes d’un évè­ne­ment his­to­rique. Pour illus­trer son pro­pos, il évoque la loi du 23 février 2005 en France (loi recon­nais­sant un rôle posi­tif à la colo­ni­sa­tion) : « Ce qui m’a le plus inté­res­sé, c’est que la France fait une loi sur la ques­tion colo­niale sans se don­ner la peine d’entendre la parole de l’autre. C’est si bien la colo­ni­sa­tion ? Et bien, qu’en pensent les anciens colo­ni­sés ? C’est incroyable d’écrire une his­toire qui concerne tout le monde : les blancs, les noirs, les colo­ni­sés, les « anti-colo­ni­sés »… com­ment écrire cette his­toire-là en écou­tant qu’une seule parole ? »5

L’hypothèse de Sto­ra est que cette écri­ture et ce récit offi­ciel de « l’Histoire » empêchent la prise en compte de l’autre, par le déni de sa parole. Comme si la « véri­té his­to­rique » des faits n’était conte­nue que dans une seule ver­sion, qui inva­lide les mémoires qui souffrent, qui sont bles­sées, alors qu’elles détiennent aus­si une par­tie de la véri­té his­to­rique et disent aus­si une forme d’authenticité. Pour construire une His­toire offi­cielle plus col­lec­tive, toutes les mémoires doivent être incluses et trou­ver leur place dans le récit offi­ciel, sans pour autant tom­ber dans le piège de la tyran­nie de la mémoire. Ne pas y œuvrer, c’est prendre le risque de voir un jour se réveiller une mémoire révol­tée, habi­tée par des sen­ti­ments d’injustice et d’exclusion. Le rôle de l’historien, tou­jours selon Sto­ra, consiste à faire bou­ger les choses au niveau de la connais­sance et de la recon­nais­sance, de faire chan­ger les choses dans la société.

SORTIR LES ENFANTS DE L’ACTUEL

La trans­mis­sion des évè­ne­ments cachés ou oubliés de l’Histoire offi­cielle qui concerne les des­cen­dants des migrants est essen­tielle, et se trouve aujourd’hui au cœur d’un double silence. Elle est coin­cée entre une absence de trans­mis­sion offi­cielle et un silence, une absence d’histoire dans les récits familiaux.

Les pères des années 80, des­cen­dants de ces com­bat­tants et des immi­grés qui ont contri­bué à la construc­tion de l’Europe, n’ont pas reçu grand-chose en héri­tage : absence de trans­mis­sion du côté de leurs pères réels et silence dans la trans­mis­sion de l’Histoire de la socié­té dans laquelle ils vivent et sont nés, pour la plu­part. « Que vou­lez-vous qu’ils trans­mettent à leur tour ? Ces enfants d’aujourd’hui ont été dans une double absence de trans­mis­sion, à la fois de l’école et de la France, et à la fois du point de vue de ce qui a été leur héri­tage fami­lial, per­son­nel intime (…) Donc, il y a un sen­ti­ment de vide »6 ana­lyse Stora.

Alice Cher­ki nomme « enfants de l’actuel » les des­cen­dants des immi­grés algé­riens, issus d’anciennes colo­nies fran­çaises. En rup­ture de filia­tion, les silences qui occultent la trans­mis­sion de leur his­toire fami­liale aux­quels s’ajoutent les mul­tiples vio­lences sym­bo­liques qu’ils subissent ne leur per­mettent ni de s’inscrire dans la socié­té, ni de se construire comme sujets. Toutes celles et ceux qui ont la haine, dans une grande souf­france psy­chique, en rai­son de ces silences sur leur his­toire et de dis­cri­mi­na­tions mul­tiples qu’ils subissent. Les des­cen­dants des migrants d’aujourd’hui, dont l’histoire est empreinte d’une telle inhu­ma­ni­té que leur récit migra­toire fami­lial risque d’être lui aus­si impos­sible à dire, seront-ils les enfants de l’actuel de la pro­chaine génération ?

Le tra­vail des cli­ni­ciens, qu’ils soient du social, de l’éducatif ou du psy­cho­thé­ra­peu­tique doit per­mettre de réins­crire ces faits dans un fil his­to­rique nom­mé, assu­mé et recon­nu. Et ce tra­vail de l’intime doit impé­ra­ti­ve­ment être accom­pa­gné d’un véri­table pro­ces­sus poli­tique de recon­nais­sance des faits com­mis par le pas­sé, qu’ils soient glo­rieux ou inacceptables.

  1. En réfé­rence au livre de Jean Zie­gler, La haine de l’occident, Albin Michel, 2008.
  2. Mau­rice Halb­wachs, Les cadres sociaux de la mémoire, PUF, 1925.
  3. Alice Cher­ki, La fron­tière invi­sible. Vio­lences de l’immigration, Edi­tions des Cré­pus­cules, 2006.
  4. Inter­view de Ben­ja­min Sto­ra, Revue Trans­cul­tu­relle l’Autre, vol.8 n°1, La Pen­sée Sau­vage édi­teur, 2007, p.15.
  5. Ibid. p.16.
  6. Ibid. p.23.

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