Contre-atlas de l’intelligence artificielle

Kate Crawford

La cher­cheuse Kate Craw­ford, spé­cia­li­sée dans les impli­ca­tions sociales et poli­tiques de l’intelligence arti­fi­cielle (IA pour les intimes), arrive à point nom­mé avec son Contre-atlas de l’intelligence arti­fi­cielle. En effet, la mise à dis­po­si­tion publique du sys­tème de géné­ra­tion de texte Chat GPT fin 2022 est venue hys­té­ri­ser le débat à coup d’imprécations / pré­dic­tions lan­cées la plu­part du temps par les lob­bys des indus­tries de l’IA. « L’IA va détruire la moi­tié des emplois », « L’IA va dépas­ser l’intelligence humaine », « L’IA va finir par deve­nir auto­nome et se retour­ner contre nous » entend-on constam­ment… Craw­ford vient cas­ser l’ambiance et l’affirme d’entrée de jeu : l’IA n’est « ni arti­fi­cielle, ni intel­li­gente, et encore moins auto­nome ». Au fil des cha­pitres de son essai-enquête au lan­gage lim­pide et aux trames pal­pi­tantes, elle replace d’abord l’IA dans toute sa maté­ria­li­té indus­trielle, de l’extraction de terres rares néces­saires à la fabri­ca­tion des appa­reils et data cen­ters à leur consom­ma­tion colos­sale d’énergie. Dans tous ses besoins en humains ensuite, à la manière du socio­logue Anto­nio Casilli, qui montre à quel point les IA sont « fabri­quées à la main », par des mil­liers de tacheron·nes du clic payé·es une misère pour entrai­ner les algo­rithmes, super­vi­ser leur bonne marche ou véri­fier qu’ils fonc­tionnent. Mais elle resi­tue aus­si les sys­tèmes IA dans tous leurs biais et absence d’éthique. Et ce, non seule­ment concer­nant l’exploitation des don­nées, mais aus­si par leur clas­si­fi­ca­tion via un éti­que­tage qui ren­force pré­ju­gés et dis­cri­mi­na­tions. On est très loin de la « neu­tra­li­té tech­no­lo­gique » et de la ratio­na­li­té juste prô­née par ses pro­mo­teurs, convain­cus que tout est per­mis pour inno­ver. Un livre éblouis­sant qui per­met d’une part de mesu­rer les dégâts sociaux et envi­ron­ne­men­taux de l’industrie de l’IA, et d’autre part de poli­ti­ser l’intelligence arti­fi­cielle en élar­gis­sant la défi­ni­tion qui en est habi­tuel­le­ment faite. Pour la cher­cheuse aus­tra­lienne en effet, le terme d’IA recouvre non seule­ment une tech­nique, mais aus­si une idée, une infra­struc­ture, une indus­trie, une idéo­lo­gie, un reflet des rap­ports de domi­na­tion et même une forme d’exer­cice du pou­voir. Craw­ford montre avec pré­ci­sion com­ment les sys­tèmes d’IA sont d’abord pré­vus et construits pour ser­vir des inté­rêts domi­nants et réa­li­ser des pro­fits. Indis­pen­sable pour sor­tir du ver­tige tech­ni­ciste et se poser avec l’autrice la ques­tion qui, face à l’IA comme face à toute tech­nique, per­met de retrou­ver un espace de réflexion : « Votre outil donne-t-il plus de pou­voir aux plus puis­sants ? »

Aurélien Berthier

Contre-atlas de l’intelligence artificielle
Kate Crawford
Zulma, 2022

 

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