Mi-avril 2011, le Premier ministre Yves Leterme transmettait à la Commission européenne le « devoir » de l’État belge : son Programme national de réformes et son Programme de stabilité budgétaire. En jeu, notamment, la création de 600.000 emplois (57.000 par an) projetée à l’horizon 2020, la réduction de la pauvreté, l’amélioration de l’efficacité énergétique… parallèlement à la réduction par étapes du déficit budgétaire et du taux d’endettement.
Si ces objectifs chiffrés de politique économique et de trajectoire budgétaire ont bien été repris dans la presse et les médias audiovisuels, c’est, à chaque fois, de manière subsidiaire dans l’actualité du jour : ici dans un encadré, là dans un article second, ailleurs encore dans un sujet pleine page… page 12 (L’Echo), dans des emplacements et formats de toute façon toujours subordonnés, en termes d’importance, à la chronique – pourtant quotidienne, elle depuis près d’un an – des négociations – pourtant au point mort, alors – pour la formation du gouvernement fédéral.
Le jour de la présentation du budget 2011 de la Communauté française, en ce même mois d’octobre 2010, l’annonce de la création de 10.000 nouvelles places d’école, dont plus de la moitié à Bruxelles, qui en a un besoin urgent en regard de l’évolution démographique de la Région-Capitale, a fait 10 secondes au JT de la RTBF… À mettre en regard des dizaines de sujets et de minutes (heures ?) consacrés, dans le même domaine, depuis quelques années, aux heurts et malheurs du décret Mixité scolaire devenu décret Inscriptions.
DES PROTAGONISTES EN APESANTEUR SOCIALE
Deux exemples, certes, ne font pas un argumentaire. Ils sont néanmoins exemplaires du traitement médiatique de la chose publique. Et de ce constat en particulier : la politique dans l’information, se trouve ramenée, la plupart du temps, soit à la théâtralisation de la vie des partis et des déclarations des mandataires (intrigues et rivalités interpersonnelles dans la lutte pour le pouvoir), à sa mise en stratégie (comment se positionnent les uns et les autres, plutôt que pourquoi), à sa privatisation (mise en scène de la vie privée ou peopolisation), soit encore au management fonctionnel et éthique du pouvoir sur le mode la bonne gouvernance.
« Le lecteur, écrit Grégory Rzepski du collectif Acrimed, est réduit au rang de spectateur d’une scène politique sur laquelle les protagonistes, sorte de héros récurrents, évoluent en apesanteur sociale, sans base, sans parti. »
Nombre de journalistes politiques en arrivent, effectivement, à ne plus considérer la politique que sous l’angle d’un échiquier grandeur nature ; ils ne voient que pions, coups joués et réponses à ces coups. En oubliant, un peu légèrement, que, si les hommes politiques au cœur du processus de négociation de la formation du gouvernement fédéral, par exemple, se doivent d’être des stratèges, ils sont aussi, voire avant tout, des représentants de formations animées par des visions plus ou moins antagonistes de la société et du vivre-ensemble, au service desquelles chacun déploie son action et ses positions.
De ce point de vue, la petite musique « morale » qui accompagne le discours journalistique quotidien tend à déconsidérer le conflit ou l’affrontement politique — non sans en traiter, avec une certaine gourmandise, les effets les plus aigus – comme une atteinte à l’harmonie naturelle supposée de la société ou du pays Belgique : « Politiques, mettez-vous d’accord et dirigez ! » Dans cette injonction récurrente, le consensus apparaît comme le signifiant même de la démocratie. C’est éminemment contestable. « En démocratie, la controverse est de règle, note le sociologue Claude Javeau (La Libre du 13 octobre 2004). L’accord spontané est l’exception. » Et le règlement des controverses institutionnelles a toujours pris du temps dans l’histoire de la Belgique.
Les journalistes de la rue de la Loi l’ignorent-ils ? Sans doute pas. Mais le spectacle (en l’occurrence, ici, le feuilleton de la crise) doit continuer… Et le momentum émotionnel être cultivé.
La plupart des questions, des sujets, des angles et, plus encore, des titres, aujourd’hui, dans l’information politique s’inscrivent dans le registre de l’inquiétude immédiate et récurrente, de l’entretien d’un climat de peur… pourtant démenti par les faits eux-mêmes, et d’une certaine vindicte à l’adresse, le plus souvent indistincte, de « nos décideurs ».
Dans la même optique, des consignes circulent de plus en plus à l’intérieur des rédactions de manière à inciter les journalistes à éviter de citer trop souvent les noms des hommes ou des partis politiques à l’origine de telle ou telle mesure, réalisation ou loi : « Quand quelque chose ne va pas dans la société, c’est par principe de la faute des politiques, résume, amer, un porte-parole. Quand tout va bien, ce n’est jamais porté à leur crédit. »
Il est rejoint par l’ex-journaliste et professeur de l’ULB Jean-Jacques Jespers pour qui le plus inquiétant dans les « idées reçues » que le discours médiatique majoritaire véhicule sur le politique, c’est qu’« elles coïncident avec les représentations mentales dont Barthes faisait l’essence du poujadisme politique » (Document Etopia, décembre 2005) : mépris pour les politiques et les fonctionnaires (ou agents de la fonction publique), méfiance envers les élites et les intellectuels, rejet de l’impôt et dénonciation de la gabegie des pouvoirs publics qui gaspilleraient les deniers des contribuables (ou les détourneraient à des fins indues ou privées), défiance envers les institutions publiques, croyance en la supériorité du marché…
Des enclos d’information à monoculture
Rarement, en revanche, la politique est-elle considérée dans l’actualité courante pour ce qu’elle est ou devrait être davantage aux yeux de tous en démocratie : le lieu d’intersection, toujours conflictuel, de tous les domaines de la vie en société, dont la gestion incombe aux gouvernants.
En cause, notamment, les effets de case, c’est-à-dire le produit d’une logique de « parcage » des informations dans des enclos à monoculture : les rubriques ou services de l’information, Politique, Etranger, Europe, Société, Sports, Culture, etc. continuent à fonctionner de façon très cloisonnée malgré l’interpénétration croissante des différents domaines de la vie publique et le caractère par essence complexe (au sens de tissé, entremêlé, dans l’optique d’Edgar Morin, non de compliqué) du réel. C’est ainsi qu’un sommet européen de la Culture et de l’Audiovisuel dans le cadre de la Présidence belge de l’Union européenne à l’automne 2010, ne sera traité nulle part, ni dans les pages « Politique », ni dans le cahier « Culture et Médias », ni en « Eco »… en dépit des enjeux – politiques, économiques, sociaux ou proprement culturels – pourtant majeurs d’un tel sommet : aucun des services n’ayant estimé que c’était de son ressort.
C’est que ces problématiques transversales ou les évolutions structurelles, que C.W. Mills (cité par le magazine en ligne de RTA, Intermag) appelle des « enjeux collectifs de structure sociale », ou, plus simplement, des questions publiques telles l’emploi, la mobilité, la santé, le logement, l’éducation, etc., ont en commun d’inscrire leur sens et leurs développements dans une logique de long terme. Sauf éclat soudain, elles se prêtent d’autant moins au traitement événementiel, devenu le paradigme de la manière d’informer.
Par ailleurs, observer et détecter leurs mouvements lents et imperceptibles à l’œil nu, tels ceux des plaques tectoniques ou de la fonte des glaciers, demande l’acquisition de connaissances et un investissement journalistique long, qui sont rarement immédiatement rentables pour les entreprises de presse. Ce qui explique d’ailleurs le désarroi fréquent des commentateurs confrontés à un « tsunami » politique (ou autre) : concentrés sur les pics événementiels et n’ayant pas pris la mesure de la partie immergée des icebergs de l’actualité, ils se trouvent souvent dépourvus des moyens d’expliquer l’ampleur ou la force de la vague qui surgit de la montée des eaux.
Ils sont alors réduits à relater, à raconter sur le mode du storytelling, à cultiver stéréotypes et lieux communs et à s’engouffrer dans les registres de la surenchère émotionnelle et de la mise en scène spectaculaire. Or, en mettant le monde « en scène » davantage qu’« en question », les discours médiatiques véhiculent souvent, selon le sociologue des médias Erik Neveu, « une vision du monde déférente pour l’ordre établi ».