La critique sociale, on le sait, a toujours un train de retard. Nous commençons seulement, à coup de révélations Snowden ou de mépris pour les lois du travail d’un Amazon ou d’un Uber à sortir d’une espèce de léthargie à l’égard de l’industrie numérique dont il conviendrait décidément bien de se méfier. Au moins autant que de l’industrie de la finance ou de l’agroalimentaire. Les multinationales de la Silicon Valley bénéficient en effet d’une image non seulement cool, mais aussi un peu « libertaire » qui masque souvent des projets politiques beaucoup moins présentables. Projets portés culturellement par des discours fortement interneto-centrés et empreints d’une apparente objectivité peu remise en question. Evgeny Morozov est l’un des pionniers de la critique de ces discours, capable de remettre du politique et du débat, là où on pensait objectivité technique et neutralité. « Aujourd’hui, ceux qui participent aux débats sur la technologie soutiennent, souvent à leur insu, l’idéologie néolibérale dans ce qu’elle a de pire », affirme-t-il dans Le Mirage numérique. Car le but de l’industrie numérique, c’est bien de faire entrer dans la sphère marchande de plus en plus de domaines de la vie à coup d’application et de capteurs. Et de se passer de l’État social au passage. Morozov questionne la collecte des données, la régulation algorithme ou les applications en tout genre en les replaçant dans une histoire et des mécanismes plus larges que les seules technologies. Il y réintroduit ce qui est souvent évacué des discours trop cadrés sur « le numérique » : les contextes géopolitiques, sociaux ou économiques ou les luttes d’intérêts. Mais aussi des concepts tels que la solidarité, le bien commun, ou la lutte contre les inégalités. Bien mieux traduit que son précédent ouvrage, ce livre est toujours très accessible et permet de se défaire petit à petit de nos nombreux mythes, publicitairement construits, sur les nouvelles technologies et surtout sur leurs paillettes.
Aurélien BerthierLe mirage numérique
Pour une politique du big data
Evgeny Morozov
Les prairies ordinaires, 2015