Quel gouvernement des crises ? 

Illustration : Vanya Michel

En réponse à la pan­dé­mie Covid et aux évé­ne­ments météo­ro­lo­giques extrêmes symp­to­ma­tiques de l’anthropocène, les gou­ver­ne­ments adoptent des mesures tan­tôt inédites, tan­tôt hors normes par leur ampleur bud­gé­taire. Mais pour une période limi­tée dans le temps. La ges­tion de crise, deve­nue le champ pri­vi­lé­gié de l’action publique, tend à dépo­li­ti­ser l’approche et le trai­te­ment du défi éco­lo­gique en agis­sant, tech­ni­que­ment, sur les consé­quences (dévas­ta­trices) de celui-ci plu­tôt que, poli­ti­que­ment, sur ce qui le pro­duit et l’aggrave.

Des enquêtes scien­ti­fiques l’ont déjà démon­tré : après des catas­trophes de grande ampleur (oura­gans, méga­feux, épi­dé­mies, guerres…), toute l’énergie des popu­la­tions et des auto­ri­tés concer­nées est absor­bée, dans un esprit de rési­lience, par le désir de recons­truire, de repar­tir de l’avant et de « reve­nir à la nor­male » le plus rapi­de­ment pos­sible. Bien plus que par le sou­ci de tirer les ensei­gne­ments de ce qui nous arrive quant aux causes pro­fondes et aux réorien­ta­tions à impri­mer. La ges­tion de crise qui s’applique à ces scé­na­rios catas­trophe lorsqu’ils se réa­lisent, contri­bue par ailleurs à confor­ter les opi­nions que c’est la seule chose à faire. Voi­ci comment…

Pour être effi­cace, le mana­ge­ment de crise, au tra­vers de sa com­mu­ni­ca­tion, tend à don­ner une visi­bi­li­té maxi­male et un carac­tère pres­crip­tif à l’arsenal de tech­niques, de pro­cé­dures, de mesures, de normes et de pra­tiques qu’il mobi­lise pour ten­ter de faire face à la situa­tion. Pareille sur­ex­po­si­tion des ins­tru­ments de tra­vail nous amène alors, sans que nous le vou­lions, à (ré)interpréter les désastres sur­ve­nus et le mode appro­prié de leur prise en charge en fonc­tion de la per­cep­tion des choses que pro­posent les « cadrages » – cog­ni­tifs, affec­tifs, média­tiques – immé­dia­te­ment dis­po­nibles et tels que les forgent les outils, les experts et la com­mu­ni­ca­tion de crise. Ce sont en quelque sorte ces cadrages, ces inter­pré­ta­tions res­ser­rées du réel, et l’action des ins­tru­ments qui viennent dire ce qu’est la crise et qui défi­nissent en consé­quence le champ des possibles.

Le traitement de la crise la définit

Ce sont eux aus­si, ce fai­sant, qui tracent la fron­tière entre ce qui relève de la crise et ce qui est ou pas lié à la crise en termes de cau­sa­li­tés. « En effet, pointent trois cher­cheuses en sciences sociales, défi­nir une crise sup­pose de pou­voir dis­tin­guer un état nor­mal d’un état dys­fonc­tion­nel »[1] : nom­mer une crise en tant que telle, c’est accep­ter l’état qui la pré­cède comme ordi­naire, nor­mal ou fon­da­men­ta­le­ment sain… jusqu’à un cer­tain point. Ain­si, dans le cas des inon­da­tions de la mi-juillet, les cadrages de la ges­tion de crise qui se sont impo­sés aux agen­das poli­tique et média­tique font remon­ter la recherche des res­pon­sa­bi­li­tés de l’état dys­fonc­tion­nel aux jours qui ont pré­cé­dé les pluies tor­ren­tielles et à la chaîne de coor­di­na­tion des acteurs opé­ra­tion­nels concer­nés ; mais pas aux décen­nies pré­cé­dentes, ni aux choix poli­tiques et au poids des struc­tures capi­ta­listes d’organisation des socié­tés « ther­mo-indus­trielles » contemporaines.

Et c’est bien là tout le pro­blème : une inca­pa­ci­té mani­feste ou un refus de prendre acte, expli­ci­te­ment du moins, du carac­tère radi­cal de la nou­veau­té de notre pré­sent[2]. On réagit après coup et au coup par coup aux dif­fé­rents chocs qui se pro­duisent. Par­mi d’autres fac­teurs docu­men­tés par ailleurs1, cela tient, à notre sens, à deux évo­lu­tions majeures. D’une part, l’accélération contem­po­raine du rap­port au temps dont la puis­sante dyna­mique piège les socié­tés humaines dans une sorte de pré­sent per­ma­nent sans fenêtre2. D’autre part, la trans­for­ma­tion de l’art public de gou­ver­ner en gou­ver­nance : l’enracinement de l’esprit néo­li­bé­ral « dans les têtes et dans les cœurs » (selon le vœu deve­nu réa­li­té de Mar­ga­ret That­cher), en ce com­pris chez ceux qui y sont a prio­ri hos­tiles ou réti­cents, a vu le modèle de la ges­tion mana­gé­riale basée sur les « bonnes pra­tiques » et sur la « réso­lu­tion de pro­blèmes » gagner, pro­gres­si­ve­ment mais sûre­ment, l’ensemble de la sphère publique. De même que s’est impo­sée la contrainte de convaincre en per­ma­nence de l’efficacité à court terme de l’action poli­tique en termes d’image et de com­mu­ni­ca­tion. En consé­quence de quoi, les res­pon­sables poli­tiques se trouvent mus, de plus en plus, par la crainte de se mon­trer faillibles.

Résul­tat ? On fait d’abord… ce qu’on sait faire. De plans de conti­nui­té en plans de relance éco­no­mique, ici, ou de recons­truc­tion, là. Que l’on agré­men­te­ra de volets et de lignes de finan­ce­ment pré­sen­tés comme verts. Quitte à faire faire pas­ser les objets et le sec­teur numé­riques à l’empreinte car­bone expo­nen­tielle comme des alter­na­tives ver­tueuses du point de vue éco­lo­gique3.

Investissements publics d’hier et d’aujourd’hui

Les plans euro­péens et natio­naux de relance actuels sont sou­vent consi­dé­rés, à cet égard, comme la tra­duc­tion d’un retour de l’Etat via des inves­tis­se­ments publics dans des sec­teurs jugés stra­té­giques pour la crois­sance future (numé­rique, éner­gies renou­ve­lables…) Ils impliquent certes une relé­gi­ti­ma­tion des poli­tiques indus­trielles et bud­gé­taires expan­sion­nistes, à rebours de l’orthodoxie aus­té­ri­taire des qua­rante der­nières années. Mais là, où durant les années d’après-guerre, l’objectif des poli­tiques d’investissement était, pour l’Etat key­né­sien pla­ni­fi­ca­teur, de struc­tu­rer des sec­teurs éco­no­miques entiers en influant, au moyen de sub­ven­tions, sur les choix de déve­lop­pe­ment des entre­prises, il en va dif­fé­rem­ment de nos jours : les poli­tiques d’investissements pré­co­ni­sées par le Green New Deal de la Com­mis­sion euro­péenne, par exemple, visent à sti­mu­ler le déve­lop­pe­ment des acteurs du mar­ché en lais­sant à la déci­sion poli­tique le seul loin de déter­mi­ner les objec­tifs géné­raux (comme la tran­si­tion éner­gé­tique), mais sans inter­ve­nir dans les stra­té­gies des acteurs économiques.

Comme le note la cher­cheuse en science poli­tique Ulrike Lepont, « ce modèle d’investissement cor­res­pond d’une part à une confiance dans l’efficacité du mar­ché et des acteurs pri­vés, dont les choix sont jugés plus judi­cieux en matière d’investissement. Il est éga­le­ment cen­sé être moins coû­teux pour les finances publiques et per­met de res­pec­ter le cadre du droit euro­péen, qui impose aux Etats de se com­por­ter comme des ’’inves­tis­seurs avi­sés en éco­no­mie de mar­ché’’». En outre, la doc­trine key­né­sienne de sti­mu­la­tion de l’économie par l’Etat s’accordait bien avec le choix poli­tique de la période d’après-guerre d’un déve­lop­pe­ment sans pré­cé­dent de l’Etat social, carac­té­ri­sé par la démar­chan­di­sa­tion de pans entiers de l’économie et le déve­lop­pe­ment du sec­teur public. On en reste très loin aujourd’hui.

Le recours public, désor­mais nor­ma­li­sé à des cabi­nets de consul­tance pri­vés, du type Mac Kin­sey, à la faveur des crises à gérer ou des plans de redres­se­ment à éla­bo­rer, s’inscrit dans la même logique de l’auto-dessaisissement du pou­voir public de ses mis­sions névral­giques et de ses propres com­pé­tences internes. Ce court-cir­cui­tage des appa­reils éta­tiques contri­bue d’ailleurs à faire adve­nir ce qu’il cri­tique : la déper­di­tion des savoirs des struc­tures et des agents de l’Etat, déjà affai­blis par des années de réduc­tion de leurs moyens, et leur inca­pa­ci­té, demain, à construire une stra­té­gie, une exper­tise et une effi­ca­ci­té logis­tique.4

N’est-ce pas, au fond, cette recon­fi­gu­ra­tion – cette défi­gu­ra­tion à pro­pre­ment par­ler – de l’action publique qui peut expli­quer que les auto­ri­tés com­pé­tentes n’aient pas réus­si à coor­don­ner, comme elles étaient sup­po­sées le faire, tous les acteurs de la chaîne de soin, avant-hier, et ceux des res­sources hydrau­liques hier ? La colo­ni­sa­tion de l’appareil d’Etat par la phi­lo­so­phie uti­li­ta­riste du Nou­veau mana­ge­ment public, par les pro­cess, par des bat­te­ries de tableaux de bord, de logi­ciels de com­pé­tences, de pro­to­coles de normes et d’indicateurs de per­for­mance… tend à exclure les réa­li­tés et l’expérience du ter­rain. De même, le pas­sage d’une culture de l’utilisateur à une culture du chiffre expurge de son champ d’application tout ce qui ne peut pas être mesu­ré, c’est-à-dire tout ce qui fait l’essence du soin, tant du ser­vice à offrir que des publics à qui il se destine.

  1. Voir « Cli­mat. Pour­quoi les urgences ne répondent pas », Les Cahiers de l’éducation per­ma­nente, n°54, Edi­tions PAC, octobre 2019.
  2. Pas­cal Cha­bot, Avoir le temps. Essai de chro­no­so­phie, PUF, 2021 et https://www.philomag.com/articles/avoir-le-temps-essai-de-chronosophie-de-pascal-chabot.
  3. Bru­no Pon­ce­let, « Quand quit­te­rons-nous l’âge sombre du capi­ta­lisme mar­chand ? », CEPAG, mis en ligne le 19 juillet 2021.
  4. Antoine Vau­chez, « Contre le Covid-19, la stra­té­gie du court-cir­cuit a un coût, des biais et des effets per­vers », Le Monde, 29 jan­vier 2021.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code