L’Autre « lieu » : Aborder autrement la santé mentale 

Collage : Les décolleurs/L'Autre "lieu" - RAPA

L’Autre « lieu » – R.A.P.A. (Recherche-Action sur la Psy­chia­trie et les alter­na­tives) est un milieu étrange, habi­té par de mul­tiples exis­tences concer­nées par la ques­tion des troubles psy­chiques. À la fois terre d’accueil et d’expériences, l’association déve­loppe diverses for­mules d’habitat, de sou­tien, d’accompagnement dans les milieux de vie ; elle mène des actions d’information et de sen­si­bi­li­sa­tion visant à inter­ro­ger les liens entre folie et socié­té et pro­duit, aux côtés de ses membres, d’autres types de savoirs, d’usages et de conte­nus des­ti­nés à être dis­sé­mi­nés à tous vents.

Nous avons ren­con­tré deux travailleus·es par­mi une équipe de 14 per­sonnes. Sara Meu­rant et Auré­lie Ehx. Elles nous parlent d’une approche non médi­ca­li­sée du trouble, de la dif­fi­cul­té de faire soin par temps de pan­dé­mie/­Co­vid-19 mais aus­si de loge­ment, de radio, de sor­ties col­lec­tives, d’écoute active et d’autogestion.

Comment l’Autre « lieu » s’identifie et aborde la santé mentale ? Quel est son schéma d’intervention ?

Sara Meu­rant L’Autre « lieu » (Recherche-Action sur la psy­chia­trie et les alter­na­tives), est un lieu ouvert à toute per­sonne qui res­sent des inté­rêts, des affi­ni­tés par rap­port aux ques­tions liées à la san­té men­tale. On n’entre pas à l’Autre « lieu » sur un diag­nos­tic mais plu­tôt à par­tir d’un che­mi­ne­ment et des inter­ro­ga­tions. Le public est un public mixte adulte sur­tout plu­tôt des gens situés dans la tren­taine qui ont déjà un cer­tain par­cours et une cer­taine expé­rience de vie. Qui dési­rent avoir une autre approche que celle des ins­ti­tu­tions habi­tuelles de san­té. Per­son­nel­le­ment, je m’occupe spé­ci­fi­que­ment de toutes les ques­tions de lien et d’isolement. Je vois sur­tout des gens qui à un moment don­né de leur tra­jec­toire de vie ont per­du le lien aux autres. Des gens qui cherchent à rompre cet iso­le­ment et à faire sens avec les autres com­mu­nau­tés. On vient à l’Autre « lieu » par le bouche-à-oreille, via Inter­net, grâce à la cir­cu­la­tion de nos publi­ca­tions, ou sur recom­man­da­tion de certain·es psy­chiatre, psy­cho­logue, assistant·e social·e qui connaissent notre tra­vail. Ou encore par le biais de per­sonnes qui ont fait l’expérience de pas­ser par chez nous, qui en parlent, qui conseillent et qui sus­citent l’intrigue. Nous sommes 14 travailleurs·es à l’Autre « lieu », per­sonne n’est psy, per­sonne n’en a la for­ma­tion. Il y a juste un assis­tant social qui fait fonc­tion pour la ques­tion de l’accès à notre structure.

Quels sont vos rapports avec la médecine dite « traditionnelle » ?

Auré­lie Ehx La pre­mière chose à bien cer­ner par rap­port à un lieu comme celui-ci c’est qu’on ne tra­vaille pas avec/au départ d’un pro­blème de san­té. Ce qui nous démarque de la logique médi­cale, mais aus­si des ser­vices hos­pi­ta­liers ou ambu­la­toires de prise en charge en san­té men­tale. On pour­rait dire que les ser­vices de prise en charge tra­vaillent au départ d’une demande cen­trée sur un trouble psy­chique expri­mé, une dif­fi­cul­té, et conçoivent une pro­po­si­tion arti­cu­lée à ce pro­blème de santé.

À l’Autre « lieu », au contraire, on s’intéresse aux déter­mi­nants de la san­té men­tale, à ce qui fait « bonne san­té men­tale » ; nous cher­chons à faci­li­ter l’accès à un loge­ment, à des expé­riences cultu­relles, à des soins de san­té, des rela­tions sociales, aux droits et aux savoirs. L’Autre « lieu » n’est pas un lieu médi­ca­li­sé où s’organisent des consul­ta­tions ou une prise en charge du trouble psy­chique. D’ailleurs l’équipe, ici, n’est com­po­sée d’aucun·e soignant·e

Nous venons d’horizons très divers avec des com­pé­tences mul­tiples mais pas orien­tées « san­té ». Notre niveau d’expertise se situe sur l’accès à ces déter­mi­nants dont nous par­lions. Nous ren­con­trons par­fois des per­sonnes qui ont per­du le lien avec les méde­cins géné­ra­listes ou spé­cia­listes. Des per­sonnes qui peuvent être fâchées avec la psy­chia­trie. il y en a… À l’Autre « lieu » nous accueillons – gra­tui­te­ment – toutes les per­sonnes qui en éprouvent le besoin lors d’une per­ma­nence. Elles viennent expri­mer ce qui les occupe ou ne rien expri­mer du tout. Par­fois juste boire un café. Tout com­mence tou­jours un peu comme ça.

Sur la ques­tion de l’accès au loge­ment, nous gérons deux mai­sons qui sont situées à Saint-Josse-Ten-Noode et à Schaer­beek et qui accueillent au long cours dix à douze per­sonnes par an. À côté de cela nous tra­vaillons aus­si l’accès aux savoirs. Nous dis­po­sons de groupes de recherche qui explorent des ques­tions spé­ci­fiques au champ de la san­té men­tale. Ain­si par exemple, un groupe de recherche peut s’intéresser pen­dant 1 – 2‑3 ans à une thé­ma­tique comme la conten­tion en psy­chia­trie. Là, nous nous concen­trons sur les médi­ca­ments psy­chia­triques, nous cher­chons à éla­bo­rer d’autres usages de la médi­ca­tion, aux côtés de per­sonnes qui, elles-mêmes, font un usage quo­ti­dien de cette médi­ca­tion. Dans ces groupes, nous ne tra­vaillons pas au départ des savoirs dits aca­dé­miques ou pro­fes­sion­nels de la médi­ca­tion, mais bien au départ des savoirs d’usage et d’expérience des membres du groupe.

Ce qu’on défend à l’Autre « lieu », c’est une cer­taine concep­tion du trouble psy­chique. Un trouble mul­ti­forme, qui peut à la fois être quelque chose de très dif­fi­cile, qui repré­sente une fra­gi­li­té forte pour la per­sonne. Mais qui peut être, dans le même temps, une force ou un atout. Un trouble psy­chique à plu­sieurs facettes : à la fois inté­res­santes et pénibles et avec les­quelles il s’agit de com­po­ser. Et cela ne concerne pas seule­ment ceux et celles qui se trouvent aux prises avec ce trouble, mais cha­cun d’entre nous. Pour ten­ter que la socié­té soit plus inven­tive dans ses rapports/relations avec les per­sonnes qui vivent avec du trouble psychique.

C’est pré­ci­sé­ment tra­vailler sur le fait que le trouble psy­chique a droit de cité dans la cité, et que ce ne soit pas per­pé­tuel­le­ment les per­sonnes qui se trouvent aux prises avec ce types de troubles qui doivent faire le che­min de conti­nuel­le­ment s’ajuster à la socié­té dans laquelle ils vivent.

Combien de personnes accompagnez-vous ?

AE C’est assez fluc­tuant en fonc­tion des années et du contexte. Je dirai une cen­taine de per­sonnes en tout. Mais à des rythmes et des inten­si­tés dif­fé­rentes. Par exemple, nous menons des accom­pa­gne­ments au long cours, c’est-à-dire auprès de per­sonnes que l’on voit très régu­liè­re­ment, voire tous les jours quand ça va moins bien pour eux ; ces accom­pa­gne­ments-là, ça repré­sente plu­tôt 25 à 30 personnes.

SM La per­sonne peut nous par­ta­ger ce qu’elle veut, ce n’est pas du tout tabou ici le fait de pou­voir par­ler de ses ennuis, de sa médi­ca­tion, de ses dou­leurs, des moments com­pli­qués de la mala­die. Nous tra­vaillons aux côtés de la per­sonne, à un che­mi­ne­ment qui per­met­tra d’avancer ensemble et de trou­ver les res­sorts néces­saires pour amé­lio­rer une situation.

Quels sont vos rapports avec les institutions hospitalières ?

AE Nous assu­rons une conti­nui­té de pré­sence et d’écoute auprès de nos membres. Mais il nous arrive de per­ce­voir que la per­sonne a besoin d’un petit peu plus ; avec le temps, avec le lien qui s’est tis­sé, nous com­men­çons ensemble à repé­rer cer­tains signes. Dans ce cas, nous allons cher­cher des res­sources plus spé­ci­fiques à l’extérieur de l’Autre « lieu ». Nous avons évi­dem­ment des liens avec dif­fé­rents réseaux de soins à Bruxelles.

SM C’est très divers, on peut aus­si bien aller avec une per­sonne dans un ser­vice de san­té men­tale pour trou­ver une consul­ta­tion psy­chia­trique à un moment s’il en a besoin. Par­fois on l’accompagne jusqu’aux urgences psy­chia­triques de l’hôpital car après avoir beau­coup dis­cu­té avec la per­sonne, on ne peut évi­ter l’hospitalisation. Mais on essaie­ra d’abord de construire quelque chose qui évi­te­ra de pas­ser par l’hospitalisation psychiatrique.

Comment avez-vous géré le travail pendant la crise du Covid ? Comment avez-vous procédé ?

SM Tout au début, nous avons dû fer­mer nous avions reçu des injonc­tions à cet effet. Par contre, nous n’avons jamais ces­sé de tra­vailler, toute de suite nous avons créé un lien Zoom avec notre public. Quelques semaines après la fer­me­ture, chaque travailleur·ses. avait un cer­tain nombre de per­sonnes à appe­ler pour savoir com­ment elles tenaient le coup.

Puis nous avons ouvert une per­ma­nence au cas où quelqu’un ne pou­vait pas res­ter chez lui si ça n’allait pas du tout. Deux ou trois travailleur·ses étaient présent·es afin de par­ler, de par­ta­ger, d’aider. Suite à cela, nous n’avons plus jamais refer­mé. Nous avons mis en place un ate­lier où les per­sonnes témoi­gnaient de ce qu’elles vivaient.

Comme on ne pou­vait plus faire dedans, on a fait dehors, des balades, on a ras­sem­blé des groupes de lec­tures. C’était clai­re­ment bon de se voir et de se recon­nec­ter autour de la san­té men­tale. Dans le réseau cultu­rel, nous avons col­la­bo­ré avec des asso­cia­tions qui tra­vaillent d’autres ques­tions que la san­té men­tale. Je pense à Kiosk Radio au Parc royal. C’est une petite radio alter­na­tive avec un petit bar au milieu du parc en plein air sous les arbres. Il y a de l’espace pour jouer et écou­ter des sons. Des DJs mettent béné­vo­le­ment du son et ça rend le lieu super convi­vial. En tout cas dans cet endroit, c’est bête à dire, mais il y avait des toi­lettes propres, gra­tuites pour tout le monde. Quand il faut réa­li­ser toutes les acti­vi­tés en exté­rieur, ce genre de lieu est pré­cieux et rend la chose possible.

Vous menez également des campagnes. Sur quoi portent-elles ?

AR Oui, nous sommes occu­pés d’en ter­mi­ner une et d’en démar­rer une autre. En 2021, ce fut autour des droits du patient ; ça fai­sait un moment que plu­sieurs de nos membres mais aus­si cer­tains par­te­naires, médiateur·rices nous deman­daient de reprendre une réflexion sur les droits du patient, la loi, toutes ses zones floues. On a créé une bro­chure expli­ca­tive et une grande affiche infor­ma­tive sur l’ensemble des droits du patient. Des outils qu’il est pos­sible de télé­char­ger sur notre site inter­net par exemple.

Pour 2022, on tra­vaille sur une cam­pagne un peu dif­fé­rente : on revient sur la ques­tion de ce qu’est un trouble, de sa pré­sence légi­time par­tout autour de nous. Il me semble que nous sommes toustes amené·es (et ces der­nières années nous l’ont mon­tré) à nous trou­ver, un moment don­né de notre vie, aux prises avec un trouble psy­chique. Nous sommes en train de construire cette cam­pagne, au sein d’un espace que l’on appelle le LABO, espace dans lequel tout le monde est bienvenu.

Est-ce qu’il vous manque quelque chose « pour exister » à l’Autre « lieu » ? Est-ce qu’il y a un élément, un domaine que vous n’avez pas eu l’occasion d’investiguer suffisamment ?

AE Nous allons ouvrir un gros chan­tier loge­ment, il y a vrai­ment une crise sans pré­cé­dent de ce côté-là. Nous ren­con­trons des per­sonnes qui sont en demande.

Nous nous ques­tion­nons sur la manière dont on pour­rait mon­ter un pro­jet qui donne accès à la pro­prié­té col­lec­tive et donc de peut-être essayer de col­la­bo­rer avec d’autres sur un pro­jet de type « Com­mu­ni­ty Land Trust », de confec­tion­ner un pro­jet vrai­ment au départ de l’Autre « lieu » sur ces bases-là. Nous sommes aus­si intéressé.e.s par la ques­tion de l’accès au tra­vail et par les nou­velles coopé­ra­tives fran­çaises. Nous sommes occupé·es d’investiguer ces pistes-là. On ver­ra où cela nous mènera !

Et actuellement les logements dont vous parlez c’est la commune qui les met à disposition, comment ça se passe ?

AE Nous gérons deux mai­sons. L’une à Schaer­beek et l’autre à Saint-Josse-Ten-Noode. Nous tra­vaillons avec le Fonds du Logement.

Pour l’une des mai­sons, nous avons un bail de réno­va­tion et nous fonc­tion­nons avec une Agence Immo­bi­lière Sociale (AIS) qui s’occupe de la ges­tion des baux, nous gar­dons une pos­ture d’accompagnement sans trop avoir à jouer les bailleurs. Mais nous res­tons quand même loca­taire prin­ci­pal dans le mon­tage. L’autre mai­son appar­tient éga­le­ment au Fonds du Loge­ment, mais cette fois nous sommes aus­si loca­taire prin­ci­pal mais sans AIS dans le montage.

Vous travaillez en autogestion, sans hiérarchie, ça se passe bien ?

SM Nous sommes en auto­ges­tion c’est quelque chose qui est choi­si, qui se construit en per­ma­nence. Il y a vrai­ment une par­tie du bou­lot qui est dédiée à ça. Nous dirons que chacun·e a des points de veille et cer­taines mis­sions. Chacun·e tra­vaille sur des spé­ci­fi­ci­tés, se res­pon­sa­bi­lise. Mais pour ce qui est de la manière dont fonc­tionne notre lieu, nous pre­nons du temps de réflexion ensemble et nous essayons toutes choses qui struc­turent, des choses qui sont à approu­ver, pour les­quelles nous nous enga­geons. II n’y a pas de directeur·rice. Il y a un CA et l’Assemblée géné­rale qui est sou­ve­raine. Elle est consti­tuée de travailleur·ses, de membres, de toute per­sonne qui com­pose notre lieu.

AE Il y a un ADN fort en fait dans l’histoire de l’Autre « lieu ». Nous sommes plu­tôt situé dans le champ de l’alternative à la psy­chia­trie – on fait d’ailleurs par­tie des fondateur·rices du réseau alter­na­tif bruxel­lois à la psy­chia­trie. Dès le tout début, il y a eu ce sou­hait d’une orga­ni­sa­tion en auto­ges­tion, relié au désir d’activer des pro­ces­sus démo­cra­tiques au sein même de l’association.

Au fil du temps, il y a eu de plus en plus de travailleur·ses qui sont devenu·es salarié·es et iels ont culti­vé tout au long des années cet ADN d’autogestion mais sans vrai­ment trop l’organiser. Les choses n’étaient pas simples, il y a eu beau­coup de ten­sions entre les travailleur·ses. par­fois per­sonne ne trou­vait trop sa place ou il y avait des dif­fé­rends sur cer­taines missions.

C’était un modèle qui n’était pas très bien orga­ni­sé alors qu’on sait jus­te­ment que des modèles comme ceux-là doivent être orga­ni­sés de manière très rigoureuse/sophistiquée pour bien fonc­tion­ner. Sinon on peut se retrou­ver dans la souf­france. Et comme l’Autre « lieu » tra­vaille quand même sur les déter­mi­nants de la san­té men­tale, c’était un peu un comble de per­pé­tuer une orga­ni­sa­tion de tra­vail qui géné­rait la souf­france des travailleurs.

Donc à un moment don­né, lorsque nous avons béné­fi­cié de finan­ce­ments un peu plus solides, on a pu se pen­cher sur notre orga­ni­sa­tion et remo­dé­li­ser un sys­tème de gou­ver­nance en auto­ges­tion au sein de l’Autre « lieu ».

Travaillez de cette manière ce n’est pas insécurisant ?

AE Nous nous sommes ques­tion­nés en équipe, nous nous sommes deman­dés si nous pour­sui­vions l’aventure en auto­ges­tion. Et il y a vrai­ment eu un désir de conti­nuer à fonc­tion­ner comme ça, d’essayer d’élaborer une manière de faire qui per­met­trait à chacun·e d’être le rouage d’un sys­tème glo­bal, sans rela­tion de subor­di­na­tion entre col­lègues. Il y a des mis­sions de coor­di­na­tion dans l’Autre « lieu », mais il n’y a ni coordinateur·rice, ni directeur·rice, c’est-à-dire quelqu’un qui a le pou­voir de décider/trancher sur le pré­sent et l’avenir du pro­jet Autre « lieu ». Nous nous défi­nis­sons en tant que travailleur·ses. Nous déci­dons avec l’ensemble de l’équipe et trai­tons toutes les ques­tions, les déci­sions qui concernent la struc­ture lors d’une réunion heb­do­ma­daire. Ce qui fonc­tionne assez bien dans notre sys­tème d’autogestion, c’est que chacun·e a une veille spé­ci­fique sur un cer­tain pan du tra­vail et nous sommes toustes res­pon­sables vis-à-vis de nos col­lègues de ce pôle sur lequel on a un œil, une exper­tise recon­nue par les autres et un seuil de liber­té au niveau de déci­sions qui concernent ce pôle en particulier.

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