[COVID-19] Le vieillissement précoce de ma bibliothèque

Par Jean Cornil

Illustration : Vanya Michel

Rêvas­sant au cours d’un long voyage au bout de mon bureau, j’ai sou­dain été sidé­ré par le vieillis­se­ment bru­tal de ma bibliothèque.

Comme si nombre d’essais, d’analyses, de pers­pec­tives style « Une brève his­toire de l’avenir », avaient été sai­sis en quelques jours du syn­drome de Marie-Antoi­nette ou de Tho­mas More, ce phé­no­mène où les che­veux blan­chissent subi­te­ment sous le coup d’une grande frayeur.

Com­bien de livres, patiem­ment accu­mu­lés au fil des années, au risque d’un tsun­do­ku, ce terme de l’argot japo­nais qui désigne les piles d’ouvrages jamais lus, dont les pro­pos appa­raissent tota­le­ment datés, hors de pro­pos, démen­tis par les faits, voire dans l’erreur la plus convenue,

Tant d’efforts concep­tuels et de puis­sants décryp­tages pour illus­trer la sen­tence d’André Gide qui défi­nis­sait le jour­na­lisme « comme ce qui sera moins inté­res­sant demain qu’aujourd’hui ».

Comme si, noyés sous les tor­rents de news qui se chassent l’une l’autre dans un tour­billon infi­ni, des mil­liers de pages, des mil­lions de mots avaient sou­dai­ne­ment rejoint le sta­tut de la chaine d’infos et du bavar­dage en continu.

Les décons­truc­tions sub­tiles du sys­tème domi­nant, les récits alter­na­tifs de notre deve­nir, la hié­rar­chi­sa­tion des menaces, ou l’interminable liste des dan­gers qui taraudent l’Humanité, appa­raissent, dans l’immense majo­ri­té, comme en retrait en regard de ce réel qui déborde de par­tout, de cette réa­li­té étrange qui excède notre pré­sent, impen­sable, donc impen­sée, il y a encore quelques semaines.

Nous humains, « êtres fic­tion­nels, » avons l’irrépressible besoin de nous ins­crire dans un récit, une nar­ra­tion, un prin­cipe de sens qui nous dépasse. Or voi­là que bien de ces dra­ma­tur­gies à court terme, ce qui nous indi­gnait ou nous enchan­tait encore hier, sont deve­nues des fables ne rele­vant plus que d’un loin­tain pas­sé, soit notre der­nier hiver 2019.

Certes, il sub­siste néan­moins, outre la lit­té­ra­ture, quel qu’en soit le genre, du roman noir aux « grands » auteurs clas­siques et, outre cer­tains ouvrages pré­mo­ni­toires, entre col­lap­so­logues et décrois­sants, des livres dont la jus­tesse, la sagesse et la clair­voyance trans­cendent les âges.

Ces écrits-là, des sublimes poé­sies aux pen­sées phi­lo­so­phiques les plus affu­tées, résonnent et rai­sonnent sin­gu­liè­re­ment avec les évè­ne­ments inouïs du début de la troi­sième décen­nie du troi­sième mil­lé­naire. Il y a plus que jamais place pour une biblio­thé­ra­pie, fût-elle numé­rique, lorsque le futur part dans tous les sens et que l’improbable sur­git et nous saute à la gueule.

Peut-être, cer­tains mots singent-ils des êtres vivants aller­giques à la répli­ca­tion des virus. Peut-être, faut-il alors long­temps pour qu’un écrit devienne jeune. Alors, au milieu des plumes décré­pies, comme un pacte faus­tien avec le verbe, des paroles, d’une éter­nelle jeu­nesse, conti­nuent à éclai­rer notre des­tin qui tente de s’émanciper entre l’évanescence de la fumée et la pure­té du cristal.

Pour évi­ter que ma biblio­thèque ne soit la vic­time du syn­drome de Marie-Antoinette.

Pour faire men­tir l’affirmation de Napo­léon selon laquelle « L’Histoire ne serait qu’une suite de men­songes sur les­quels nous nous sommes mis d’accord ».

« L’Histoire a plus d’imagination que les hommes » (Karl Marx)