Qui a dit que les projets sociocu ne pouvaient pas produire un résultat kick-ass ? On connaissait le Wild classical music ensemble, groupe d’avant-punk qui parcourt à présent les scènes rock d’Europe ou l’électro-hip-hop brut de The Choolers Division, deux projets d’ailleurs belges, et où la dimension socioculturelle devient finalement secondaire, effacée par la haute qualité musicale. Parfois ça prend plus de temps pour obtenir une reconnaissance méritée, et ça réémerge bien longtemps après, comme ici à la faveur d’une compilation de diggers du label Born Bad Records, ces chercheurs de pépites musicales. Il en est ainsi du morceau « Ettika » joué par un groupe éponyme. L’histoire de ce morceau ? Bernard Guégan, est un animateur autodidacte improvisant des ateliers socioartistiques avec des jeunes déscolarisé·es des quartiers populaires de Rouen au milieu des années 80. Le contexte ? L’arrivée du rap en France et une région sinistrée de Normandie. L’idée de l’atelier ? Réaliser « un rap fait de reprises de formules administratives de refus de recrutement dans une boîte » avec les jeunes femmes de son groupe. Tout simplement « déjà rire de ça ». Le morceau est conçu et répété. Hafida, Djamila, Samira et Sunaï scandent les formules toutes faites de la bureaucratie antisociale en les tordant dans tous les sens, pour mieux les exorciser, dans un rap étrange mâtiné d’arrangements disco-funk et de mélodies synthétiques qui vieillissent si bien. Il est enregistré pour un concours de rap, qu’elles ne gagneront pas mais qui leur permettra d’être repérées par Vally, la chanteuse du groupe Chagrin d’amour qui cartonne alors et au morceau de devenir un 45 tours. Édité par Celluloid, le label du magazine Actuel, il comporte une version en français en face A et en arabe en face B, tout aussi efficace. Las, il n’aura qu’un succès confidentiel, dans une France où le métissage n’a pas encore droit de cité. Dommage pour ces jeunes femmes douées, mais, aujourd’hui, 35 ans plus tard, exhumées par la compil « France Chébran » (vol.2), leurs voix cartonnent dans les soirées qui se respectent. Les autres morceaux de cette compil de proto-rap et electro-pop française des débuts sont bons, ce n’est pas ça, mais celui d’Ettika est le plus intéressant, de loin.
Aurélien BerthierFrance Chébran vol. 2
French boogie 1982-1989
Born Bad Records, 2018