Est-ce que c’est devenu plus difficile d’être pacifiste depuis le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Vos arguments sont-ils devenus moins audibles ?
En fait, les arguments du mouvement de la paix sont plutôt plus présents dans le débat public lorsqu’il y a une situation de conflit qu’en temps de non-guerre, les citoyen·nes rebondissent plus dessus. C’est particulièrement saillant ici car les gens se sentent plus rattachés à ce conflit en Ukraine et donc nécessairement le débat est plus vif. À vrai dire, défendre les positions pacifistes est toujours compliqué, et cette complication se révèle dans des situations comme celles qu’on vit actuellement. Comme on est l’une des seules associations à porter des arguments de paix, de non-violence et de diplomatie, on entre par la force des choses dans le débat public.
Mais est-ce qu’il est encore possible aujourd’hui, alors que les combats font rage en Ukraine, que la Russie tient un discours agressif à l’égard de l’Occident, de tenir une position pacifiste ? Est-ce qu’il y a encore de la place pour imaginer la paix ?
Non seulement c’est encore possible, mais c’est surtout nécessaire de mon point vue et du point de vue de la CNAPD. D’après nous, si effectivement on perçoit une agression ou des menaces existentielles de la part de la Russie vis-à-vis de ce qu’on peut appeler, pour faire vite, l’Occident, c’est particulièrement dans ces moments-là qu’il faut trouver des mécanismes pour calmer le jeu et que ces menaces existentielles ne se réalisent pas. Or, selon nous, tout ce qui est fait actuellement autour du conflit en Ukraine ne fait qu’attiser la violence et ne fait que mettre de l’huile sur le feu. On trouve ça extrêmement périlleux même si effectivement on s’accorde tous sur la menace que la Russie pourrait représenter pour nous.
Le soutien de nos États envers l’Ukraine se compose essentiellement d’envoi d’armes et d’un soutien financier. Mais cela ne s’accompagne absolument pas de soutien ou d’appel au dialogue entre les deux belligérants. Ainsi, si l’on fait l’analyse des discours récents de représentant·es politiques comme le président des États-Unis, Joe Biden, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen ou la ministre belge de la Défense Ludivine Dedonder, des pourparlers sont clairement inenvisageables avec la Russie. Tout est fait et tout est dit pour que rien ne soit tenté dans le sens d’un dialogue ou d’un rapprochement.
Qu’est-ce que font ces épisodes de montée en tension sur les mouvements pacifistes, notamment quand ils nous touchent de près et menacent de guerre nos territoires ? Comment se positionnait le mouvement pacifiste lorsqu’il était confronté à des épisodes comme la crise des missiles de 1962 ou celles des euromissiles dans les années 80 ? Est-ce que ça rend vos arguments inaudibles le temps de la crise ?
Au sein de la CNAPD, il y a une résistance qui doit s’organiser vis-à-vis d’un débat public qui a tendance à schématiser les choses en noir et blanc, à proposer des points de vue manichéens ou décontextualisés, et qui ressurgit à l’occasion de chaque moment de montée en tension. Il faut pouvoir garder la tête froide et résister avec les arguments du mouvement de la Paix qui restent d’après moi et d’après la CNAPD jusqu’à maintenant, les plus productifs de paix et de justice (désarmements global, juste répartition des richesses, dissolution de l’Otan, prévention des extrémismes, recherche de solutions non-violentes aux crises…). On a une charte politique contre laquelle on ne veut pas déroger.
Dans la période récente, la guerre de Libye en 2011 et les attentats de 2016 sur notre territoire ont été compliqués pour nous. Ces évènements rendent non pas audible le discours du mouvement de la Paix, mais le rende existant dans le débat public. Je ne veux pas dire qu’il est inexistant le reste du temps, on voit qu’il vit et qu’il percole, mais le cadre du débat qu’on propose n’est pas prépondérant. Quand il y a une situation de conflit, en revanche, ça se voit particulièrement avec la Russie aujourd’hui, les positions du mouvement de la Paix sont reprises dans le débat public même si nos arguments sont raillés et qu’ils servent essentiellement à justifier les positions dominantes.
J’évoquais plutôt des montées en tension qui nous menaçaient plus directement sur nos territoires comme la crise des missiles de 62 ou bien sûr comme aujourd’hui, où une petite peur est présente dans l’esprit de chacun·e d’entre nous, celle que la guerre déborde d’Ukraine jusqu’à notre territoire…
La peur que l’armée russe dépasse les frontières de l’Ukraine physiquement ou utilise l’arme nucléaire ? Cette peur existe, mais, selon nous, elle se base sur des récits issus de la Guerre froide qui n’ont jamais été déconstruits quand celle-ci s’est terminée. Et le conflit en Ukraine actuel révèle toutes ces constructions discursives autour de la Russie comme étant notre ennemi existentiel et historique. Un discours qui avait d’ailleurs permis la survivance de l’Otan après 1991. Et qui a joué comme une prophétie auto-réalisatrice puisqu’on a tout fait pour que la Russie devienne (ou reste ?) notre ennemie. Et si je perçois effectivement cette peur, ce qui me semble tout de même prédominant à l’heure actuelle, c’est une certaine forme d’hubris de la société occidentale. Une volonté d’en découdre, là-aussi lié au discours post Guerre froide. Et de montrer ses muscles, alors que le monde se métamorphose et les ordres géopolitiques se modifient.
La raison d’être de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan), c’est d’assurer une forme de protection face à un État qui attaquerait un de ses membres. Est-il possible de critiquer l’Otan actuellement, alors même qu’on est régulièrement menacé par la Russie dans ses déclarations virulentes ?
Le hasard du calendrier a fait que nous avons édité une brochure didactique contre l’Otan. On avait prévu de la sortir pour le Sommet de Madrid 2022 et donc l’aboutissement de ce travail a correspondu avec l’invasion de l’Ukraine… ça a pu être vu comme de la provocation de venir avec une brochure contre l’Otan justement au moment où celle-ci est présentée comme la sauveuse de notre intégrité territoriale.
Mais en fait, critiquer l’Otan a toujours été compliqué, même en situation de non-conflit perçue. Or, selon nous, l’Otan porte justement une part de responsabilité très importante dans la situation qu’on vit actuellement. C’est à cause de l’Otan si cette relation conflictuelle avec la Russie a subsisté après 1991. L’Otan n’a rien fait, bien au contraire, pour établir avec la Russie des relations de bon voisinage, même à un moment où elle pouvait le faire en position de force puisque c’est elle qui a gagné la Guerre froide. En fait, tout a été fait pour maintenir cette relation conflictuelle et pour maintenir la Russie comme l’ennemi existentiel de l’Occident. Comme pour pouvoir justifier ex post la légitimité de la subsistance de l’Otan alors que la Guerre froide, sa raison d’être, était terminée et que son ennemi, l’URSS, contre lequel elle s’était formée avait disparu.
Si, on veut pouvoir envisager une résolution du conflit entre la Russie et l’Ukraine qui soit réellement constructive et pérenne sur le moyen et sur le long terme – car la Russie continuera d’exister et d’être notre voisine directe –, il faut pouvoir envisager des solutions qui soient en dehors de ce maintien d’une conflictualité permanente avec la Russie. Et qui soient diplomatique et non militaire.
Comment on fait la paix ? Négocier est-il possible seulement si un cessez-le feu est effectif ou est-il possible en situation de guerre active et d’une occupation très violente de territoires ukrainiens par les forces russes ?
Discuter, c’est possible de le faire quand des bombes pleuvent et quand les belligérants ont intérêt à le faire. L’Ukraine et la Russie ont déjà négocié ensemble pour libérer les céréales russes et ukrainiennes bloquées dans le port d’Odessa (un accord qui vient d’être prolongé au moment où nous parlons) ou pour des échanges de prisonniers. En tant que pacifiste, je pense même que c’est d’autant plus nécessaire de le faire quand des bombes pleuvent. Quand on cherche la paix, on cherche à limiter les souffrances de la population ukrainienne. En envoyant des armes, on prolonge le conflit, on prolonge aussi les souffrances. S’il y a des violences continues, il y a nécessairement des victimes, il y a nécessairement des destructions.C’est le malheur de la guerre, que l’Ukraine gagne ou qu’elle perde.
On me rétorquera que l’Ukraine aura plus d’arguments dans le cadre de pourparlers de paix si elle opère des gains militaires sur le terrain. Et le fait que l’Ukraine gagne manifestement de plus en plus de terrain depuis le début de l’automne ne fait qu’encourager cette manière de penser. Or, c’est véritablement de la politique fiction : on ne sait pas de quoi demain sera fait. Peut-être même que la Russie utilisera la bombe nucléaire. Cette éventualité-là devrait amener toute la prudence nécessaire pour éviter que le conflit ne perdure. Or tout est fait pour que le conflit continue, justement dans cet objectif de gagner de part et d’autre en position pour les prochaines négociations. Car pourquoi on fait la guerre ? C’est juste pour discuter. Toutes les guerres se terminent par une discussion… ou par la capitulation, mais ici, la Russie ne va pas capituler. Si on ne veut pas faire de la politique fiction sur les souffrances d’une population, il faut viser absolument la cessation des conflits. Peu importe, finalement, la position de domination ou d’infériorité de l’Ukraine ou de la Russie au moment où on pousse à ces négociations, l’intérêt, c’est la teneur des négociations.
Une balise du mouvement pacifiste, c’est la Charte de l’ONU (Organisation des Nations Unies). Est-ce que l’ONU est encore utile pour la résolution des conflits aujourd’hui ? Son fonctionnement est-il bloqué, en ce qui concerne l’Ukraine, par le droit de véto de la Russie au sein du Conseil de l’ONU qui empêche évidemment qu’elle se voit condamnée pour l’invasion de son voisin ukrainien ?
Rappelons tout d’abord que la Russie n’est pas le seul pays à utiliser le droit de véto dans son intérêt ou ceux de ses alliés. D’autres membres du Conseil de sécurité des Nations Unies comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis le possèdent aussi et ne se sont jamais fait prier pour l’utiliser dans des situations tout aussi scandaleuses que la situation actuelle.
Ensuite, on pourrait aussi inverser la logique en disant que ce droit de véto doit pousser les uns et les autres à faire un pas vers l’autre, à rencontrer les intérêts stratégiques de chacun pour construire un consensus.
Enfin, si on doit évoquer l’inefficacité de l’ONU de manière plus globale, il faut rappeler que quand on demande aux Nations Unies de se charger d’une mission de maintien de la paix ou d’interposition, on constate souvent l’envoi de militaires de seconde zone, fournis par des pays qui acceptent cette mission parce qu’ils ont besoin d’argent ou que leurs militaires ont besoin d’exercices. Résultat, ils se mettent à dos les populations et ces missions ratées sont raillées et montées en épingle pour prouver l’inefficacité l’ONU. En fait, au moment où le feu brûle, on reproche à l’ONU d’être inefficace, mais lorsque le feu s’éteint, on ne fait rien pour changer la situation. Les Nations Unies possèdent pourtant un état-major et en théorie, elle pourrait bénéficier d’une armée de maintien de la paix permanente, avec des militaires entrainés et aguerris pour réaliser leur mission au mieux. Il y a donc un réel manque de volonté politique, notamment de la part des grandes puissances militaires, de faire que cette institution à visée réellement universelle ait les moyens militaires effectifs de faire respecter sa Charte.
La dénucléarisation est un des chevaux de bataille de la CNAPD. Est-ce que ça devient aujourd’hui difficile de critiquer cette arme alors que, selon la théorie de la dissuasion, un État n’en attaque pas un autre par peur de la destruction mutuelle ? Notre arsenal nucléaire ne nous permet-il pas, face à une Russie hautement nucléarisée, de tenir cet « équilibre de la terreur » ?
Si le risque, la potentialité d’une attaque subsiste, tout doit être fait pour que cette potentialité, ce risque n’existe plus. Il faut donc entre puissances nucléaires discuter des manières dont on va se débarrasser du stock d’armes nucléaires. Pour moi, c’est un argument de bon sens, mais qui est absolument inaudible aujourd’hui dans le débat public. Ce qui est audible, effectivement, c’est de dire que si la Russie a la bombe, heureusement qu’on l’a aussi. Il faut interroger cet « heureusement », car si Poutine attaquait avec une bombe, on répondrait avec une bombe : on en aura encaissé une, mais le monde entier en aura encaissé au minimum deux. Il faut rappeler que les conséquences d’une attaque nucléaire sont mondiales. Ce sont des armes de destruction massives. Elles détruisent effectivement massivement. Le seul abri antiatomique sûr, c’est un monde sans armes nucléaires.
Des universitaires ont schématisé une guerre nucléaire « limitée » entre l’Inde et le Pakistan. Elle aurait déjà des conséquences dévastatrices et entrainerait le monde entier dans un « hiver nucléaire » : baisse drastique des températures, production agricole de moins en moins existante, famine généralisée… Imaginez alors un peu les effets d’une guerre nucléaire plus large entre la Russie et le camp occidental ! Ce serait une catastrophe globale totale. Il faut donc arrêter de jouer avec le feu. L’argumentaire de l’équilibre par la terreur nous parait criminel. Peu importe l’ennemi qui est en face de nous, le seul but qu’on doit viser c’est la survivance de l’humanité, c’est de ça qu’il s’agit quand on parle des armes nucléaires.