Entretien avec Samuel Legros

Le mouvement pacifiste à l’épreuve de la guerre

Illustration : Fanny Monier

Qu’est-ce que la guerre fait au mou­ve­ment paci­fiste ? L’idée de la paix qu’il porte, conçue à la fois comme une fin et un moyen concret d’action, conserve-t-elle sa per­ti­nence lorsqu’éclate un conflit dans sa confi­gu­ra­tion par­ti­cu­lière ? Sin­gu­liè­re­ment une guerre dans laquelle on a déjà un pied et qui se déroule si proche de nous, en Ukraine, et qui occupe une part de nos esprits. Ren­contre avec Samuel Legros, le porte-parole de la CNAPD (Coor­di­na­tion Natio­nale d’Ac­tion pour la Paix et la Démo­cra­tie), qui regroupe une qua­ran­taine d’organisations défen­dant dans le débat public un objec­tif de paix et de non-vio­lence. Et pour qui il ne fait pas de doute : aujourd’hui comme demain, il faut tout faire pour arrê­ter les com­bats, quelles que soient les per­sonne qu’on a en face de nous.

Est-ce que c’est devenu plus difficile d’être pacifiste depuis le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Vos arguments sont-ils devenus moins audibles ?

En fait, les argu­ments du mou­ve­ment de la paix sont plu­tôt plus pré­sents dans le débat public lorsqu’il y a une situa­tion de conflit qu’en temps de non-guerre, les citoyen·nes rebon­dissent plus des­sus. C’est par­ti­cu­liè­re­ment saillant ici car les gens se sentent plus rat­ta­chés à ce conflit en Ukraine et donc néces­sai­re­ment le débat est plus vif. À vrai dire, défendre les posi­tions paci­fistes est tou­jours com­pli­qué, et cette com­pli­ca­tion se révèle dans des situa­tions comme celles qu’on vit actuel­le­ment. Comme on est l’une des seules asso­cia­tions à por­ter des argu­ments de paix, de non-vio­lence et de diplo­ma­tie, on entre par la force des choses dans le débat public.

Mais est-ce qu’il est encore possible aujourd’hui, alors que les combats font rage en Ukraine, que la Russie tient un discours agressif à l’égard de l’Occident, de tenir une position pacifiste ? Est-ce qu’il y a encore de la place pour imaginer la paix ?

Non seule­ment c’est encore pos­sible, mais c’est sur­tout néces­saire de mon point vue et du point de vue de la CNAPD. D’après nous, si effec­ti­ve­ment on per­çoit une agres­sion ou des menaces exis­ten­tielles de la part de la Rus­sie vis-à-vis de ce qu’on peut appe­ler, pour faire vite, l’Occident, c’est par­ti­cu­liè­re­ment dans ces moments-là qu’il faut trou­ver des méca­nismes pour cal­mer le jeu et que ces menaces exis­ten­tielles ne se réa­lisent pas. Or, selon nous, tout ce qui est fait actuel­le­ment autour du conflit en Ukraine ne fait qu’attiser la vio­lence et ne fait que mettre de l’huile sur le feu. On trouve ça extrê­me­ment périlleux même si effec­ti­ve­ment on s’accorde tous sur la menace que la Rus­sie pour­rait repré­sen­ter pour nous.

Le sou­tien de nos États envers l’Ukraine se com­pose essen­tiel­le­ment d’envoi d’armes et d’un sou­tien finan­cier. Mais cela ne s’accompagne abso­lu­ment pas de sou­tien ou d’appel au dia­logue entre les deux bel­li­gé­rants. Ain­si, si l’on fait l’analyse des dis­cours récents de représentant·es poli­tiques comme le pré­sident des États-Unis, Joe Biden, la pré­si­dente de la Com­mis­sion euro­péenne Ursu­la von der Leyen ou la ministre belge de la Défense Ludi­vine Dedon­der, des pour­par­lers sont clai­re­ment inen­vi­sa­geables avec la Rus­sie. Tout est fait et tout est dit pour que rien ne soit ten­té dans le sens d’un dia­logue ou d’un rapprochement.

Qu’est-ce que font ces épisodes de montée en tension sur les mouvements pacifistes, notamment quand ils nous touchent de près et menacent de guerre nos territoires ? Comment se positionnait le mouvement pacifiste lorsqu’il était confronté à des épisodes comme la crise des missiles de 1962 ou celles des euromissiles dans les années 80 ? Est-ce que ça rend vos arguments inaudibles le temps de la crise ?

Au sein de la CNAPD, il y a une résis­tance qui doit s’organiser vis-à-vis d’un débat public qui a ten­dance à sché­ma­ti­ser les choses en noir et blanc, à pro­po­ser des points de vue mani­chéens ou décon­tex­tua­li­sés, et qui res­sur­git à l’occasion de chaque moment de mon­tée en ten­sion. Il faut pou­voir gar­der la tête froide et résis­ter avec les argu­ments du mou­ve­ment de la Paix qui res­tent d’après moi et d’après la CNAPD jusqu’à main­te­nant, les plus pro­duc­tifs de paix et de jus­tice (désar­me­ments glo­bal, juste répar­ti­tion des richesses, dis­so­lu­tion de l’Otan, pré­ven­tion des extré­mismes, recherche de solu­tions non-vio­lentes aux crises…). On a une charte poli­tique contre laquelle on ne veut pas déroger.

Dans la période récente, la guerre de Libye en 2011 et les atten­tats de 2016 sur notre ter­ri­toire ont été com­pli­qués pour nous. Ces évè­ne­ments rendent non pas audible le dis­cours du mou­ve­ment de la Paix, mais le rende exis­tant dans le débat public. Je ne veux pas dire qu’il est inexis­tant le reste du temps, on voit qu’il vit et qu’il per­cole, mais le cadre du débat qu’on pro­pose n’est pas pré­pon­dé­rant. Quand il y a une situa­tion de conflit, en revanche, ça se voit par­ti­cu­liè­re­ment avec la Rus­sie aujourd’hui, les posi­tions du mou­ve­ment de la Paix sont reprises dans le débat public même si nos argu­ments sont raillés et qu’ils servent essen­tiel­le­ment à jus­ti­fier les posi­tions dominantes.

J’évoquais plutôt des montées en tension qui nous menaçaient plus directement sur nos territoires comme la crise des missiles de 62 ou bien sûr comme aujourd’hui, où une petite peur est présente dans l’esprit de chacun·e d’entre nous, celle que la guerre déborde d’Ukraine jusqu’à notre territoire…

La peur que l’armée russe dépasse les fron­tières de l’Ukraine phy­si­que­ment ou uti­lise l’arme nucléaire ? Cette peur existe, mais, selon nous, elle se base sur des récits issus de la Guerre froide qui n’ont jamais été décons­truits quand celle-ci s’est ter­mi­née. Et le conflit en Ukraine actuel révèle toutes ces construc­tions dis­cur­sives autour de la Rus­sie comme étant notre enne­mi exis­ten­tiel et his­to­rique. Un dis­cours qui avait d’ailleurs per­mis la sur­vi­vance de l’Otan après 1991. Et qui a joué comme une pro­phé­tie auto-réa­li­sa­trice puisqu’on a tout fait pour que la Rus­sie devienne (ou reste ?) notre enne­mie. Et si je per­çois effec­ti­ve­ment cette peur, ce qui me semble tout de même pré­do­mi­nant à l’heure actuelle, c’est une cer­taine forme d’hubris de la socié­té occi­den­tale. Une volon­té d’en découdre, là-aus­si lié au dis­cours post Guerre froide. Et de mon­trer ses muscles, alors que le monde se méta­mor­phose et les ordres géo­po­li­tiques se modifient.

La raison d’être de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan), c’est d’assurer une forme de protection face à un État qui attaquerait un de ses membres. Est-il possible de critiquer l’Otan actuellement, alors même qu’on est régulièrement menacé par la Russie dans ses déclarations virulentes ?

Le hasard du calen­drier a fait que nous avons édi­té une bro­chure didac­tique contre l’Otan. On avait pré­vu de la sor­tir pour le Som­met de Madrid 2022 et donc l’aboutissement de ce tra­vail a cor­res­pon­du avec l’invasion de l’Ukraine… ça a pu être vu comme de la pro­vo­ca­tion de venir avec une bro­chure contre l’Otan jus­te­ment au moment où celle-ci est pré­sen­tée comme la sau­veuse de notre inté­gri­té territoriale.

Mais en fait, cri­ti­quer l’Otan a tou­jours été com­pli­qué, même en situa­tion de non-conflit per­çue. Or, selon nous, l’Otan porte jus­te­ment une part de res­pon­sa­bi­li­té très impor­tante dans la situa­tion qu’on vit actuel­le­ment. C’est à cause de l’Otan si cette rela­tion conflic­tuelle avec la Rus­sie a sub­sis­té après 1991. L’Otan n’a rien fait, bien au contraire, pour éta­blir avec la Rus­sie des rela­tions de bon voi­si­nage, même à un moment où elle pou­vait le faire en posi­tion de force puisque c’est elle qui a gagné la Guerre froide. En fait, tout a été fait pour main­te­nir cette rela­tion conflic­tuelle et pour main­te­nir la Rus­sie comme l’ennemi exis­ten­tiel de l’Occident. Comme pour pou­voir jus­ti­fier ex post la légi­ti­mi­té de la sub­sis­tance de l’Otan alors que la Guerre froide, sa rai­son d’être, était ter­mi­née et que son enne­mi, l’URSS, contre lequel elle s’était for­mée avait disparu.

Si, on veut pou­voir envi­sa­ger une réso­lu­tion du conflit entre la Rus­sie et l’Ukraine qui soit réel­le­ment construc­tive et pérenne sur le moyen et sur le long terme – car la Rus­sie conti­nue­ra d’exister et d’être notre voi­sine directe –, il faut pou­voir envi­sa­ger des solu­tions qui soient en dehors de ce main­tien d’une conflic­tua­li­té per­ma­nente avec la Rus­sie. Et qui soient diplo­ma­tique et non militaire.

Comment on fait la paix ? Négocier est-il possible seulement si un cessez-le feu est effectif ou est-il possible en situation de guerre active et d’une occupation très violente de territoires ukrainiens par les forces russes ?

Dis­cu­ter, c’est pos­sible de le faire quand des bombes pleuvent et quand les bel­li­gé­rants ont inté­rêt à le faire. L’Ukraine et la Rus­sie ont déjà négo­cié ensemble pour libé­rer les céréales russes et ukrai­niennes blo­quées dans le port d’Odessa (un accord qui vient d’être pro­lon­gé au moment où nous par­lons) ou pour des échanges de pri­son­niers. En tant que paci­fiste, je pense même que c’est d’autant plus néces­saire de le faire quand des bombes pleuvent. Quand on cherche la paix, on cherche à limi­ter les souf­frances de la popu­la­tion ukrai­nienne. En envoyant des armes, on pro­longe le conflit, on pro­longe aus­si les souf­frances. S’il y a des vio­lences conti­nues, il y a néces­sai­re­ment des vic­times, il y a néces­sai­re­ment des destructions.C’est le mal­heur de la guerre, que l’Ukraine gagne ou qu’elle perde.

On me rétor­que­ra que l’Ukraine aura plus d’arguments dans le cadre de pour­par­lers de paix si elle opère des gains mili­taires sur le ter­rain. Et le fait que l’Ukraine gagne mani­fes­te­ment de plus en plus de ter­rain depuis le début de l’automne ne fait qu’encourager cette manière de pen­ser. Or, c’est véri­ta­ble­ment de la poli­tique fic­tion : on ne sait pas de quoi demain sera fait. Peut-être même que la Rus­sie uti­li­se­ra la bombe nucléaire. Cette éven­tua­li­té-là devrait ame­ner toute la pru­dence néces­saire pour évi­ter que le conflit ne per­dure. Or tout est fait pour que le conflit conti­nue, jus­te­ment dans cet objec­tif de gagner de part et d’autre en posi­tion pour les pro­chaines négo­cia­tions. Car pour­quoi on fait la guerre ? C’est juste pour dis­cu­ter. Toutes les guerres se ter­minent par une dis­cus­sion… ou par la capi­tu­la­tion, mais ici, la Rus­sie ne va pas capi­tu­ler. Si on ne veut pas faire de la poli­tique fic­tion sur les souf­frances d’une popu­la­tion, il faut viser abso­lu­ment la ces­sa­tion des conflits. Peu importe, fina­le­ment, la posi­tion de domi­na­tion ou d’infériorité de l’Ukraine ou de la Rus­sie au moment où on pousse à ces négo­cia­tions, l’intérêt, c’est la teneur des négociations.

Une balise du mouvement pacifiste, c’est la Charte de l’ONU (Organisation des Nations Unies). Est-ce que l’ONU est encore utile pour la résolution des conflits aujourd’hui ? Son fonctionnement est-il bloqué, en ce qui concerne l’Ukraine, par le droit de véto de la Russie au sein du Conseil de l’ONU qui empêche évidemment qu’elle se voit condamnée pour l’invasion de son voisin ukrainien ?

Rap­pe­lons tout d’abord que la Rus­sie n’est pas le seul pays à uti­li­ser le droit de véto dans son inté­rêt ou ceux de ses alliés. D’autres membres du Conseil de sécu­ri­té des Nations Unies comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis le pos­sèdent aus­si et ne se sont jamais fait prier pour l’utiliser dans des situa­tions tout aus­si scan­da­leuses que la situa­tion actuelle.

Ensuite, on pour­rait aus­si inver­ser la logique en disant que ce droit de véto doit pous­ser les uns et les autres à faire un pas vers l’autre, à ren­con­trer les inté­rêts stra­té­giques de cha­cun pour construire un consensus.

Enfin, si on doit évo­quer l’inefficacité de l’ONU de manière plus glo­bale, il faut rap­pe­ler que quand on demande aux Nations Unies de se char­ger d’une mis­sion de main­tien de la paix ou d’interposition, on constate sou­vent l’envoi de mili­taires de seconde zone, four­nis par des pays qui acceptent cette mis­sion parce qu’ils ont besoin d’argent ou que leurs mili­taires ont besoin d’exercices. Résul­tat, ils se mettent à dos les popu­la­tions et ces mis­sions ratées sont raillées et mon­tées en épingle pour prou­ver l’inefficacité l’ONU. En fait, au moment où le feu brûle, on reproche à l’ONU d’être inef­fi­cace, mais lorsque le feu s’éteint, on ne fait rien pour chan­ger la situa­tion. Les Nations Unies pos­sèdent pour­tant un état-major et en théo­rie, elle pour­rait béné­fi­cier d’une armée de main­tien de la paix per­ma­nente, avec des mili­taires entrai­nés et aguer­ris pour réa­li­ser leur mis­sion au mieux. Il y a donc un réel manque de volon­té poli­tique, notam­ment de la part des grandes puis­sances mili­taires, de faire que cette ins­ti­tu­tion à visée réel­le­ment uni­ver­selle ait les moyens mili­taires effec­tifs de faire res­pec­ter sa Charte.

La dénucléarisation est un des chevaux de bataille de la CNAPD. Est-ce que ça devient aujourd’hui difficile de critiquer cette arme alors que, selon la théorie de la dissuasion, un État n’en attaque pas un autre par peur de la destruction mutuelle ? Notre arsenal nucléaire ne nous permet-il pas, face à une Russie hautement nucléarisée, de tenir cet « équilibre de la terreur » ?

Si le risque, la poten­tia­li­té d’une attaque sub­siste, tout doit être fait pour que cette poten­tia­li­té, ce risque n’existe plus. Il faut donc entre puis­sances nucléaires dis­cu­ter des manières dont on va se débar­ras­ser du stock d’armes nucléaires. Pour moi, c’est un argu­ment de bon sens, mais qui est abso­lu­ment inau­dible aujourd’hui dans le débat public. Ce qui est audible, effec­ti­ve­ment, c’est de dire que si la Rus­sie a la bombe, heu­reu­se­ment qu’on l’a aus­si. Il faut inter­ro­ger cet « heu­reu­se­ment », car si Pou­tine atta­quait avec une bombe, on répon­drait avec une bombe : on en aura encais­sé une, mais le monde entier en aura encais­sé au mini­mum deux. Il faut rap­pe­ler que les consé­quences d’une attaque nucléaire sont mon­diales. Ce sont des armes de des­truc­tion mas­sives. Elles détruisent effec­ti­ve­ment mas­si­ve­ment. Le seul abri anti­ato­mique sûr, c’est un monde sans armes nucléaires.

Des uni­ver­si­taires ont sché­ma­ti­sé une guerre nucléaire « limi­tée » entre l’Inde et le Pakis­tan. Elle aurait déjà des consé­quences dévas­ta­trices et entrai­ne­rait le monde entier dans un « hiver nucléaire » : baisse dras­tique des tem­pé­ra­tures, pro­duc­tion agri­cole de moins en moins exis­tante, famine géné­ra­li­sée… Ima­gi­nez alors un peu les effets d’une guerre nucléaire plus large entre la Rus­sie et le camp occi­den­tal ! Ce serait une catas­trophe glo­bale totale. Il faut donc arrê­ter de jouer avec le feu. L’argumentaire de l’équilibre par la ter­reur nous parait cri­mi­nel. Peu importe l’ennemi qui est en face de nous, le seul but qu’on doit viser c’est la sur­vi­vance de l’humanité, c’est de ça qu’il s’agit quand on parle des armes nucléaires.

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