La révolution, pas des savons !

Photo : CC BY Andrea_44

« Zéro tam­pon, zéro déchet », « Zéro déchet dans ma cui­sine », « Six comptes Ins­ta­gram à suivre pour pas­ser au zéro déchet », « Com­ment fabri­quer son film réuti­li­sable à la cire d’a­beille ? », « 10 gestes DIY qui font du bien à la pla­nète », « Mes kits make it »… Les « petits gestes » ont le vent en poupe. Il faut sau­ver la pla­nète. Mais le bicar­bo­nate de soude et le sham­poing solide chan­ge­ront-ils le monde ? Et à qui s’a­dresse cette injonc­tion ? Décortiquons.

Dans une colo­ca­tion, les femmes ont comme tâche fixe la confec­tion des pro­duits d’en­tre­tien et les hommes, la sor­tie heb­do­ma­daire des pou­belles ou le chan­ge­ment des ampoules. Dans un couple hété­ro­sexuel, Billy paye les fac­tures. Il man­ge­ra ensuite le pain que sa com­pagne a pré­pa­ré et qui sort tout droit de la machine Pen­dant ce temps, Maryse, elle, est bien déter­mi­née à dégo­ter une nou­velle recette qui lui per­met­tra d’u­ti­li­ser les pelures de pommes de terre et les verts de poi­reau. Bien que le trait soit un tan­ti­net for­cé, ces sché­mas, vécus ou obser­vés, font écho chez la plu­part d’entre nous. Les femmes semblent se sen­tir plus concer­nées par l’im­pé­ra­tif éco­lo­gique1. Et pour­tant, ces « petits gestes » pro­fi­te­ront à tout le monde ; Billy man­ge­ra la soupe de verts de poi­reau de Maryse, goû­te­ra au pain et les hommes de la colo­ca­tion se dou­che­ront avec le savon des habi­tantes de la mai­son2.

Ces dif­fé­rences ne sont pas dues à une rai­son bio­lo­gique ou géné­tique jus­ti­fiant un inté­rêt par­ti­cu­lier pour les fanes de carottes et les cris­taux de soude mais bien à la socia­li­sa­tion ; nous n’a­vons pas toustes reçu les mêmes notions d’empathie. Les petites filles sont sim­ple­ment beau­coup plus sen­si­bi­li­sées à prendre soin, d’elles, d’au­trui et donc, de la planète.

De par cette socia­li­sa­tion, la charge envi­ron­ne­men­tale repose essen­tiel­le­ment sur les femmes. Mais pour­quoi se sentent-elles tant concer­nées par le sort de la pla­nète ? Pour­quoi prennent-elles en charge les petits gestes au détri­ment de temps et d’es­prit libres ? Ont-elles rai­son de pen­ser qu’elles sau­ve­ront le monde ?

Essentialisation et complémentarité

« Le monde occi­den­tal a mis de côté des valeurs fémi­nines – inté­rio­ri­té, intui­tion, intel­li­gence du lien – et pri­vi­lé­gié des dimen­sions mas­cu­lines : action, rai­son, pou­voir. Les femmes ont un rôle à jouer dans la reva­lo­ri­sa­tion du fémi­nin dont notre socié­té a besoin. »3 Cette injonc­tion se construit main dans la main avec notre socia­li­sa­tion. Elle est lisible un peu par­tout sur le net et dans les maga­zines. Mais on la retrouve éga­le­ment dans des décla­ra­tions offi­cielles comme le prin­cipe 20 de la Décla­ra­tion de Rio (1992) sur l’en­vi­ron­ne­ment et déve­lop­pe­ment qui disait déjà : « Les femmes ont un rôle vital dans la ges­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et le déve­lop­pe­ment. Leur pleine par­ti­ci­pa­tion est donc essen­tielle à la réa­li­sa­tion d’un déve­lop­pe­ment durable. »4

Le dan­ger de ce dis­cours pra­ti­que­ment bio­lo­gi­sant, c’est qu’il ren­force la bina­ri­té, sous cou­vert, non pas d’i­né­ga­li­té mais de « com­plé­men­ta­ri­té » entre hommes et femmes. Ces der­nières prennent donc soin et évo­luent dans l’es­pace pri­vé. Dans cette optique, les pra­tiques « zéro-déchet » sont une énième façon d’in­vi­si­bi­li­ser les rap­ports de domi­na­tion sans les remettre en ques­tion. Elles s’as­so­cient par­fai­te­ment avec un laïus gen­ré qui assigne des rôles sté­réo­ty­pés aux hommes et aux femmes. Il y a d’un côté, les « petits gestes » acca­pa­rés par les femmes : une lutte paci­fiante et non-vio­lente, une action douce qui appelle à faire la paix et qui se passe donc, au sein de l’es­pace pri­vé – or, non, on ne fait la pas la révo­lu­tion quand on fait de la les­sive mai­son. Et d’un autre côté, il y a des modes d’ac­tion com­ba­tifs, dans l’es­pace public, repré­sen­tés par des hommes. Pour illus­trer à la grosse louche : les « petits gestes » vs les « grandes déci­sions » de nos ins­ti­tu­tions poli­tiques gou­ver­nées, essen­tiel­le­ment, par des hommes 5. Cette com­plé­men­ta­ri­té ne semble pas béné­fi­cier à tout le monde de la même manière mais sou­met plu­tôt une moi­tié de la popu­la­tion à l’autre.

Et cette ten­dance est d’au­tant plus inquié­tante qu’elle est sou­te­nue et ancrée dans une veine « pop » d’un pré­ten­du éco­fé­mi­nisme qui ren­voie aux pra­tiques des sor­cières et à la récu­pé­ra­tion d’au­to­no­mie : « C’est moi qui l’ai fait, je sais ce qu’il y a dedans, fuck le capi­ta­lisme et la sur­con­som­ma­tion ». Ce n’est pas l’é­co­fé­mi­nisme qui est ici à ban­nir, mais bien ses ver­sions sim­plistes et mani­chéennes6. Car en plus de nier des années d’ac­tions et de réflexions, cette résur­gence exclu­sive se frotte dan­ge­reu­se­ment aux tra­vers de l’es­sen­tia­li­sa­tion qui donc, ren­voie les femmes dans leur cui­sine et les hommes au combat.

Sobriété et pouvoir d’achat

De plus, ces pra­tiques DIY7 ne sont-elles pas le glis­se­ment d’un mode de consom­ma­tion vers un autre tout aus­si iden­tique ? Si à la place d’a­che­ter de la les­sive liquide au super­mar­ché, j’a­che­tais, dans ce même super­mar­ché, les pro­duits qui me seraient néces­saires pour fabri­quer cette les­sive ? Cette pra­tique, bien que sti­mu­lante et empou­voi­rante8 n’en est pas moins néo­li­bé­rale. Mon pou­voir d’ac­tion se trouve tou­jours dans mon pou­voir d’a­chat : je suis consomm’ac­trice. Je vais devoir réflé­chir aux pro­duits que j’a­chète, où je les achète, quand je les achète mais éga­le­ment faire un choix entre le maga­zine qui titre « 25 tutos DIY des néces­saires de la salle de bain » et celui qui prône la sobrié­té « La mai­son mini­ma­liste zéro-déchet ». À la charge men­tale s’a­joute donc la charge envi­ron­ne­men­tale : chaque achat est conscien­ti­sé, réflé­chi, éva­lué, pesé, embal­lé, trans­por­té, pré­pa­ré, uti­li­sé, pla­cé, responsabilisé…

Le DIY est certes une prise d’au­to­no­mie mais essen­tiel­le­ment indi­vi­duelle. Je gagne la sen­sa­tion de ne plus avoir besoin de per­sonne. Je suis auto­nome. À la fois son­nant tout comme le pro­jet libé­ral, les petits gestes courent le risque de dépo­li­ti­ser cel­leux qui s’en chargent parce qu’en­core une fois « on ne fait pas révo­lu­tion quand on fait des savons ». Et tan­dis que cer­tains militent sur des com­bats concrets, d’autres, en l’oc­cur­rence, essen­tiel­le­ment des femmes, sont dans leur cui­sine, expriment leurs talents, font des choix en s’emparant des petits gestes.

Alors quoi ?

Mais alors, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on met en place, col­lec­ti­ve­ment, quand on a pris conscience que des dis­cours essen­tia­listes entourent ces pra­tiques zéro-déchet et que ces der­nières sont réap­pro­priées par la socié­té capi­ta­liste, celle-la même que l’on tente impli­ci­te­ment de com­battre à tra­vers nos petits gestes ?

Fai­sons des savons si nous le vou­lons mais gar­dons à l’es­prit que ces gestes quo­ti­diens ne seront pas suf­fi­sants à faire tom­ber une socié­té ancrée dans des valeurs patriar­cales, capi­ta­listes, racistes et clas­sistes. Et tou­jours si nous le vou­lons, créons du col­lec­tif pour que ce der­nier devienne lieu d’i­ni­tia­tives et d’ac­tions dans l’es­pace public. Inter­pel­lons les pou­voirs publics, ima­gi­nons des alter­na­tives à grande échelle. Et enfin, repen­sons la répar­ti­tion des tâches sur tous les plans pour que chaque per­sonne puisse dis­po­ser de son temps et de son éner­gie comme iel le souhaite.

D’un point de vue essen­tia­liste, la com­ba­ti­vi­té ne sem­ble­rait être l’a­pa­nage que des hommes et en revanche, la res­pon­sa­bi­li­té de créer une socié­té meilleure, celui des femmes. C’est cette vision qui est à com­battre ; il faut anéan­tir l’es­sen­tia­li­sa­tion pour se réap­pro­prier la com­ba­ti­vi­té. Il est essen­tiel de s’ou­tiller, col­lec­ti­ve­ment, afin de com­prendre les enjeux, détri­co­ter toutes ces construc­tions sociales gluantes et pous­sié­reuses, connaître les vrais res­pon­sables, et lut­ter, ensemble, sans domi­ner. La révo­lu­tion ne doit pas être fémi­nine, mais féministe.

  1. À ce sujet, un très bon article : www.slate.fr/story/180714/ecologie-feminisme-alienation-charge-morale
  2. Oui, le paye­ment des fac­tures et le chan­ge­ment des ampoules pro­fitent à tout le monde aus­si. Mais il est ques­tion ici de la charge envi­ron­ne­men­tale et sur­tout, de dénon­cer la répar­ti­tion gen­rée des tâches, et donc de sou­hai­ter que dans un futur idéal, ces der­nières soient répar­ties de manières égales et non-genrées.
  3. Source : www.lavie.fr/bien-etre/psycho/se-reconcilier-avec-sa-feminite-06 – 03-2018 – 88488_417.php
  4. Source : www.un.org/french/events/rio92/aconf15126vol1f.htm
  5. Ces per­son­nages poli­tiques, plu­tôt blancs, et plu­tôt riches, nient leur res­pon­sa­bi­li­tés cli­ma­tiques en poin­tant du doigt toute une série de per­sonnes qui, pour­tant, subissent plus que qui­conque tous ces dérè­gle­ments. Pen­dant que nos États financent le char­bon, le pétrole et le gaz, que près d’un tiers de l’hu­ma­ni­té n’a pas accès à l’élec­tri­ci­té, on culpa­bi­lise les citoyen·nes qui ne recyclent pas leur pelures de man­da­rines ou qui font trop d’en­fants alors qu’el­leux-mêmes sont en pre­mière ligne des bou­le­ver­se­ments cli­ma­tiques. Rap­pe­lons ici que la notion col­lec­tive d”« urgence » cli­ma­tique n’en est une que depuis que l’Oc­ci­dent voit la sai­son des prunes un peu per­tur­bées mais, en réa­li­té, il s’a­git d’une urgence d’un tout autre ordre et depuis bien plus long­temps pour d’autres : www.mediaterre.org/actu,20170407070510,13.html
  6. L’é­co­fé­misme est un cou­rant à part entière doté de ses théo­ries et de ses contra­dic­tions. Pour le (re)penser : https://ecorev.org/spip.php?article711&lang=fr
  7. Do-it-your­self qu’on peut tra­duire par « À faire soi-même »
  8. L’empouvoirement, c’est quoi ? Une tra­duc­tion fran­çaise de l’empowerment, tout un concept mêlant accep­ta­tion de soi, confiance, estime, ambi­tion et pouvoir.

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