Marxiste, tendance Pif le chien

Par Aurélien Berthier

En fouillant les recoins de mon musée ima­gi­naire, je me suis sou­ve­nu de Pif Gad­get. À l’instar de Mar­cel Proust, moi aus­si long­temps je me suis cou­ché de bonne heure. Mais jamais sans avoir lu quelques pages des aven­tures du cani­dé brun et jaune, Pif, et de son insé­pa­rable ami chat, l’irascible Her­cule. À cha­cun sa made­leine. Pour­tant, j’avoue que cer­tains aspects du célèbre heb­do jeu­nesse m’avaient échap­pés à l’époque – je vous parle des années 74 – 75, quelque part par-là, le maga­zine tant atten­du le mer­cre­di (mais était-ce bien le mer­cre­di ?) coû­tait alors 30 francs. Com­ment aurais-je pu devi­ner alors que Vaillant, l’éditeur de Pif Gad­get, n’était autre que le Par­ti com­mu­niste français !

De fait, des lustres plus tard, j’appris aus­si que le maga­zine était l’héritier d’une longue tra­di­tion fran­çaise de jour­naux illus­trés pour enfants, liés à la mou­vance socia­liste. Un cou­rant né avec le siècle pour contrer l’influence des pério­diques catho­liques alors domi­nants. Tour à tour, il y eut Jean-Pierre (publié par une coopé­ra­tive auto­gé­rée appe­lée « l’Émancipatrice »), Les petits bons­hommes (proche de la CGT puis du Par­ti com­mu­niste, créé, je cite, pour pré­pa­rer une géné­ra­tion d’êtres humains au cer­veau libre et au cœur droit), Le jeune cama­rade (édi­té par la Fédé­ra­tion natio­nale des Jeu­nesses com­mu­nistes, très pro-sovié­tique), et ain­si de suite jusqu’aux fameux Vaillant qui, tou­jours sous l’égide du PCF, est publié au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale. C’est dans Vaillant qu’apparaitra la pre­mière his­toire de Pif le chien, en décembre 1952, une série déjà publiée dans le jour­nal l’Humanité.

Vaillant décli­ne­ra peu à peu, devien­dra mai­son d’édition et lan­ce­ra, en février 1969, l’hebdomadaire Pif et son Gad­get sur­prise, très vite rebap­ti­sé Pif Gad­get. Avec des tirages qui par­fois attei­gnirent le mil­lion d’exemplaires, le jour­nal fut un des très grands suc­cès de presse des années 70 et 80. Les plus anciens se sou­vien­dront que c’est dans Pif que furent publiées, entre 1970 et 1973, les pre­mières aven­tures de Cor­to Mal­tese. Les récits du gen­til­homme de for­tune, mâti­nés des réfé­rences lit­té­raires, poli­tiques et éso­té­riques de son auteur, Hugo Pratt, lais­sèrent pour le moins per­plexes les jeunes lec­teurs et lectrices…

D’où cette ques­tion qui me hante subi­te­ment : Pif Gad­get a‑t-il réel­le­ment contri­bué à l’éveil de ma conscience poli­tique ? En feuille­tant quelques numé­ros anciens, j’y ai retrou­vé effec­ti­ve­ment la pro­mo­tion de quelques valeurs huma­nistes comme l’entraide, la fra­ter­ni­té, etc. et, en y regar­dant de plus près, une défense réelle de l’égalité entre les cultures, entre les hommes et les femmes… Et puis aus­si une cer­taine conscience éco­lo­gique qui s’attaquait, déjà, à la pol­lu­tion engen­drée par le tou­risme de masse et la sur­con­som­ma­tion. Mais dès le milieu des années 70, les encarts publi­ci­taires nous rap­pe­laient à plus de réa­li­té : ici un séjour à Dis­ney world USA offert par Bana­nia (et son tirailleur séné­ga­lais sty­li­sé), là des disques à gagner en buvant du Coca Cola… Nous entrions de plain-pied dans l’ère de la culture mon­dia­li­sée, néces­si­tant de nou­velles stra­té­gies mar­ke­ting. Enfant, je n’avais, je l’avoue, pas per­çu ce rap­port de com­pro­mis­sion. L’aventure du Pif his­to­rique s’arrêtera en 1993, le maga­zine ayant depuis belle lurette adop­té les codes de la nor­ma­li­té libé­rale ambiante. J’entrai dans la vie active au même moment, le com­mu­nisme était de l’histoire ancienne, le chan­ge­ment cli­ma­tique une info vague. Pif le chien avait dis­pa­ru de mon imaginaire.