Dans une colocation, les femmes ont comme tâche fixe la confection des produits d’entretien et les hommes, la sortie hebdomadaire des poubelles ou le changement des ampoules. Dans un couple hétérosexuel, Billy paye les factures. Il mangera ensuite le pain que sa compagne a préparé et qui sort tout droit de la machine Pendant ce temps, Maryse, elle, est bien déterminée à dégoter une nouvelle recette qui lui permettra d’utiliser les pelures de pommes de terre et les verts de poireau. Bien que le trait soit un tantinet forcé, ces schémas, vécus ou observés, font écho chez la plupart d’entre nous. Les femmes semblent se sentir plus concernées par l’impératif écologique1. Et pourtant, ces « petits gestes » profiteront à tout le monde ; Billy mangera la soupe de verts de poireau de Maryse, goûtera au pain et les hommes de la colocation se doucheront avec le savon des habitantes de la maison2.
Ces différences ne sont pas dues à une raison biologique ou génétique justifiant un intérêt particulier pour les fanes de carottes et les cristaux de soude mais bien à la socialisation ; nous n’avons pas toustes reçu les mêmes notions d’empathie. Les petites filles sont simplement beaucoup plus sensibilisées à prendre soin, d’elles, d’autrui et donc, de la planète.
De par cette socialisation, la charge environnementale repose essentiellement sur les femmes. Mais pourquoi se sentent-elles tant concernées par le sort de la planète ? Pourquoi prennent-elles en charge les petits gestes au détriment de temps et d’esprit libres ? Ont-elles raison de penser qu’elles sauveront le monde ?
Essentialisation et complémentarité
« Le monde occidental a mis de côté des valeurs féminines – intériorité, intuition, intelligence du lien – et privilégié des dimensions masculines : action, raison, pouvoir. Les femmes ont un rôle à jouer dans la revalorisation du féminin dont notre société a besoin. »3 Cette injonction se construit main dans la main avec notre socialisation. Elle est lisible un peu partout sur le net et dans les magazines. Mais on la retrouve également dans des déclarations officielles comme le principe 20 de la Déclaration de Rio (1992) sur l’environnement et développement qui disait déjà : « Les femmes ont un rôle vital dans la gestion de l’environnement et le développement. Leur pleine participation est donc essentielle à la réalisation d’un développement durable. »4
Le danger de ce discours pratiquement biologisant, c’est qu’il renforce la binarité, sous couvert, non pas d’inégalité mais de « complémentarité » entre hommes et femmes. Ces dernières prennent donc soin et évoluent dans l’espace privé. Dans cette optique, les pratiques « zéro-déchet » sont une énième façon d’invisibiliser les rapports de domination sans les remettre en question. Elles s’associent parfaitement avec un laïus genré qui assigne des rôles stéréotypés aux hommes et aux femmes. Il y a d’un côté, les « petits gestes » accaparés par les femmes : une lutte pacifiante et non-violente, une action douce qui appelle à faire la paix et qui se passe donc, au sein de l’espace privé – or, non, on ne fait la pas la révolution quand on fait de la lessive maison. Et d’un autre côté, il y a des modes d’action combatifs, dans l’espace public, représentés par des hommes. Pour illustrer à la grosse louche : les « petits gestes » vs les « grandes décisions » de nos institutions politiques gouvernées, essentiellement, par des hommes 5. Cette complémentarité ne semble pas bénéficier à tout le monde de la même manière mais soumet plutôt une moitié de la population à l’autre.
Et cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle est soutenue et ancrée dans une veine « pop » d’un prétendu écoféminisme qui renvoie aux pratiques des sorcières et à la récupération d’autonomie : « C’est moi qui l’ai fait, je sais ce qu’il y a dedans, fuck le capitalisme et la surconsommation ». Ce n’est pas l’écoféminisme qui est ici à bannir, mais bien ses versions simplistes et manichéennes6. Car en plus de nier des années d’actions et de réflexions, cette résurgence exclusive se frotte dangereusement aux travers de l’essentialisation qui donc, renvoie les femmes dans leur cuisine et les hommes au combat.
Sobriété et pouvoir d’achat
De plus, ces pratiques DIY7 ne sont-elles pas le glissement d’un mode de consommation vers un autre tout aussi identique ? Si à la place d’acheter de la lessive liquide au supermarché, j’achetais, dans ce même supermarché, les produits qui me seraient nécessaires pour fabriquer cette lessive ? Cette pratique, bien que stimulante et empouvoirante8 n’en est pas moins néolibérale. Mon pouvoir d’action se trouve toujours dans mon pouvoir d’achat : je suis consomm’actrice. Je vais devoir réfléchir aux produits que j’achète, où je les achète, quand je les achète mais également faire un choix entre le magazine qui titre « 25 tutos DIY des nécessaires de la salle de bain » et celui qui prône la sobriété « La maison minimaliste zéro-déchet ». À la charge mentale s’ajoute donc la charge environnementale : chaque achat est conscientisé, réfléchi, évalué, pesé, emballé, transporté, préparé, utilisé, placé, responsabilisé…
Le DIY est certes une prise d’autonomie mais essentiellement individuelle. Je gagne la sensation de ne plus avoir besoin de personne. Je suis autonome. À la fois sonnant tout comme le projet libéral, les petits gestes courent le risque de dépolitiser celleux qui s’en chargent parce qu’encore une fois « on ne fait pas révolution quand on fait des savons ». Et tandis que certains militent sur des combats concrets, d’autres, en l’occurrence, essentiellement des femmes, sont dans leur cuisine, expriment leurs talents, font des choix en s’emparant des petits gestes.
Alors quoi ?
Mais alors, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on met en place, collectivement, quand on a pris conscience que des discours essentialistes entourent ces pratiques zéro-déchet et que ces dernières sont réappropriées par la société capitaliste, celle-la même que l’on tente implicitement de combattre à travers nos petits gestes ?
Faisons des savons si nous le voulons mais gardons à l’esprit que ces gestes quotidiens ne seront pas suffisants à faire tomber une société ancrée dans des valeurs patriarcales, capitalistes, racistes et classistes. Et toujours si nous le voulons, créons du collectif pour que ce dernier devienne lieu d’initiatives et d’actions dans l’espace public. Interpellons les pouvoirs publics, imaginons des alternatives à grande échelle. Et enfin, repensons la répartition des tâches sur tous les plans pour que chaque personne puisse disposer de son temps et de son énergie comme iel le souhaite.
D’un point de vue essentialiste, la combativité ne semblerait être l’apanage que des hommes et en revanche, la responsabilité de créer une société meilleure, celui des femmes. C’est cette vision qui est à combattre ; il faut anéantir l’essentialisation pour se réapproprier la combativité. Il est essentiel de s’outiller, collectivement, afin de comprendre les enjeux, détricoter toutes ces constructions sociales gluantes et poussiéreuses, connaître les vrais responsables, et lutter, ensemble, sans dominer. La révolution ne doit pas être féminine, mais féministe.
- À ce sujet, un très bon article : www.slate.fr/story/180714/ecologie-feminisme-alienation-charge-morale
- Oui, le payement des factures et le changement des ampoules profitent à tout le monde aussi. Mais il est question ici de la charge environnementale et surtout, de dénoncer la répartition genrée des tâches, et donc de souhaiter que dans un futur idéal, ces dernières soient réparties de manières égales et non-genrées.
- Source : www.lavie.fr/bien-etre/psycho/se-reconcilier-avec-sa-feminite-06 – 03-2018 – 88488_417.php
- Source : www.un.org/french/events/rio92/aconf15126vol1f.htm
- Ces personnages politiques, plutôt blancs, et plutôt riches, nient leur responsabilités climatiques en pointant du doigt toute une série de personnes qui, pourtant, subissent plus que quiconque tous ces dérèglements. Pendant que nos États financent le charbon, le pétrole et le gaz, que près d’un tiers de l’humanité n’a pas accès à l’électricité, on culpabilise les citoyen·nes qui ne recyclent pas leur pelures de mandarines ou qui font trop d’enfants alors qu’elleux-mêmes sont en première ligne des bouleversements climatiques. Rappelons ici que la notion collective d”« urgence » climatique n’en est une que depuis que l’Occident voit la saison des prunes un peu perturbées mais, en réalité, il s’agit d’une urgence d’un tout autre ordre et depuis bien plus longtemps pour d’autres : www.mediaterre.org/actu,20170407070510,13.html
- L’écofémisme est un courant à part entière doté de ses théories et de ses contradictions. Pour le (re)penser : https://ecorev.org/spip.php?article711&lang=fr
- Do-it-yourself qu’on peut traduire par « À faire soi-même »
- L’empouvoirement, c’est quoi ? Une traduction française de l’empowerment, tout un concept mêlant acceptation de soi, confiance, estime, ambition et pouvoir.