La puissance inquiétante des « covido-sceptiques »

Affiche du film "Hold up"

« Le fait est que les faits ne nous suf­fisent pas » écrit Régis Debray dans Les com­mu­nions humaines. Cette for­mule résume à elle seule toute la condi­tion anthro­po­lo­gique de l’espèce humaine. Ani­mal sym­bo­lique, l’humain accorde une place cen­trale aux « réa­li­tés irréelles », tel un ado­ra­teur de l’invisible qui a besoin de se sen­tir inté­gré à une tota­li­té supé­rieure au tra­vers d’un dieu, d’un totem, d’une terre, d’un texte ou d’un concept. « Que ferait-on sans le secours de ce qui n’existe pas » écri­vait Paul Valéry.

Mais, au cours de l’Histoire, ces écha­fau­dages sym­bo­liques, dont l’efficacité dépend des époques comme des cultures et où les reli­gions ont, jusqu’à pré­sent, récol­té plus de suc­cès que les uto­pies, sont par­tiel­le­ment décons­truits par les révo­lu­tions cog­ni­tives du 17e siècle. Désor­mais, dans le sillage des savants et en riva­li­té avec les spi­ri­tua­li­tés et les théo­lo­gies, la science moderne, fon­dée sur l’argumentation et la démons­tra­tion plu­tôt que sur la convic­tion et la croyance, impose pro­gres­si­ve­ment ses para­digmes. Jusqu’à une ratio­na­li­sa­tion abso­lue du réel au détri­ment de la conscience et de la morale qui ne riment plus guère avec les décou­vertes tech­no­lo­giques. Cette évo­lu­tion s’illustre sin­gu­liè­re­ment dans le domaine mili­taire depuis Hiro­shi­ma. Le remède est deve­nu un poi­son qui désen­chante tota­le­ment le monde.

Alors, comme un tra­gique retour de balan­cier, les fac­teurs dits de pro­grès et les fac­teurs dits de régres­sion se rééqui­librent. Le récit struc­tu­ré de la des­ti­née humaine, bâti sur la cri­tique his­to­rique, avoi­sine avec les his­to­riettes les plus sau­gre­nues. Les véri­tés, tou­jours pro­vi­soires, ancrées dans l’enquête et la recherche, coha­bitent de plus en plus avec les fan­tasmes du com­plot, les fake news et les infor­ma­tions alter­na­tives « post-véri­té ». Grand retour aux illu­sions archaïques, aux pen­sées pri­maires et aux affir­ma­tions péremp­toires. La matrice car­té­sienne prend l’eau de toutes parts. Aux efforts péda­go­giques des viro­logues et des micro­bio­lo­gistes, répondent le rejet du masque, les suc­cès ful­gu­rants du docu­men­taire « Hold-Up », le pillage des maga­sins d’armes, l’effondrement des ventes de la bière Coro­na ou le sto­ckage d’écailles de pangolins.

La vague conspi­ra­tion­niste s’est ampli­fiée avec la pan­dé­mie. Mais les pré­mices de l’érosion de la culture du rai­son­ne­ment scien­ti­fique fer­men­taient déjà bien aupa­ra­vant et ce, au-delà des cercles de mili­tants d’extrême-droite, de quelques sectes d’illuminés ou des tweets incen­diaires de l’ancien loca­taire de la Mai­son blanche. Le doute, le soup­çon, le rela­ti­visme et les récits alter­na­tifs pros­pèrent avec un suc­cès inégalé.

En France, une frange signi­fi­ca­tive de l’opinion, selon un son­dage réa­li­sé en 2017 par la Fon­da­tion Jean Jau­rès, estime cré­dible que « le virus du Sida ait été créé par un labo­ra­toire et tes­té sur la popu­la­tion afri­caine » ou que « les trai­nées blanches lais­sées par le pas­sage des avions sont com­po­sées de pro­duits chi­miques déli­bé­ré­ment répan­dus pour des rai­sons tenues secrètes ».

L’analyste Jérôme Four­quet évoque le poids des séries amé­ri­caines dans les repré­sen­ta­tions col­lec­tives des géné­ra­tions les plus récentes et la perte de cré­dit des dis­cours scien­ti­fiques pour expli­quer l’inflation de ces croyances1. Rap­pe­lons que plus de la moi­tié des Amé­ri­cains estiment que le récit biblique repré­sente la véri­té de l’histoire humaine et que le dar­wi­nisme consti­tue une impos­ture. Le pro­cès du singe n’est pas ter­mi­né. Cet essor de l’irrationnel voi­sine depuis long­temps avec les crises sani­taires et monte encore en puis­sance à l’époque des réseaux « sots-ciaux », du déli­te­ment du lien social et des normes de réci­pro­ci­té et de confiance, déli­te­ment entre­te­nu par la com­mu­ni­ca­tion à dis­tance propre au net, le confi­ne­ment et les gestes barrières.

Dès l’épidémie de grippe dite espa­gnole en 1918, le port du masque est contes­té. On invoque déjà la tyran­nie de l’hygiène, la ver­sion ancienne du « sani­tai­re­ment cor­rect ». On dénonce les inter­dic­tions, impo­sées par l’Etat, de cra­cher dans les lieux publics au nom de la lutte contre la tuber­cu­lose, ou l’obligation, à Paris dès 1883, de pla­cer les déchets ména­gers dans des pou­belles, du nom du Pré­fet qui prit cet arrê­té pour lut­ter contre la pro­pa­ga­tion des mala­dies. Comme le rap­pelle Fran­çois Rey­naert, d’autres com­bats de san­té publique, tels le port obli­ga­toire de la cein­ture de sécu­ri­té en voi­ture, le casque pour les motards, la lutte contre l’alcool au volant ou les obli­ga­tions de vac­ci­na­tion contre la variole au 19e siècle, ont sus­ci­té de vio­lentes réac­tions2. Des oppo­si­tions féroces construites tou­jours sur les mêmes argu­ments : la défense de la liber­té indi­vi­duelle et l’in­di­gna­tion face à des pou­voirs publics qui entendent tout régen­ter. Bref, le droit « de prendre les risques que je veux ».

Bien évi­dem­ment toutes les dérives liber­ti­cides et tota­li­taires peuvent poin­ter le museau au cœur de ce dosage, au réglage sub­til, entre les droits et les liber­tés fon­da­men­tales d’un côté et, de l’autre, l’intérêt sani­taire géné­ral. Les pro­jets annon­cés de vac­ci­na­tion, gra­tuite et non-obli­ga­toire, relèvent sans doute du test de viva­ci­té démo­cra­tique et d’empathie col­lec­tive. Mais gageons que la pul­sion ido­lâtre, comme les pré­ten­dus des­seins cachés de puis­sances occultes, gagne­ront hélas à nou­veau du ter­rain, notam­ment vir­tuel, sur l’esprit cri­tique et sur la démarche rationnelle.

  1. Jérôme Four­quet, L’ar­chi­pel fran­çais, Seuil, 2019
  2. Fran­çois Rey­naert, « « On n’a plus le droit de rien », ce tube indé­mo­dable », L’Obs du 24 sep­tembre 2020.

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