[COVID-19] L’e‑xistence rêvée par le capitalisme numérique.

Par Jean Cornil

 Illustration : Vanya Michel

En ces temps de guerre entre le microbe et l’humain, le Covid 19, aus­si invi­sible que Xavier Dupont de Ligon­nès, est un allié de choix pour les mul­ti­na­tio­nales amé­ri­caines dont le pro­jet iré­nique se réa­lise au-delà de toute espé­rance com­mer­ciale : asseoir l’Humanité devant un écran. Nous vivons bien sous le regard, per­ma­nent et inté­res­sé, du « Télé­via­than », selon la for­mule du phi­lo­sophe Alexandre Lacroix.

A tel point que le pre­mier geste révo­lu­tion­naire de ce jeune mil­lé­naire consis­te­ra peut-être à tout sim­ple­ment éteindre son ordi­na­teur, en refu­sant le mot d’ordre impli­cite des GAFAM : « Je pense donc tu me suis ». On est très loin du cogi­to de René Des­cartes. Raré­fac­tion du temps du cer­veau dis­po­nible et baisse ten­dan­cielle du taux d’esprit critique.

Jugeons-en au tra­vers des chiffres ébou­rif­fants des ser­vices numé­riques boos­té par les confi­ne­ments déci­dés face à la pan­dé­mie actuelle : depuis le début de l’année, la for­tune per­son­nelle de Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, qui détient 11% des actions d’Amazon, s’est accrue de 26 mil­liards de dol­lars ; Ama­zon, qui vend pour 11.000 dol­lars de pro­duits par seconde, a recru­té 175 000 tra­vailleurs dans ses centres logis­tiques ; l’usage de l’application de visio­con­fé­rence Teams de Micro­soft a aug­men­té de 1000% ; Eric Yuan, le fon­da­teur de l’appli Zoom, qui pré­tend offrir une meilleure expé­rience qu’un ren­dez-vous phy­sique, dirige aujourd’­hui un staff de 2700 employés dont 700 en Chine. En mars 2020, son « inven­tion » est uti­li­sée par plus de 200 mil­lions de per­sonnes contre 10 mil­lions en décembre 2019.

Cette courbe ascen­sion­nelle connait le même suc­cès pour des entre­prises, pla­te­formes ou applis comme Net­flix, Skype entre­prise, Google meet, Face­book, Apple, Ali­ba­ba, Tao­bao, Slack ou Act­vi­sion Bliz­zard, dans des pro­po­si­tions variées. Valeurs refuges en Bourse, para­ly­sant les Etats impuis­sants à impo­ser une « taxe GAFA », s’achetant une bonne conscience par des cen­taines de mil­lions de dol­lars de dons aux banques ali­men­taires ou aux uni­tés de recherche d’un vac­cin, les acteurs du digi­tal s’achemineraient-ils vers un « pacte numé­rique », à l’image du pacte social à l’issue de la Seconde guerre mondiale ?

Un big deal, comme l’écrit Nico­las Laloux dans Le Soir, entre la mise à dis­po­si­tion d’une masse gigan­tesque de don­nées, néces­saire à la conquête de nou­veaux mar­chés, et de l’autre, les Etats qui « gardent la maî­trise grâce à un accès ouvert et non dis­cri­mi­na­toire à ces bases de don­nées ».

Pire encore, dérive-t-on vers un capi­ta­lisme de sur­veillance, via les appli­ca­tions de tra­ça­bi­li­té, les objets espions, les recherches ludiques de Poké­mon ou la vente de don­nées per­son­nelles afin de pré­dire les futurs com­por­te­ments consuméristes ?

Voyez ces étranges chiens jaunes robo­ti­sés qui véri­fient les dis­tances de sécu­ri­té dans les rues de Sin­ga­pour, les cafards cyborgs qui détectent les sons, les brosses à dents intel­li­gentes, la recon­nais­sance faciale géné­ra­li­sée ou la géo­lo­ca­li­sa­tion permanente.

Chris­tine Ker­del­lant, dans le roman-essai anti­ci­pa­tion « Dans la Google du loup », ima­gine le monde de demain où la vie pri­vée aura dis­pa­ru, où le moteur de recherches sera inclus dans le cer­veau et détec­te­ra toutes les pen­sées, où la porte du fri­go s’ouvrira uni­que­ment en fonc­tion de l’état pré­cis de votre indice de masse corporelle…

Jusqu’aux rêves les plus sophis­ti­qués des trans­hu­ma­nistes de la Sili­con Val­ley qui redes­sinent le futur avec, notam­ment, notre sys­tème neu­ro­nal rechar­geable chaque soir sur une clé USB ? Bref, une exis­tence entiè­re­ment qua­drillée par les algo­rithmes et cap­tive de l’intelligence arti­fi­cielle, ver­sion forte, c’est-à-dire capable non seule­ment de mimer l’intelligence humaine mais de res­sen­tir des émo­tions et de pos­sé­der la conscience de soi.

Car la révo­lu­tion numé­rique porte aus­si un pro­jet poli­tique, celui d’une socié­té de contrôle où cha­cun abdique la maî­trise de son des­tin. Les débats « liber­tés publiques ver­sus sur­veillance par les auto­ri­tés » à pro­pos du confi­ne­ment en Europe tra­duit déjà cette tension.

La « machine à gou­ver­ner », entre par­fums de Mino­ri­ty Report et effluves dys­to­piques de Black Mir­ror, pointe déjà dans cer­taines régions d’Asie où la nou­velle ser­vi­tude volon­taire conduit tout droit à un gigan­tesque Loft Sto­ry planétaire.

Qui pren­dra le risque de la soli­tude, de l’altérité ou de l’échec face au rou­leau com­pres­seur tota­li­taire de la nor­ma­li­té impo­sée ? Rendre la prise de tem­pé­ra­ture, l’empreinte digi­tale ou la recon­nais­sance faciale obli­ga­toires, devien­dra vite « de la rou­pie de san­son­net » devant les dis­ci­plines sociales qui germent dans les salons feu­trés des conseils des ministres ou des conseils d’administration de Pékin à Mon­tain View,

« Je refuse d’être iden­ti­fié par le pou­voir » pro­cla­mait jadis Michel Foucault.

Com­ment les pou­voirs d’aujourd’hui nous per­çoivent-ils ? Comme des ploucs en pyja­ma, abru­tis de piz­zas et de diver­tis­se­ments, insou­ciants pri­son­niers de la numé­ri­sa­tion du monde, repus de clics de sou­ris et de like, gavés de noms, de pseu­dos, de pro­fits et de sel­fies, spec­ta­teurs pas­sifs de la géné­ra­li­sa­tion de l’exhibitionnisme ? L’utopie cyber­né­tique en quelque sorte.

Ou comme des femmes et des hommes lucides, soli­daires et sen­suels en rap­port char­nel et non vir­tuel avec le monde ? A cha­cune et cha­cun de choi­sir quel « Homo Nume­ri­cus » il entend être. Une per­sonne de sang et de chair ou un ecto­plasme navi­guant entre le e‑working, le e‑shopping, le e‑learning et le streaming.

En résu­mé, une exis­tence ou une e‑xistence ?

« Le temps passé devant l’écran est du temps perdu de vue » (René Char)