L’écologie pirate de Fatima Ouassak

 Illustration : Vanya Michel

L’écologie pirate… après la mère dra­gon, Fati­ma Ouas­sak convoque une nou­velle fois nos ima­gi­naires pour se faire force de pro­po­si­tion dans un ouvrage qui ouvre le champ des pos­sibles pour envi­sa­ger de faire socié­té autre­ment. À hau­teur d’enfants, mais pas que, elle invite à repen­ser les notions essen­tielles telles que la liber­té de cir­cu­ler, l’engagement, le res­pect de l’environnement ou encore l’autorité. « Pour une éco­lo­gie pirate » est une ode à la liber­té autant qu’un coup por­té au sys­tème colo­nial-capi­ta­liste qui régit notre monde.

Ça com­mence par une évo­ca­tion du man­ga One Piece et ces mots « Les trois enfants, Ace, Sabo et Luf­fy, habitent un quar­tier pauvre qui tient lieu de décharge au riche quar­tier d’à côté. Les deux quar­tiers font par­tie d’un même royaume mais sont sépa­rés par un mur infran­chis­sable. Les habi­tants du quar­tier bour­geois traitent leurs voi­sins de misère comme des déchets qu’ils peuvent exploi­ter et mal­trai­ter – et aux­quels ils fini­ront même par mettre le feu quand ils déci­de­ront de net­toyer la décharge. Les trois enfants étouffent dans ce monde extrê­me­ment injuste et violent, mais ils comptent s’en libé­rer en deve­nant pirates. Un jour, alors qu’ils se retrouvent face à la mer après s’être échap­pés un court moment de la décharge, Sabo en fait la pro­messe : Ace, Luf­fy, un jour, nous pren­drons la mer, nous quit­te­rons ce royaume ! Et nous serons libres ! ».

Et ça finit par un conte : ceux-ci, « Fous de joie et d’impatience, les enfants-pirates his­sèrent le pavillon noir. C’est ain­si que l’équipage prit la mer, reve­nant de temps en temps dans les cités pour dan­ser autour des ceri­siers, et chan­ter : Ô terre, entends-tu nos larmes cou­ler, Nous prîmes la mer, libres, quelle joie ! Ô terre à nou­veau nous sommes liés, Par­tout tu ver­doies, par­tout tu ver­doies, Et nous sommes libres ! Et nous sommes libres ! Tous nous sommes libres ! »

À L’ABORDAGE !

C’est dire si l’écologie pirate que pro­pose la mili­tante Fati­ma Ouas­sak sus­cite les ima­gi­naires. Elle invite à la créa­ti­vi­té pour qu’ensemble, nous construi­sions un pro­jet éco­lo­giste qui soit en mesure de faire face aux poli­tiques d’étouffement que mène le sys­tème en place, étouf­fe­ment de tous les êtres vivants, humains et non-humains. Et, ensemble n’est pas un vain mot sous la plume de Fati­ma Ouas­sak, qui nous invite, toustes, à aller à l’abordage ! Libé­ra­tion, dra­gon, pira­te­rie, enfance, elle convoque nos ima­gi­naires en nous lan­çant ce défi. Mais à l’abordage de quoi, de qui ? Lors d’un de ses récents pas­sages à Bruxelles, elle nous disait que « l’écologie, elle peut être fas­ciste, miso­gyne, trans­phobe, pro­gres­siste ou encore fémi­niste. Et donc moi aus­si, je me suis pliée à pro­po­ser quelque chose dans ce champ de bataille qu’est la défi­ni­tion de l’écologie qui peut être consi­dé­rée comme une science, une lutte et un mou­ve­ment social. Si l’écologie est une science, l’écologie pirate, c’est la science des stra­té­gies pour reprendre du pou­voir, du temps, de l’espace et de la joie au sys­tème colo­nial-capi­ta­liste. Si l’écologie est une lutte, c’est une lutte col­lec­tive pour que chaque indi­vi­du puisse être libre de cir­cu­ler. Et si l’écologie est un mou­ve­ment social, l’écologie pirate, c’est le mou­ve­ment de celles et ceux qui refusent ce monde nau­séa­bond, et notam­ment pour leurs enfants. C’est tout ça, l’écologie pirate et voi­là à l’abordage de quoi je pro­pose d’aller ».

Se lan­cer à l’abordage, c’est inévi­ta­ble­ment convo­quer la notion de liber­té, que Fati­ma Ouas­sak lie intrin­sè­que­ment à celle de la pré­ser­va­tion de nos milieux de vie et donc à la lutte éco­lo­gique. Ce lien peut sem­bler contre-intui­tif, et pour­tant, com­ment lut­ter pour la pré­ser­va­tion d’un lieu, d’un quar­tier, d’un monde dans lequel on ne se sent pas accueilli ou dans lequel on nous a fait com­prendre, depuis des géné­ra­tions, que nous ne sommes pas chez nous ? C’est toute la ques­tion de l’implication popu­laire dans les mou­ve­ments pour la pré­ser­va­tion de l’environnement lorsque les par­tis poli­tiques et autres groupes mili­tants ne consi­dèrent les gens que comme des faire-valoir de leur lutte, voire même que comme des réser­voirs à voix, mobi­li­sés uni­que­ment lorsqu’elles sont consi­dé­rées comme « utiles ».

Fati­ma Ouas­sak ne nie pas le fait qu’il soit néces­saire, aujourd’hui, d’élargir le front cli­ma­tique. Mais pas à n’importe quel prix ! « La ques­tion est celle du pro­jet poli­tique. Le camp soi-disant pro­gres­siste, notre camp, n’a trou­vé comme argu­ment ultime que celui qui consiste à réduire cette popu­la­tion non-blanche, musul­mane, etc. à sa stricte uti­li­té, à sa stricte force de tra­vail en Europe. Car sans elles et eux, le sys­tème s’effondrerait. On ne parle donc pas de leur égale digni­té humaine mais uni­que­ment de leur uti­li­té. Ces per­sonnes, qui sont sous-huma­ni­sées, ne défendent pas la terre qu’elles habitent puisqu’elles n’y sont pas chez elles. Par contre, elles luttent pour la pré­ser­va­tion des terres de leur pays d’origine. Elles s’intéressent à la ques­tion envi­ron­ne­men­tale là-bas, puisque là-bas, c’est leur terre. Et donc la ques­tion est celle de l’ancrage ter­ri­to­rial ».

LA QUESTION COLONIALE AU CŒUR DE L’ÉCOLOGIE

Défendre la pla­nète, la terre, l’humanité, le vivant et la bio­di­ver­si­té sans évo­quer la ques­tion raciale et colo­niale est de l’ignorance, affirme Fati­ma Ouas­sak, voire de la mal­hon­nê­te­té. Toutes ces popu­la­tions, hier et aujourd’hui, qui n’ont été consi­dé­rées que par le biais de leur uti­li­té peuvent pro­duire de la pen­sée poli­tique, si on leur en laisse la pos­si­bi­li­té. Preuve en est avec la Mai­son de l’Écologie Popu­laire, créée à Bagno­let, en région pari­sienne, dont le pro­jet pre­mier est que les habitant·es relèvent le plus grand défi de l’histoire de l’humanité pour que leur (et donc notre) ave­nir ne reste pas dans les mains des puissant·es. Et leur com­bat paye !

Les poli­tiques menées du point de vue des classes moyennes et supé­rieures ne peuvent pas être embras­sées par les classes popu­laires. Pri­vées de tout ancrage, celles-ci n’ont aucun inté­rêt concret à par­ti­ci­per à la pro­tec­tion de l’environnement s’il s’agit de pré­ser­ver les pri­vi­lèges des classes supé­rieures. « En réa­li­té, les éco­lo­gistes refusent de consi­dé­rer la ques­tion raciale comme pou­vant faire par­tie du débat. Iels pré­fèrent conti­nuer à croire et à faire croire que les habitant·es des quar­tiers popu­laires sont insen­sibles à la cause envi­ron­ne­men­tale. Les éco­lo­gistes pré­tendent défendre la bio­di­ver­si­té dans les quar­tiers popu­laires, mais ils font comme si leurs habitant·es n’en fai­saient pas par­tie, comme s’iels n’habitaient pas là, comme si ce n’était pas leur terre, comme s’il s’agissait d’une terre vierge, ou pas vrai­ment habi­tée. Si on veut lut­ter contre ce désastre, il faut donc que les habitant·es des quar­tiers popu­laires com­mencent à reprendre leur terre. La libé­ra­tion de la terre, qui a été au cœur des luttes anti­co­lo­niales, doit deve­nir l’enjeu prin­ci­pal d’un pro­jet éco­lo­giste du point de vue des quar­tiers popu­laires. Et ce, d’autant plus qu’un pro­ces­sus de gen­tri­fi­ca­tion mâti­né d’écologie y est à l’œuvre, un pro­ces­sus contre lequel il faut lut­ter, armé·e d’une ambi­tion de recon­quête ter­ri­to­riale ».

POUR LA LIBRE CIRCULATION DE TOUSTES

Pour Fati­ma Ouas­sak, le tra­vail mili­tant consiste à mon­trer que le sys­tème dans lequel nous vivons aujourd’hui trie entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. Ce même sys­tème qui détruit les soli­da­ri­tés et le vivre-ensemble s’en prend à l’ensemble du vivant par­tout dans le monde. Une des grandes reven­di­ca­tions de son éco­lo­gie pirate est la libre cir­cu­la­tion sans condi­tion et la recon­nais­sance, pour com­men­cer, de la mer Médi­ter­ra­née comme hyper-sujet.

Elle affirme que la liber­té de cir­cu­ler est un pri­vi­lège racial et colo­nial et que la Médi­ter­ra­née est aujourd’hui un mur qui sépare l’Europe et l’Afrique. Il s’agirait de « libé­rer la Médi­ter­ra­née pour nous libé­rer. Aujourd’hui, la liber­té de cir­cu­ler n’est pas recon­nue comme un droit fon­da­men­tal, ni par l’Union euro­péenne, ni par nos par­le­ments, ni par nos orga­ni­sa­tions pro­gres­sistes et éco­lo­gistes. L’entreprise capi­ta­liste a besoin d’entraves à la liber­té de cir­cu­ler. La mer Médi­ter­ra­née est un mur de haine puisqu’elle est le lien pour le pillage des res­sources de l’Afrique, lieu de pillage impé­ria­liste et colo­nial, mais aus­si lieu du fil­trage des indi­vi­dus selon leur uti­li­té ou non ».

D’où l’idée d’instaurer cette mer comme hyper-sujet, telle la Pacha­ma­ma dans les pays d’Amérique du Sud, « une terre qui a des droits inalié­nables et sacrés. Il s’agirait d’une répa­ra­tion là où il y a eu ampu­ta­tion. Nous avons été coupé·es de nos terres, de nos peuples, de nos langues ou encore de notre spi­ri­tua­li­té. Cette Médi­ter­ra­née auto­nome, elle per­met­trait de répa­rer ça. Et puis il y a le côté pirate, évi­dem­ment. La Médi­ter­ra­née est un lieu de sub­sis­tance où on n’a pas besoin du sys­tème colo­nial capi­ta­liste. Nos muti­ne­ries consis­te­raient à mettre en com­mun nos savoirs entre le Nord et le Sud. Je pense aus­si aux cama­rades de SOS Médi­ter­ra­née, je les consi­dère vrai­ment comme les pirates de l’écologie pirate ! Ça ouvre le champ des pos­sibles et on n’y cou­pe­ra pas ».

Lorsqu’on fait de l’éducation popu­laire, la mis­sion pre­mière est le tra­vail avec les gens, sur le ter­rain. Mais les vic­toires poli­tiques ne peuvent se gagner qu’en ayant un pro­jet avec les par­tis poli­tiques, qu’en inves­tis­sant leur ter­rain. Ce qui veut bien sou­vent dire « leur attra­per la cra­vate ! » et, en plus de mener des mou­ve­ments sur le ter­rain, de pro­po­ser quelque chose qui soit aus­si plus struc­tu­ré et qui pour­ra por­ter sur le champ élec­to­ral. Car si Fati­ma Ouas­sak a pu obte­nir ses vic­toires que sont la Mai­son de l’Écologie Popu­laire ou encore l’instauration d’une alter­na­tive végé­ta­rienne dans les can­tines sco­laires à Bagno­let « c’est bien qu’à un moment don­né, il y a des gens qui ont signé un papier. Et s’ils l’ont fait, c’est parce qu’il y a eu un rap­port de force poli­tique et élec­to­ral. Il est donc néces­saire de pen­ser nos stra­té­gies avec les ins­ti­tu­tions, c’est une cer­ti­tude. » Une néces­si­té d’autant plus pres­sante face à la mon­tée en puis­sance de l’extrême-droite, face à la nor­ma­li­sa­tion mas­sive de ses idées dans le débat public. Il s’agit en effet de gagner la course de vitesse et d’« arrê­ter d’être trop gentil·les avec les par­tis poli­tiques de gauche et pro­gres­sistes. Il ne faut pas hési­ter à leur dire ce qu’on veut, à leur dire qu’on rêve d’une autre orga­ni­sa­tion de la vie poli­tique et d’arriver à leur pro­po­ser des choses qui peuvent avoir une opérationnalité. » 

Par exemple, concer­nant la liber­té de cir­cu­ler sans condi­tion, il s’agirait de les inter­pel­ler « en leur deman­dant s’ils sont pour ou contre. S’ils sont contre elle, alors ce sont des enne­mis poli­tiques. Mais s’ils sont pour, alors com­ment on tra­vaille à la rendre pos­sible ? C’est-à-dire com­ment peut-on envi­sa­ger un sys­tème de sécu­ri­té sociale, d’allocations fami­liales, etc. ? Par­tons de ce fait inac­cep­table qui est que les Européen·nes peuvent cir­cu­ler en Afrique mais pas le contraire. Affir­mons que pour nous, c’est into­lé­rable et que rien de bon ne sor­ti­ra de cette injus­tice fon­da­men­tale. Fai­sons-en notre point de départ pour décli­ner de nou­velles poli­tiques publiques, comme on prend en compte, dès le départ, l’égalité entre les hommes et les femmes. Soyons sans pitié avec notre camp ! ».

Pour une écologie pirate - Et nous serons libres
Fatima Ouassak
La Découverte, 2023

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