Entretien avec Corinne Morel Darleux

Le refus de parvenir contre le toujours plus de nos sociétés

Illustration : PAC

Corinne Morel Dar­leux, mili­tante éco­so­cia­liste, a par­ti­ci­pé à de nom­breuses aven­tures poli­tiques à gauche en France (elle a notam­ment cofon­dé le Par­ti de Gauche avec Jean-Luc Mélen­chon) et reste conseillère régio­nale en Auvergne-Rhône-Alpes. Déçue par la forme par­ti, elle s’investit à pré­sent dans des mou­ve­ments d’action au plus proche du ter­rain. Son der­nier ouvrage, « Plu­tôt cou­ler en beau­té que flot­ter sans grâce », est un livre écrit à la pre­mière per­sonne qui donne à pen­ser tout en don­nant des espaces de liber­té. Elle y déve­loppe le cœur de ce qui pour­rait consti­tuer une matrice éco­so­cia­liste. Une sti­mu­lante réflexion sur la ques­tion de nos besoins, des ima­gi­naires face aux effon­dre­ments à venir ou encore, du rap­port entre éga­li­ta­risme et luttes contre la des­truc­tion des écosystèmes.

Dans votre livre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, vous revenez longuement sur la notion du « refus de parvenir », comme la définissez-vous ?

Le refus de par­ve­nir va bien au-delà de l’aspect maté­riel, même s’il l’inclut. Il s’agit du refus des pri­vi­lèges, des dis­tinc­tions et pro­mo­tions indi­vi­duelles, ou de la « réus­site » telle que l’accumulation maté­rielle, pré­sen­tée et éri­gée en modèle la défi­nit, c’est-à-dire de manière extrê­me­ment réduc­trice et basée sur l’accumulation du superflu.

Or, l’écologie me semble très liée d’une part à la ques­tion des inéga­li­tés sociales, et d’autre part à un impor­tant sen­ti­ment de frus­tra­tion sociale. En effet, quand un modèle expo­sé dans les médias, par la publi­ci­té, la mode donne à voir à des gens qui se débattent dans la pré­ca­ri­té, que le nec plus ultra serait jus­te­ment d’accumuler du super­flu, il y a de quoi com­prendre l’émergence de la colère et du sen­ti­ment d’injustice. Cette indé­cence sociale a aus­si des impacts envi­ron­ne­men­taux. La mon­dia­li­sa­tion, les rouages du capi­ta­lisme et cette socié­té de consom­ma­tion sont à l’origine d’une grande par­tie de la dégra­da­tion de l’état de la bio­sphère. À la fois par le pré­lè­ve­ment sur les res­sources natu­relles, la pol­lu­tion géné­rée par des trans­ports de mar­chan­dises absurdes et infi­nis, et les émis­sions de gaz à effet de serre géné­rées. On peut pour­tant ten­ter de s’en extraire, cha­cun à sa manière et selon ses pos­si­bi­li­tés, en fai­sant un pas de côté.

Refu­ser de par­ve­nir, c’est aus­si cher­cher à sor­tir du rythme impo­sé. Car nous bai­gnons dans une culture de l’instantané, de la pré­ci­pi­ta­tion, de l’immédiateté qui n’est pas tou­jours bonne conseillère. J’aime l’idée du ralen­tis­se­ment ou en tout cas, de manière plus juste, de la réap­pro­pria­tion du temps. Bien sûr, nous pou­vons choi­sir par­fois d’aller vite sur cer­tains sujets, ou de « réus­sir » au sens des conven­tions sociales. L’ambition, la vitesse ne sont pas for­cé­ment mau­vaises en soi, à condi­tion qu’elles soient le résul­tat d’un choix sin­gu­lier et d’une véri­table déli­bé­ra­tion. On pour­rait dire la même chose de la réap­pro­pria­tion de nos corps dans cette socié­té et de bien d’autres choses encore. J’ai essayé d’exprimer dans mon livre que ce refus de par­ve­nir, ces petits pas de côté que cha­cun peut trou­ver à son échelle, en fonc­tion de ses condi­tions maté­rielles, de ses marges de manœuvre, sont l’occasion de reprendre un peu de sou­ve­rai­ne­té, de libre arbitre et d’autonomie pour soi-même…

La ques­tion de savoir si on avait le droit de par­ler de refus de par­ve­nir alors que tant de per­sonnes manquent de ce qui est néces­saire à une vie décente m’a beau­coup agi­tée. Je suis bien consciente que tout le monde n’a pas les mêmes pos­si­bi­li­tés. Mais pré­ci­sé­ment, pour que les plus pré­caires puissent se réap­pro­prier aus­si cette part de sou­ve­rai­ne­té indi­vi­duelle qu’incluent la capa­ci­té et la pos­si­bi­li­té de refu­ser le super­flu, il faut que les plus nan­tis se dépouillent. Ou soient dépouillés.

Comment est-ce qu’on s’autorise et comment est-ce qu’on actionne ces transgressions, ces pas de côté ?

En sor­tant de cette manière de ne voir en nous que des pro­duc­teurs-consom­ma­teurs per­ma­nents. Ce refus, c’est un pre­mier pas vers le fait de se réap­pro­prier sa dimen­sion d’individu libre. Fina­le­ment le plus impor­tant n’est pas tant le résul­tat du refus que le refus lui-même. Quelle que soit son ampleur, poser ce refus c’est déjà com­men­cer à faire des pas de côté. C’est déjà contri­buer, comme je l’écris dans mon livre, à mettre « un coup d’opinel dans la toile des conven­tions ». Une fois que l’on a effec­tué un pre­mier pas de côté, chaque pas sui­vant devient plus facile. Il y a par­fois même une vraie jubi­la­tion à se sin­gu­la­ri­ser et ne pas accep­ter tout ce qui vient sous forme d’injonction sociale. Ces petits choix indi­vi­duels ne sont certes pas des actes sus­cep­tibles de ren­ver­ser le sys­tème ni de sau­ver la pla­nète. Pour autant, ils res­tent impor­tants dans une socié­té tel­le­ment homo­gène et stan­dar­di­sée. On a tel­le­ment mis nos dési­rs dans des cases que fina­le­ment c’est aus­si dans ces inter­stices de liber­té que le sub­ver­sif renait. Je pense que ces refus ont une por­tée poli­tique, tant ils vont à contre-cou­rant de tout ce qu’on nous dicte.

Vous sou­hai­tez réha­bi­li­ter la « beau­ti­ful loose », de quoi s’agit-il ?

Je fais allu­sion à tous ces anti­hé­ros, ces per­dants magni­fiques qui sont des per­son­nages rare­ment mis en avant dans une socié­té de la com­pé­ti­tion et du mérite, où il faut que les choses soient polé­miques ou « bling-bling » pour atti­rer l’attention et exis­ter. A côté de cela, il existe toute une série de per­son­nages, réels ou fic­tifs, un peu losers, n’ayant pas eu de grandes car­rières ou de grands moments de gloire, mais qui ont pour autant vécu des vies hors norme, avec une forme de panache. Je pense au mou­ve­ment punk éga­le­ment, qui a pro­duit de belles aven­tures, avec des par­cours par­fois très ful­gu­rants, par­fois aus­si, il faut le dire, d’une grande tris­tesse, mais avec tou­jours une forme de vora­ci­té pour l’existence, cette manière de cra­mer la vie sans comp­ter. Les Cyra­nos, les dan­dys de cani­veau, j’aimerais qu’on apprenne à ne pas y voir que de la déchéance, mais aus­si une forme d’élégance et de beauté.

Dans votre livre, vous reprenez le slogan : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes, la nature qui se défend », qu’évoque-t-il pour vous ?

Je trouve ce slo­gan scan­dé un peu par­tout et qu’on a notam­ment enten­du à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, vrai­ment admi­rable, car il contient en une phrase beau­coup de choses extrê­me­ment impor­tantes, à com­men­cer par le « nous » du col­lec­tif et de la lutte. Mais aus­si la cri­tique de l’anthropocentrisme qui nous a en grande par­tie menés à la situa­tion inex­tri­cable dans laquelle nous sommes aujourd’hui englués. Si on y songe deux secondes, ce sen­ti­ment de toute-puis­sance de l’espèce humaine pué­ril, si ce n’est cri­mi­nel, est tota­le­ment déli­rant. On ne pour­ra pas faire l’économie de remettre l’être humain à sa place : au sein des éco­sys­tèmes, dans un lien, non pas d’égalité, mais d’interdépendance. On com­mence seule­ment aujourd’hui à prendre conscience que notre sur­vie dépend de celle des éco­sys­tèmes et de l’ensemble du vivant. Il y a donc d’une part une néces­si­té à repen­ser notre place dans ces éco­sys­tèmes, et d’autre part une urgence à arrê­ter de les massacrer.

Ensuite, il y a la ques­tion du monde dans lequel on veut vivre. Avons-nous envie de vivre dans un monde entiè­re­ment arti­fi­ciel et béton­né où nous ne serions plus jamais en contact avec l’humus, le végé­tal, l’animal et où il n’y aurait plus de sai­sons ? Je crois vrai­ment que cette ques­tion de l’exposition au sau­vage, à la beau­té des pay­sages, reste aujourd’hui émi­nem­ment poli­tique. Je cite dans mon livre deux auteurs qui ont tra­vaillé sur ce sujet, William Mor­ris et Éli­sée Reclus, qui font magni­fi­que­ment le lien entre cette expo­si­tion à la beau­té et la capa­ci­té à ne pas se sou­mettre, à lut­ter contre ce qui asser­vit. Je pense que cela fait par­tie des choses qui aident à redres­ser la tête et à ne pas abandonner.

Vous mettez en opposition les Modernes (et leur aveuglement du progrès à tout prix) par rapport aux « Terrestres » qu’a décrits Bruno Latour, que voulez-vous dire par là ?

L’idée est jus­te­ment de ques­tion­ner la moder­ni­té qui ins­taure et accom­pagne ce sen­ti­ment de toute-puis­sance de l’espèce humaine. Cette illu­sion de pou­voir se décon­nec­ter tota­le­ment de ce qui nous entoure et du reste du vivant. Il s’agit de dépas­ser le dua­lisme nature/culture, comme l’a écrit Phi­lippe Des­co­la, et de nouer des com­pli­ci­tés entre l’être humain et le reste du vivant, de retrou­ver notre condi­tion de ter­restre et d’habitant de cette pla­nète, de nos ter­ri­toires. Bru­no Latour invite à y réflé­chir notam­ment en termes de sub­sis­tance : habi­ter un ter­ri­toire c’est aus­si en tirer sa sub­sis­tance. C’est une réflexion inté­res­sante, car elle inter­roge aus­si la ques­tion de la mon­dia­li­sa­tion, de la délo­ca­li­sa­tion et de la perte d’autonomie dans nos socié­tés modernes. Inter­ro­geons nos besoins de base, qu’il s’agisse de se nour­rir, de se chauf­fer, de s’habiller, de se dépla­cer ou de com­mu­ni­quer. Quelle que soit l’idée qu’on se fait de la pers­pec­tive d’effondrement, on sait en tout cas qu’avec l’urgence cli­ma­tique et la déplé­tion des res­sources natu­relles on ne va pas pou­voir conti­nuer à recou­rir aux éner­gies fos­siles comme on l’a fait jusqu’ici. Soit qu’elles vien­dront à man­quer, soit que leur extrac­tion et leur uti­li­sa­tion génè­re­ront une telle aug­men­ta­tion des tem­pé­ra­tures que plus per­sonne ne sera là pour le voir…

Notre socié­té est tel­le­ment dépen­dante aujourd’hui du pétrole, de l’électricité, des tech­no­lo­gies numé­riques… Se pose vrai­ment cette ques­tion de retrou­ver de l’autonomie, et cela appelle un petit effort d’imagination. J’aime bien poser cette ques­tion dans mes inter­ven­tions : à quoi res­sem­ble­rait une socié­té sans pétrole, sans État ou sans élec­tri­ci­té par exemple ? Je ne sais pas si on en arri­ve­ra là, mais cet exer­cice d’imagination poli­tique me parait loin d’être inutile.

Face aux théories de l’effondrement civilisationnel et la perspective du chaos, vous parlez d’éthique de l’effondrement. Quel nouvel imaginaire politique pourrait émerger face au vertige collaposlogique ?

J’observe une effer­ves­cence assez impor­tante depuis plu­sieurs mois autour de cette notion d’effondrement. Je vois arri­ver dans les débats et les confé­rences beau­coup de per­sonnes, de jeunes notam­ment, qui ont lu les tenants de ce cou­rant et qui d’une cer­taine manière découvrent la col­lap­so­lo­gie avant de décou­vrir l’écologie poli­tique. Dès lors, ils manquent de muni­tions poli­tiques qui leur per­met­traient de trans­for­mer des émo­tions indi­vi­duelles en orga­ni­sa­tion et en lutte col­lec­tives. Cela demande en effet un peu de culture poli­tique et d’avoir une colonne ver­té­brale idéo­lo­gique, ce que la col­lap­so­lo­gie n’apporte pas for­cé­ment. Je suis recon­nais­sante envers ces auteurs, car ils ont pro­vo­qué une véri­table accé­lé­ra­tion dans la prise de conscience. Main­te­nant, le chan­tier, c’est donc bien celui de poli­ti­ser la col­lap­so­lo­gie c’est-à-dire de trans­for­mer cet élan en enga­ge­ment collectif.

Ensuite, une cri­tique est sou­vent faite sur la notion d’effondrement : si tout doit s’effondrer, à quoi bon conti­nuer à faire atten­tion ou à mener des com­bats ? N’est-ce pas là une inci­ta­tion à bais­ser les bras ? Tou­jours est-il que, effon­dre­ment à venir ou pas, la situa­tion aujourd’hui est déjà extrê­me­ment pré­oc­cu­pante. Les dégâts sociaux et envi­ron­ne­men­taux sont bien pré­sents et touchent déjà les popu­la­tions les plus pré­caires, notam­ment dans les pays du Sud. Il y a plus que jamais des com­bats poli­tiques à mener ! Reve­nons sur la ques­tion du dérè­gle­ment cli­ma­tique : il est aujourd’hui à peu près admis que le dépas­se­ment du seuil de + 1,5 degré est déjà ins­crit dans les émis­sions de gaz à effet de serre émises jusqu’ici. Nous serons pro­ba­ble­ment condam­nés à fran­chir les + 2 degrés d’ici 2040, et beau­coup plus d’ici la fin du siècle. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille plus rien faire pour le cli­mat, bien au contraire : chaque dixième de degré sup­plé­men­taire compte ! Il y a tou­jours plus de pré­caires à qui témoi­gner de la soli­da­ri­té, d’espèces d’invertébrés à pro­té­ger, d’hectares de terres agri­coles à empê­cher d’être béton­nés. Le com­bat poli­tique et mili­tant ne doit pas s’arrêter. Et c’est là que peut inter­ve­nir la ques­tion de la « digni­té du pré­sent » que je déve­loppe dans le livre. Alors que les vic­toires futures semblent de plus en plus hypo­thé­tiques, face à un monde qui semble som­brer sur beau­coup d’aspects, y com­pris d’un point de vue cultu­rel, il est impor­tant de se sou­ve­nir que le moteur de l’engagement n’est pas uni­que­ment une ques­tion de gains futurs, de vic­toires à venir. Il y a au contraire beau­coup de com­bats que l’on mène, non parce qu’on est assu­ré de pou­voir les gagner, mais sim­ple­ment parce qu’ils sont justes, sans en attendre de rétri­bu­tion, sim­ple­ment pour la beau­té, l’élégance du geste. Pour pou­voir se regar­der dans la glace, comme on dit. Je pense que c’est impor­tant de le rap­pe­ler aujourd’hui, car nous sommes nombreux·ses à tra­ver­ser des phases de décou­ra­ge­ment. Il faut gar­der à l’esprit ce res­sort de la digni­té du pré­sent, c’est un moteur non négligeable.

Alors que certains estiment que l’écologie n’est ni de droite ni de gauche, en quoi la lutte contre la destruction des écosystèmes et les changements climatiques peut s’avérer au contraire une manière de réactiver une lutte des classes ?

En ce moment, on entend une petite musique qui laisse croire que l’urgence éco­lo­gique doit gom­mer les cli­vages, que cette ques­tion n’est ni de gauche ni de droite et qu’il devrait y avoir une grande union sacrée face au péril. Comme si tout d’un coup, l’urgence éco­lo­gique allait gom­mer les rap­ports de force et de domi­na­tion qui exis­taient jusqu’ici dans la socié­té. Je pense que ce posi­tion­ne­ment est illusoire.

D’abord, parce qu’il y a de fait une res­pon­sa­bi­li­té dif­fé­ren­ciée selon les pays, les indi­vi­dus et les classes sociales. C’est lar­ge­ment docu­men­té, nous pou­vons aujourd’hui éta­blir avec cer­ti­tude que ce sont les pays les plus riches et les plus indus­tria­li­sés, qui ont le plus émis de gaz à effet de serre. On sait éga­le­ment que ce sont les indi­vi­dus les plus riches qui ont les modes de vie les plus pol­luants et des­truc­teurs du vivant.

Ensuite, les consé­quences ne sont pas non plus vécues de la même manière par tous. Aujourd’hui, les pre­mières vic­times de l’intensification, de la mul­ti­pli­ca­tion d’un cer­tain nombre d’aléas cli­ma­tiques extrêmes sont les plus pré­caires. Ce sont les petits pêcheurs tra­di­tion­nels des pays du Sud ou les pay­sans qui n’ont pas les res­sources pour faire face à des épi­sodes de sèche­resse ou à des inon­da­tions qui s’accumulent. Dans nos pays, les habi­tants des quar­tiers popu­laires sont aus­si les plus expo­sés à la pol­lu­tion : c’est dans leurs zones d’habitat que s’implantent les indus­tries chi­miques les plus toxiques, les axes rou­tiers les plus pol­luants. On com­mence à ce sujet à entendre par­ler d’apartheid envi­ron­ne­men­tal.

Enfin, les stra­té­gies de mise à l’abri ne sont pas les mêmes. Il existe une classe de gens extrê­me­ment riches qui peuvent mettre en place des stra­té­gies d’évitement et de pro­tec­tion. Ce sont les mil­liar­daires de la Sili­con Val­ley qui se construisent des bun­kers ou s’achètent des îles dans les­quelles ils font sto­cker des armes, des muni­tions, des den­rées ali­men­taires, de l’eau potable. Ou se payent des agences char­gées de les exfil­trer en cas de conflit, de début de guerre civile, d’inondation ou d’ouragan… Donc non, nous ne sommes pas tous égaux face à la mul­ti­pli­ca­tion de ces risques.

Aujourd’hui, cer­tains inté­rêts, notam­ment éco­no­miques, priment et ne veulent sur­tout pas que les choses changent. Ils sont prêts à tout pour main­te­nir un sys­tème qui trouve le moyen de faire des pro­fits en géné­rant la des­truc­tion, puis en gérant les des­truc­tions elles-mêmes : c’est ce que l’on appelle le capi­ta­lisme vert. C’est pour­quoi je suis per­sua­dée que ces ques­tions de l’effondrement, des chan­ge­ments cli­ma­tiques ou de l’extinction de la bio­di­ver­si­té réac­tua­lisent la ques­tion de la lutte des classes et donc réim­posent le fait d’avoir une vision extrê­me­ment sociale de la situation.

Aujourd’hui, est-il devenu plus évident que les luttes environnementales sont intimement liées aux luttes sociales ?

C’est le fon­de­ment même de l’écosocialisme, qui part du pos­tu­lat que les luttes sociales et les luttes envi­ron­ne­men­tales sont tota­le­ment imbri­quées. Cette éco­lo­gie affirme son incom­pa­ti­bi­li­té avec le sys­tème capi­ta­liste. Il n’y a en effet pas besoin de fouiller très pro­fon­dé­ment pour se rendre compte que ce sont les mêmes rouages du sys­tème qui exploitent les res­sources natu­relles et les res­sources humaines. Dans les deux cas, la réponse à appor­ter doit être systémique.

On vit aujourd’hui majo­ri­tai­re­ment dans des socié­tés où la plu­part des gens sont pauvres, et voient face à eux une accu­mu­la­tion indé­cente de super­flu. C’est pré­ci­sé­ment ce super­flu qu’il faut éla­guer, car il n’est là que pour hono­rer une consom­ma­tion osten­ta­toire, comme l’a écrit Thor­stein Veblen, et faire aug­men­ter les ventes et les pro­fits des actionnaires.

Per­son­nel­le­ment, je ne sou­haite pas que l’on vive dans un monde où on ne satis­fe­rait plus que nos besoins pri­maires, d’où les dési­rs et les envies seraient gom­més. Mais je crois qu’il existe énor­mé­ment de choses dont on nous vante le besoin, pour les­quels on nous fabrique des envies, et qui en réa­li­té ne comblent ni l’un ni l’autre, et qui fini­ront au fond d’un tiroir ou à la pou­belle. Alors que tant de per­sonnes manquent du néces­saire et que la bio­sphère se meurt, est-ce bien rai­son­nable de lais­ser faire ?

Cela pose éga­le­ment la ques­tion du par­tage. À par­tir du moment où les res­sources qui nous per­mettent de vivre ne sont pas inépui­sables, il faut réduire de manière consi­dé­rable leur consom­ma­tion à l’échelle glo­bale. Mais c’est à ceux qui consomment le plus de réduire en prio­ri­té, et de manière dras­tique, leur consom­ma­tion afin que ceux qui n’ont rien dis­posent au moins de quoi vivre décemment !

Vous citez dans votre livre l’anarchiste Charles-Auguste Bontemps qui dit vouloir replonger dans l’individualisme social donc un collectivisme des choses et un individualisme des personnes. C’est ce vers quoi nous devrions tendre selon vous ?

Une grande par­tie de mon livre est aus­si dédié au fait d’essayer de repla­cer un trait d’union entre l’individuel et le col­lec­tif en poli­tique. Cari­ca­tu­ra­le­ment, autant la droite a tou­jours eu ten­dance à tout miser sur l’individu sans prendre en compte les ques­tions sociales, dans une vision libé­rale, autant à gauche on a ten­dance à énor­mé­ment miser sur le col­lec­tif en oubliant par­fois la place de l’individu. Je pense qu’il faut vrai­ment récon­ci­lier les deux. J’essaie de le faire, par petites touches, dans mon livre, à tra­vers des ins­pi­ra­tions liber­taires. Je suis moi-même à la fois très atta­chée à la ques­tion du com­mun, au sens large du terme, aux ques­tions d’égalité, de par­tage et de répar­ti­tion, d’absence d’appropriation par cer­tains au détri­ment des autres. Les grandes valeurs qui sont celles de la gauche fina­le­ment. Je suis aus­si très atta­chée à la sin­gu­la­ri­té, à l’autonomie et à la liber­té indi­vi­duelle. Je sais à quel point l’appartenance à des groupes peut deve­nir sclé­ro­sante ou étouf­fante, voire rele­ver par­fois de l’embrigadement. Peut-être est-ce aus­si parce que je me sens un peu en conva­les­cence après ces dix années pas­sées dans des col­lec­tifs très forts, très puis­sants, même s’ils sont extrê­me­ment riches et inté­res­sants. Je ne regrette pas cette phase de ma tra­jec­toire pro­fes­sion­nelle, mais je dois avouer être très heu­reuse de mon nou­veau sta­tut d’électron libre. Je peux assu­mer mes propres choix, tout en par­ti­ci­pant aux luttes col­lec­tives, de manière plus éclectique.

Comment arriver à désigner nos ennemis et ne plus culpabiliser son voisin qui roule avec une vieille diesel ?

Beau­coup de choses tournent autour des com­por­te­ments indi­vi­duels sans poin­ter du doigt la res­pon­sa­bi­li­té des mul­ti­na­tio­nales, des inté­rêts média­tiques, poli­tiques, éco­no­miques. On res­sasse tou­jours les mêmes ques­tions, on s’acharne sur ceux qui ont déjà un mal fou à s’en sor­tir. C’est pour­quoi j’écris dans mon livre que nos vrais enne­mis sont ceux qui savent — par­fois depuis très long­temps — et qui ont les leviers pour que les choses changent qu’ils n’actionnent pas afin de pro­té­ger leurs inté­rêts par­ti­cu­liers. Il ne faut donc pas se trom­per de cible. Le voi­sin qui habite en zone rurale et qui doit prendre sa vieille voi­ture pour se rendre au tra­vail n’a pas d’autre choix. Ça ne sert à rien de l’accabler. Com­men­çons plu­tôt par taxer, par dénon­cer et poin­ter les mul­ti­na­tio­nales, celles et ceux qui ont les moyens de chan­ger, celles et ceux qui détiennent les leviers. Com­men­çons par rap­pe­ler que le rôle du poli­tique c’est pré­ci­sé­ment de don­ner la pos­si­bi­li­té de l’alternative et du choix. Ce qu’ils ne font pas.

Pourquoi pensez-vous que l’on ait mis autant de temps pour croire les scientifiques ?

Tout le monde n’a pas mis tant de temps que ça. Des rap­ports scien­ti­fiques ont cir­cu­lé en interne dans cer­taines grandes entre­prises dès les années 70. Ils ont été déli­bé­ré­ment tus et mis dans un tiroir, ou uti­li­sés pour mieux adap­ter les affaires à cette nou­velle donne, plu­tôt que d’essayer de la chan­ger. Il existe des fac­teurs poli­tiques, des inté­rêts en place très puis­sants relayés par des cli­ma­to-scep­tiques, plus ou moins fins, qui conti­nuent à entre­te­nir la confu­sion entre météo et réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Des fac­teurs psy­cho­lo­giques aus­si chez cer­taines per­sonnes, sûre­ment. Mais sur­tout des inté­rêts, eux bien conscients, qui s’arrangent pour que le lien entre réchauf­fe­ment cli­ma­tique et orga­ni­sa­tion du sys­tème éco­no­mique ne soit jamais éta­bli. Dans le trai­te­ment de l’information, c’est d’ailleurs comme si toutes ces choses-là étaient indé­pen­dantes, tota­le­ment dis­so­ciées. Dès lors, il faut être muni d’une grande dose d’appétit, de curio­si­té, et de dis­po­ni­bi­li­té tout sim­ple­ment pour prendre le temps d’aller se ren­sei­gner, de lire, d’échanger, de débattre. Et même pour celles et ceux qui auraient les moyens d’acheter ailleurs, ce n’est pas si évident, par exemple, de faire spon­ta­né­ment le lien entre le bas prix d’un T‑shirt H&M et son coût exor­bi­tant pour la socié­té, par les condi­tions dans les­quelles il a été pro­duit et son impact sur l’environnement. Qui fait le lien avec les condi­tions de tra­vail, la pol­lu­tion due aux trans­ports de mar­chan­dises, la pro­duc­tion de tis­sus syn­thé­tiques fabri­qués à base de déri­vés du pétrole, lui-même une des prin­ci­pales sources d’émission de gaz à effet de serre ? Ces méca­nismes ne sont pas sou­vent expli­qués dans les médias, et le rap­port entre ces mar­chan­dises à bas prix au coin de la rue et les rap­ports de scien­ti­fiques qui disent qu’à la fin du siècle nous serons à + 7 degrés n’est pas ins­tal­lé dans les esprits. Et puis +7 degrés, c’est de toute façon assez inimaginable…

Vous dites parfois éprouver de la colère envers « l’écologie intérieure », que voulez-vous dire par-là ?

Je parle d’une éco­lo­gie à l’approche très auto-cen­trée qui se pré­oc­cupe beau­coup de la manière de s’alimenter, de se soi­gner, d’être en rela­tion aux autres, etc., sans jus­te­ment se poser ces ques­tions de rap­ports de force, de domi­na­tion et d’organisation de la pro­duc­tion. C’est une vraie ques­tion poli­tique. Il existe une éco­lo­gie égoïste qui ne se pré­oc­cupe pas de la manière dont le reste du monde vit, ou sur­vit. Natu­rel­le­ment je trouve très bien de se poser des ques­tions sur soi-même, sur ses propres com­por­te­ments, je consi­dère même que c’est le mini­mum à vrai dire. Mais ça ne fait pas un pro­gramme poli­tique. Aujourd’hui, per­sonne n’a envie de s’intoxiquer en man­geant ou en se soi­gnant. Mais beau­coup de gens aime­raient juste s’alimenter ou se soi­gner, déjà. Ne pas s’en pré­oc­cu­per, c’est en res­ter au stade du petit bout de la lor­gnette de l’écologie.

Vous écri­vez « l’émancipation passe aus­si par l’accès à l’éducation, la culture, qui en dehors des centres bour­geois ne seront jamais garan­tis par un opé­ra­teur pri­vé ». Faites-vous réfé­rence à l’éducation popu­laire comme fac­teur d’influence et espace à occuper ?

En réa­li­té cela va même au-delà des ques­tions d’éducation popu­laire. J’ai vrai­ment de plus en plus l’impression qu’en tant que corps social, nous délé­guons beau­coup trop de choses aux ins­ti­tu­tions, aux pou­voirs publics, des choses qui pour­raient direc­te­ment être prises en charge par les membres de la socié­té eux-mêmes. C’est une belle occa­sion de se réap­pro­prier la ques­tion de l’autogestion, des com­muns et de l’éducation popu­laire. Nous n’avons pas tou­jours besoin d’une ins­ti­tu­tion pour apprendre ou faire, on peut aus­si « s’apporter entre soi ». C’est vrai dans beau­coup de réseaux mili­tants déjà, de l’anarchisme à l’accueil des migrants. Je crois que c’est vrai aus­si pour l’art et la culture, du street-art au théâtre de l’opprimé. La ques­tion de l’autonomie est vrai­ment de plus en plus cen­trale, et elle peut s’appliquer dans beau­coup de registres dif­fé­rents. Il y a tant de choses à inven­ter ou tout sim­ple­ment à déve­lop­per, vers des formes d’action directe por­teuses de leurs propres reven­di­ca­tions, auto-réa­li­sa­trices. On cite sou­vent l’exemple de Rosa Parks qui, en s’asseyant à une place inter­dite aux Noirs, annule la loi par son propre geste. Bien sûr ce n’est pas aus­si simple, mais c’est ce prin­cipe qui doit nous inspirer.

Enfin je ne dis pas qu’il ne faut plus du tout d’institutions ou de grands opé­ras, je ne veux pas faire de l’égalitarisme de base, et je ne pense pas que tout le monde soit capable d’écrire les Racines du ciel de Romain Gary ou les Cava­liers de Joseph Kes­sel, de jouer du vio­lon ou de peindre la Joconde. Mais il existe d’autres formes cultu­relles plus popu­laires, plus auto­nomes, qui ont tel­le­ment été déva­lo­ri­sées, mépri­sées ou invi­si­bi­li­sées… Ce sont toutes ces pra­tiques popu­laires auto­nomes qu’il convient de réha­bi­li­ter et de revaloriser.

Vous avez quit­té il y a quelques mois le mou­ve­ment La France Insou­mise, puis le Par­ti de Gauche. Pour­quoi cette déci­sion alors même que vous y étiez poli­ti­que­ment et humai­ne­ment attachée ?

Il y a d’abord un fac­teur humain lié sim­ple­ment au fait que pen­dant dix ans je me suis extrê­me­ment inves­tie dans des res­pon­sa­bi­li­tés natio­nales au sein du Par­ti de Gauche, dans une forme de mili­tan­tisme très pre­nante à se pré­sen­ter aux élec­tions, à exer­cer un man­dat etc. Une forme de las­si­tude donc mais aus­si une envie d’aller à la décou­verte d’autres che­mins de traverse.

Et puis, il y a aus­si des rai­sons qui sont davan­tage poli­tiques. D’abord, j’ai eu un cer­tain nombre de désac­cords par rap­port à des posi­tion­ne­ments pris par la France Insou­mise. Notam­ment, cette idée selon laquelle le cli­vage gauche-droite serait dépas­sé et qu’il fau­drait en venir à une forme de popu­lisme ou de déga­gisme. Cela me semble être une pente assez glis­sante et dan­ge­reuse en cette période actuelle où beau­coup de repères sont extrê­me­ment brouillés. Je pense que ces repères de la gauche ne doivent pas être pas­sés par pertes et pro­fits. Bien au contraire, on a besoin aujourd’hui de réaf­fir­mer ce que doit être la gauche. Il s’agissait donc d’un désac­cord assez pro­fond sur la stra­té­gie politique.

Je trouve dom­mage éga­le­ment que tout le tra­vail que nous avions fait au sein du Par­ti de Gauche autour du Mani­feste pour l’écosocialisme ait été négli­gé, puisque ce terme d’écosocialisme et le conte­nu du mani­feste ne sont plus aujourd’hui uti­li­sé ou mis en valeur au sein du mou­ve­ment. C’est regret­table au vu du tra­vail réa­li­sé, y com­pris à tra­vers la consti­tu­tion d’un réseau éco­so­cia­liste euro­péen, et d’un tra­vail impor­tant de pré­sen­ta­tion auprès d’organisations sœurs dans de nom­breux pays.

Et puis, il y a chez moi de manière plus géné­rale un sen­ti­ment gran­dis­sant que la gra­vi­té, l’urgence de la situa­tion en matière de cli­mat et de bio­di­ver­si­té, l’accélération bru­tale de la dégra­da­tion et de la des­truc­tion du vivant, sont insuf­fi­sam­ment prises en compte. Ce n’est pas propre uni­que­ment à la France insou­mise ou au Par­ti de Gauche, mais il me semble que le temps des par­tis poli­tiques, qui ont pour voca­tion de se pré­sen­ter aux élec­tions, qui ont une stra­té­gie de conquête du pou­voir par les urnes, trouve aujourd’hui ses limites. Cette stra­té­gie implique en effet beau­coup trop de temps et d’énergie pas­sés à com­men­ter l’actualité, à être pré­sent sur les réseaux sociaux, à recher­cher une visi­bi­li­té média­tique, à repé­rer aus­si par­fois les cré­neaux les plus por­teurs d’un point de vue élec­to­ral. Ce qui, me semble-t-il, opère un rétré­cis­se­ment du débat poli­tique et se fait au détri­ment d’actions menées sur le ter­rain. Pour ma part, s’est creu­sé un fos­sé trop impor­tant entre ces obli­ga­tions liées au sys­tème élec­to­ral, au fonc­tion­ne­ment interne des par­tis, et le sen­ti­ment d’urgence à trou­ver d’autres modes d’actions politiques.

Vous parlez « des signifiants vides du populisme ». Qu’entendez-vous par-là ?

Je reprends cette expres­sion de « signi­fiants vides du popu­lisme » pour par exemple dire que lan­cer la cam­pagne des euro­péennes sur un réfé­ren­dum anti-Macron (même si c’est tout à fait légi­time et que j’en com­prends bien l’intention) est un peu indi­gent : cela ne fait pas un pro­jet poli­tique. Vous pou­vez retrou­ver sur ce type de mot d’ordre des cou­rants avec les­quels nous sommes en désac­cord abso­lu. Aujourd’hui, être anti-Macron regroupe en réa­li­té à peu près l’ensemble de la classe poli­tique en France, à l’exception des macro­nistes pré­ci­sé­ment. Ça ne tire pas le débat vers le haut. Alors qu’honnêtement sur la ques­tion de l’Union Euro­péenne, il y aurait beau­coup de choses à dire pour contrer le dis­cours domi­nant où l’on conti­nue à nous expli­quer que l’Europe c’est la paix. Et puis, se réfé­rer au peuple est une forme d’abstraction, qui relève trop sou­vent du fan­tasme. J’aimerais qu’on m’explique qui est ce peuple… Aujourd’hui, il existe dif­fé­rentes classes pré­caires, dif­fé­rentes classes moyennes, des quar­tiers popu­laires et des pay­sans, autant de réa­li­tés quo­ti­diennes dif­fé­rentes que décor­tiquent des tra­vaux de socio­logues très inté­res­sants. Réduire tout cela au « peuple » et, encore plus, pré­tendre par­ler en son nom me parait un rien pré­ten­tieux. Pour toutes ces rai­sons, cette ques­tion du popu­lisme n’est pas tou­jours uti­li­sée me semble-t-il à bon escient. Il s’agit plus sou­vent d’un rétré­cis­se­ment de la pen­sée que d’un ren­for­ce­ment politique.

Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Réflexions sur l’effondrement, Libertalia, 2019

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