Comment l’Autre « lieu » s’identifie et aborde la santé mentale ? Quel est son schéma d’intervention ?
Sara Meurant L’Autre « lieu » (Recherche-Action sur la psychiatrie et les alternatives), est un lieu ouvert à toute personne qui ressent des intérêts, des affinités par rapport aux questions liées à la santé mentale. On n’entre pas à l’Autre « lieu » sur un diagnostic mais plutôt à partir d’un cheminement et des interrogations. Le public est un public mixte adulte surtout plutôt des gens situés dans la trentaine qui ont déjà un certain parcours et une certaine expérience de vie. Qui désirent avoir une autre approche que celle des institutions habituelles de santé. Personnellement, je m’occupe spécifiquement de toutes les questions de lien et d’isolement. Je vois surtout des gens qui à un moment donné de leur trajectoire de vie ont perdu le lien aux autres. Des gens qui cherchent à rompre cet isolement et à faire sens avec les autres communautés. On vient à l’Autre « lieu » par le bouche-à-oreille, via Internet, grâce à la circulation de nos publications, ou sur recommandation de certain·es psychiatre, psychologue, assistant·e social·e qui connaissent notre travail. Ou encore par le biais de personnes qui ont fait l’expérience de passer par chez nous, qui en parlent, qui conseillent et qui suscitent l’intrigue. Nous sommes 14 travailleurs·es à l’Autre « lieu », personne n’est psy, personne n’en a la formation. Il y a juste un assistant social qui fait fonction pour la question de l’accès à notre structure.
Quels sont vos rapports avec la médecine dite « traditionnelle » ?
Aurélie Ehx La première chose à bien cerner par rapport à un lieu comme celui-ci c’est qu’on ne travaille pas avec/au départ d’un problème de santé. Ce qui nous démarque de la logique médicale, mais aussi des services hospitaliers ou ambulatoires de prise en charge en santé mentale. On pourrait dire que les services de prise en charge travaillent au départ d’une demande centrée sur un trouble psychique exprimé, une difficulté, et conçoivent une proposition articulée à ce problème de santé.
À l’Autre « lieu », au contraire, on s’intéresse aux déterminants de la santé mentale, à ce qui fait « bonne santé mentale » ; nous cherchons à faciliter l’accès à un logement, à des expériences culturelles, à des soins de santé, des relations sociales, aux droits et aux savoirs. L’Autre « lieu » n’est pas un lieu médicalisé où s’organisent des consultations ou une prise en charge du trouble psychique. D’ailleurs l’équipe, ici, n’est composée d’aucun·e soignant·e
Nous venons d’horizons très divers avec des compétences multiples mais pas orientées « santé ». Notre niveau d’expertise se situe sur l’accès à ces déterminants dont nous parlions. Nous rencontrons parfois des personnes qui ont perdu le lien avec les médecins généralistes ou spécialistes. Des personnes qui peuvent être fâchées avec la psychiatrie. il y en a… À l’Autre « lieu » nous accueillons – gratuitement – toutes les personnes qui en éprouvent le besoin lors d’une permanence. Elles viennent exprimer ce qui les occupe ou ne rien exprimer du tout. Parfois juste boire un café. Tout commence toujours un peu comme ça.
Sur la question de l’accès au logement, nous gérons deux maisons qui sont situées à Saint-Josse-Ten-Noode et à Schaerbeek et qui accueillent au long cours dix à douze personnes par an. À côté de cela nous travaillons aussi l’accès aux savoirs. Nous disposons de groupes de recherche qui explorent des questions spécifiques au champ de la santé mentale. Ainsi par exemple, un groupe de recherche peut s’intéresser pendant 1 – 2‑3 ans à une thématique comme la contention en psychiatrie. Là, nous nous concentrons sur les médicaments psychiatriques, nous cherchons à élaborer d’autres usages de la médication, aux côtés de personnes qui, elles-mêmes, font un usage quotidien de cette médication. Dans ces groupes, nous ne travaillons pas au départ des savoirs dits académiques ou professionnels de la médication, mais bien au départ des savoirs d’usage et d’expérience des membres du groupe.
Ce qu’on défend à l’Autre « lieu », c’est une certaine conception du trouble psychique. Un trouble multiforme, qui peut à la fois être quelque chose de très difficile, qui représente une fragilité forte pour la personne. Mais qui peut être, dans le même temps, une force ou un atout. Un trouble psychique à plusieurs facettes : à la fois intéressantes et pénibles et avec lesquelles il s’agit de composer. Et cela ne concerne pas seulement ceux et celles qui se trouvent aux prises avec ce trouble, mais chacun d’entre nous. Pour tenter que la société soit plus inventive dans ses rapports/relations avec les personnes qui vivent avec du trouble psychique.
C’est précisément travailler sur le fait que le trouble psychique a droit de cité dans la cité, et que ce ne soit pas perpétuellement les personnes qui se trouvent aux prises avec ce types de troubles qui doivent faire le chemin de continuellement s’ajuster à la société dans laquelle ils vivent.
Combien de personnes accompagnez-vous ?
AE C’est assez fluctuant en fonction des années et du contexte. Je dirai une centaine de personnes en tout. Mais à des rythmes et des intensités différentes. Par exemple, nous menons des accompagnements au long cours, c’est-à-dire auprès de personnes que l’on voit très régulièrement, voire tous les jours quand ça va moins bien pour eux ; ces accompagnements-là, ça représente plutôt 25 à 30 personnes.
SM La personne peut nous partager ce qu’elle veut, ce n’est pas du tout tabou ici le fait de pouvoir parler de ses ennuis, de sa médication, de ses douleurs, des moments compliqués de la maladie. Nous travaillons aux côtés de la personne, à un cheminement qui permettra d’avancer ensemble et de trouver les ressorts nécessaires pour améliorer une situation.
Quels sont vos rapports avec les institutions hospitalières ?
AE Nous assurons une continuité de présence et d’écoute auprès de nos membres. Mais il nous arrive de percevoir que la personne a besoin d’un petit peu plus ; avec le temps, avec le lien qui s’est tissé, nous commençons ensemble à repérer certains signes. Dans ce cas, nous allons chercher des ressources plus spécifiques à l’extérieur de l’Autre « lieu ». Nous avons évidemment des liens avec différents réseaux de soins à Bruxelles.
SM C’est très divers, on peut aussi bien aller avec une personne dans un service de santé mentale pour trouver une consultation psychiatrique à un moment s’il en a besoin. Parfois on l’accompagne jusqu’aux urgences psychiatriques de l’hôpital car après avoir beaucoup discuté avec la personne, on ne peut éviter l’hospitalisation. Mais on essaiera d’abord de construire quelque chose qui évitera de passer par l’hospitalisation psychiatrique.
Comment avez-vous géré le travail pendant la crise du Covid ? Comment avez-vous procédé ?
SM Tout au début, nous avons dû fermer nous avions reçu des injonctions à cet effet. Par contre, nous n’avons jamais cessé de travailler, toute de suite nous avons créé un lien Zoom avec notre public. Quelques semaines après la fermeture, chaque travailleur·ses. avait un certain nombre de personnes à appeler pour savoir comment elles tenaient le coup.
Puis nous avons ouvert une permanence au cas où quelqu’un ne pouvait pas rester chez lui si ça n’allait pas du tout. Deux ou trois travailleur·ses étaient présent·es afin de parler, de partager, d’aider. Suite à cela, nous n’avons plus jamais refermé. Nous avons mis en place un atelier où les personnes témoignaient de ce qu’elles vivaient.
Comme on ne pouvait plus faire dedans, on a fait dehors, des balades, on a rassemblé des groupes de lectures. C’était clairement bon de se voir et de se reconnecter autour de la santé mentale. Dans le réseau culturel, nous avons collaboré avec des associations qui travaillent d’autres questions que la santé mentale. Je pense à Kiosk Radio au Parc royal. C’est une petite radio alternative avec un petit bar au milieu du parc en plein air sous les arbres. Il y a de l’espace pour jouer et écouter des sons. Des DJs mettent bénévolement du son et ça rend le lieu super convivial. En tout cas dans cet endroit, c’est bête à dire, mais il y avait des toilettes propres, gratuites pour tout le monde. Quand il faut réaliser toutes les activités en extérieur, ce genre de lieu est précieux et rend la chose possible.
Vous menez également des campagnes. Sur quoi portent-elles ?
AR Oui, nous sommes occupés d’en terminer une et d’en démarrer une autre. En 2021, ce fut autour des droits du patient ; ça faisait un moment que plusieurs de nos membres mais aussi certains partenaires, médiateur·rices nous demandaient de reprendre une réflexion sur les droits du patient, la loi, toutes ses zones floues. On a créé une brochure explicative et une grande affiche informative sur l’ensemble des droits du patient. Des outils qu’il est possible de télécharger sur notre site internet par exemple.
Pour 2022, on travaille sur une campagne un peu différente : on revient sur la question de ce qu’est un trouble, de sa présence légitime partout autour de nous. Il me semble que nous sommes toustes amené·es (et ces dernières années nous l’ont montré) à nous trouver, un moment donné de notre vie, aux prises avec un trouble psychique. Nous sommes en train de construire cette campagne, au sein d’un espace que l’on appelle le LABO, espace dans lequel tout le monde est bienvenu.
Est-ce qu’il vous manque quelque chose « pour exister » à l’Autre « lieu » ? Est-ce qu’il y a un élément, un domaine que vous n’avez pas eu l’occasion d’investiguer suffisamment ?
AE Nous allons ouvrir un gros chantier logement, il y a vraiment une crise sans précédent de ce côté-là. Nous rencontrons des personnes qui sont en demande.
Nous nous questionnons sur la manière dont on pourrait monter un projet qui donne accès à la propriété collective et donc de peut-être essayer de collaborer avec d’autres sur un projet de type « Community Land Trust », de confectionner un projet vraiment au départ de l’Autre « lieu » sur ces bases-là. Nous sommes aussi intéressé.e.s par la question de l’accès au travail et par les nouvelles coopératives françaises. Nous sommes occupé·es d’investiguer ces pistes-là. On verra où cela nous mènera !
Et actuellement les logements dont vous parlez c’est la commune qui les met à disposition, comment ça se passe ?
AE Nous gérons deux maisons. L’une à Schaerbeek et l’autre à Saint-Josse-Ten-Noode. Nous travaillons avec le Fonds du Logement.
Pour l’une des maisons, nous avons un bail de rénovation et nous fonctionnons avec une Agence Immobilière Sociale (AIS) qui s’occupe de la gestion des baux, nous gardons une posture d’accompagnement sans trop avoir à jouer les bailleurs. Mais nous restons quand même locataire principal dans le montage. L’autre maison appartient également au Fonds du Logement, mais cette fois nous sommes aussi locataire principal mais sans AIS dans le montage.
Vous travaillez en autogestion, sans hiérarchie, ça se passe bien ?
SM Nous sommes en autogestion c’est quelque chose qui est choisi, qui se construit en permanence. Il y a vraiment une partie du boulot qui est dédiée à ça. Nous dirons que chacun·e a des points de veille et certaines missions. Chacun·e travaille sur des spécificités, se responsabilise. Mais pour ce qui est de la manière dont fonctionne notre lieu, nous prenons du temps de réflexion ensemble et nous essayons toutes choses qui structurent, des choses qui sont à approuver, pour lesquelles nous nous engageons. II n’y a pas de directeur·rice. Il y a un CA et l’Assemblée générale qui est souveraine. Elle est constituée de travailleur·ses, de membres, de toute personne qui compose notre lieu.
AE Il y a un ADN fort en fait dans l’histoire de l’Autre « lieu ». Nous sommes plutôt situé dans le champ de l’alternative à la psychiatrie – on fait d’ailleurs partie des fondateur·rices du réseau alternatif bruxellois à la psychiatrie. Dès le tout début, il y a eu ce souhait d’une organisation en autogestion, relié au désir d’activer des processus démocratiques au sein même de l’association.
Au fil du temps, il y a eu de plus en plus de travailleur·ses qui sont devenu·es salarié·es et iels ont cultivé tout au long des années cet ADN d’autogestion mais sans vraiment trop l’organiser. Les choses n’étaient pas simples, il y a eu beaucoup de tensions entre les travailleur·ses. parfois personne ne trouvait trop sa place ou il y avait des différends sur certaines missions.
C’était un modèle qui n’était pas très bien organisé alors qu’on sait justement que des modèles comme ceux-là doivent être organisés de manière très rigoureuse/sophistiquée pour bien fonctionner. Sinon on peut se retrouver dans la souffrance. Et comme l’Autre « lieu » travaille quand même sur les déterminants de la santé mentale, c’était un peu un comble de perpétuer une organisation de travail qui générait la souffrance des travailleurs.
Donc à un moment donné, lorsque nous avons bénéficié de financements un peu plus solides, on a pu se pencher sur notre organisation et remodéliser un système de gouvernance en autogestion au sein de l’Autre « lieu ».
Travaillez de cette manière ce n’est pas insécurisant ?
AE Nous nous sommes questionnés en équipe, nous nous sommes demandés si nous poursuivions l’aventure en autogestion. Et il y a vraiment eu un désir de continuer à fonctionner comme ça, d’essayer d’élaborer une manière de faire qui permettrait à chacun·e d’être le rouage d’un système global, sans relation de subordination entre collègues. Il y a des missions de coordination dans l’Autre « lieu », mais il n’y a ni coordinateur·rice, ni directeur·rice, c’est-à-dire quelqu’un qui a le pouvoir de décider/trancher sur le présent et l’avenir du projet Autre « lieu ». Nous nous définissons en tant que travailleur·ses. Nous décidons avec l’ensemble de l’équipe et traitons toutes les questions, les décisions qui concernent la structure lors d’une réunion hebdomadaire. Ce qui fonctionne assez bien dans notre système d’autogestion, c’est que chacun·e a une veille spécifique sur un certain pan du travail et nous sommes toustes responsables vis-à-vis de nos collègues de ce pôle sur lequel on a un œil, une expertise reconnue par les autres et un seuil de liberté au niveau de décisions qui concernent ce pôle en particulier.