Entretien avec Peggy Pierrot et Stéphane Noël

« Tout ne passe pas par l’image »

Matthieu Ossona de Mendez

Peg­gy Pier­rot et Sté­phane Noël sont profs à l’ERG (École de Recherche Gra­phique) à Bruxelles et s’intéressent de près à la ques­tion de la pro­duc­tion des images et à ses moda­li­tés. La pre­mière y enseigne la théo­rie des médias et de la com­mu­ni­ca­tion et le second, la nar­ra­tion gra­phique. Nous les avons ren­con­trés pour évo­quer le rap­port aux images et leurs usages au sein des milieux asso­cia­tifs et mili­tants. L’occasion aus­si d’évaluer les impacts sociaux et cultu­rels d’évolutions récentes sur la pro­duc­tion d’images, liées notam­ment à la numé­ri­sa­tion du monde comme les banques d’images ou la pro­duc­tion d’image par intel­li­gence artificielle.

Quel regard portez-vous sur les productions graphiques actuelles des milieux associatifs ou militants ? Notamment pour ce qui est de l’objectif d’éviter de reproduire des stéréotypes de genres, de races, de classes dans nos productions graphiques ?

Sté­phane Noël : La vue que j’ai depuis l’endroit où je suis, c’est-à-dire prof, tra­vailleur dans l’édition de bandes des­si­nées et col­la­bo­ra­teur ponc­tuel avec le sec­teur et la presse asso­cia­tive, c’est que dans le milieu asso­cia­tif, ça se décloi­sonne depuis un cer­tain temps. On se pose la ques­tion de pari­té et de faire appel à des autrices autant qu’à des auteurs, on veille à ce que la repré­sen­ta­tion soit por­tée par des per­sonnes invi­tées à par­ti­ci­per à ce décloi­son­ne­ment par rap­port aux sté­réo­types. Main­te­nant, il me semble impor­tant de pré­ci­ser que ces milieux ne sont pas des endroits où l’argent coule à flots. Ce qui pose la ques­tion des moyens qui sont accor­dés pour pro­duire gra­phi­que­ment et notam­ment celle de la rému­né­ra­tion qui est par­fois très faible. C’est une ques­tion pour moi très poli­tique et liée au tra­vail, d’établir une plus juste rému­né­ra­tion des auteurs et autrices qui vont tra­vailler pour ces structures.

Peg­gy Pier­rot : Pour avoir tra­vaillé régu­liè­re­ment dans le milieu asso­cia­tif et mili­tant, je suis d’accord de dire que des efforts sont opé­rés, qu’il y a des mou­ve­ments et une réflexion. Mais dans le milieu asso­cia­tif, la ques­tion de la repré­sen­ta­tion, de la forme gra­phique ne suf­fit pas si elle ne s’accompagne pas éga­le­ment de réflexions sur le fond. C’est-à-dire sur la façon dont on tra­vaille, sur la part de pou­voir dont on dis­pose au sein des struc­tures, mais aus­si sur la manière dont on va racon­ter les choses. Ain­si, il ne suf­fit pas de rajou­ter sur la cou­ver­ture d’un jour­nal ou sur un flyer des per­son­nages qui vont repré­sen­ter des formes sté­réo­ty­pées de diver­si­té, par exemple une femme voi­lée, pour que ces per­sonnes à qui on vou­drait par­ler se sentent vrai­ment concer­nées. En plus de la ques­tion de la repré­sen­ta­tion, il faut donc éga­le­ment pen­ser la ques­tion du public et de l’hospitalité de ce qu’on fait.

Car le « tout public » auquel une asso­cia­tion veut sou­vent s’adresser n’existe pas. Même si l’objet, le fond de ce qu’on veut dire peut concer­ner tout le monde, on ne peut pas s’adresser à tous de la même manière. On a en effet face à nous une mul­ti­pli­ci­té de publics qui vont être cha­cun sen­sible à des repré­sen­ta­tions, conte­nus, mais aus­si des conte­nants spé­ci­fiques. Pour pou­voir inté­res­ser tout le monde à ce dont on parle, il est donc néces­saire de pen­ser à la fois des formes gra­phiques et des modes de com­mu­ni­ca­tions à chaque fois en fonc­tion du type de public auquel on sou­haite s’adresser.

Et dans cer­tains cas, si on veut réel­le­ment s’adresser à cer­tains publics, si on veut les inclure dans la réflexion asso­cia­tive ou mili­tante qu’on mène, c’est même par d’autres moyens que l’image, que le gra­phique, que ça doit se faire. Par exemple par une forme orale. D’autant plus quand la ques­tion de la langue ou les ques­tions inter­cul­tu­relles inter­viennent, car alors la repré­sen­ta­tion n’est pas com­mune. Pour don­ner un exemple, je pense à un tra­vail mené du côté du quar­tier Yser à Bruxelles pour infor­mer les travailleurs·euses du sexe sur le nou­veau règle­ment de police. Il y avait une telle varié­té d’origines des per­sonnes visées que pour chaque sous-groupe, il fal­lait pen­ser une com­mu­ni­ca­tion, et pro­ba­ble­ment une com­mu­ni­ca­tion où l’écrit et l’image n’étaient pas pri­mor­diaux. Ça montre bien que la ques­tion de la com­mu­ni­ca­tion va bien au-delà de la seule ques­tion de l’image, qu’il faut la prendre dans son ensemble. L’oralité, et des relais d’information sont des outils qui sont sous-uti­li­sés par le sec­teur mili­tant et asso­cia­tif, alors qu’ils sont très impor­tants. Toute la com­mu­ni­ca­tion ne peut pas pas­ser par l’image.

Donc, on voit bien que com­mu­ni­quer par l’image est un enjeu qui néces­site beau­coup de couches de réflexions, mais aus­si beau­coup de couches de com­pé­tences. Ce qui demande de mul­ti­plier les outils. Or, la ques­tion du manque de moyens des sec­teurs asso­cia­tifs et mili­tants repré­sente une dif­fi­cul­té impor­tante. Mal­gré tous les efforts four­nis, on a du mal à pro­duire des images et les récits qui vont pou­voir vrai­ment embras­ser toute une varié­té de publics. Mais c’est évi­dem­ment com­pli­qué, faute de bud­get et de temps, de déployer cette réflexion-là chaque fois qu’on veut réa­li­ser 300 flyers…

SN : Sur cette idée que toute la com­mu­ni­ca­tion ne peut pas pas­ser par l’image, ça m’évoque le fait que la BD est aus­si un médium aujourd’hui très uti­li­sé comme sup­port d’information. His­to­ri­que­ment, elle a tou­jours été très ins­tru­men­ta­li­sée notam­ment pour s’adresser à des publics sup­po­sés éloi­gnés de la lec­ture ou « les jeunes ». On fait de plus en plus de bio­pics, de la vul­ga­ri­sa­tion d’ouvrages scien­ti­fique ou de la com­mu­ni­ca­tion poli­tique ou syn­di­cale par ce biais. Comme si le fait d’avoir quelque chose de plai­sant côté illus­tra­tion allait faire oublier l’âpreté du texte, les expli­ca­tions tech­niques ou les dis­cours cli­vants qui consti­tuaient pour­tant le mes­sage qu’on vou­lait faire pas­ser. Ça a ten­dance à uni­for­mi­ser à la fois les styles et codes gra­phiques uti­li­sés, et à confi­ner beau­coup d’auteurs à un rôle de com­mande dans un cadre très atten­du. On tombe dès lors sou­vent dans l’écueil du didac­tique c’est-à-dire celui d’un des­sin qui est sup­port d’une infor­ma­tion, mais qui n’est pas le vec­teur de sa propre infor­ma­tion. Ce qui fait que, mal­gré les images, on va tou­jours buter sur le conte­nu. Dif­fi­cile dès lors de sen­tir que ce récit-là s’adresse à moi, d’avoir confiance en lui.

PP : Après, il y aus­si sans doute des ter­ri­toires qui ne sont pas assez inves­tis par l’associatif et les milieux mili­tants. Il existe en effet d’autres lieux pour pro­duire de l’image et du récit par exemple sur You­tube ou dans cer­taines sous-cultures du net (je pense par exemple à la pro­duc­tion de mèmes). Sou­vent, ils ne sont pas consi­dé­rés car cela va à contre-cou­rant de la cri­tique du monde média­tique que réa­lise, à juste titre, les assos et milieux mili­tants. Mais, sans cau­tion­ner tous les dis­po­si­tifs des GAFAM, je constate juste que cer­tains des publics aux­quels pré­tendent s’adresser cer­taines asso­cia­tions baignent eux dans ces sous-cultures, dans ce type de rap­port à l’image et au récit. Il fau­drait dès lors peut-être pen­ser l’image dans avec ces sous-culture-là, s’en ins­pi­rer pour la forme même si on n’utilise pas for­cé­ment ces plateformes.

Dans le monde associatif, il y a souvent une double contrainte entre d’un côté produire des images qui soient belles, attirantes, qui saisissent l’air du temps, mais alors qui vont rebuter certains publics car jugées « trop branchées ». Et de l’autre côté, choisir des visuels plus plats et passe-partout pour supposément toucher plus de monde, mais qui vont aussi nous couper d’autres publics qui, eux, vont nous trouver ringards…

PP : Sou­vent, en tant que mili­tant poli­tique ou asso­cia­tif, on a l’illusion qu’on porte un mes­sage qui s’adresse à tout le monde. Or, bien sou­vent, ce n’est pas le cas et les images qu’on emploie vont en fait cor­res­pondre à qui on est socia­le­ment, à l’endroit d’où on parle et quelque part révé­ler à qui on s’adresse en réa­li­té… et qui géné­ra­le­ment nous ressemble.

La question des faibles moyens des milieux associatifs et militants renvoie aussi à la question de l’illustration de leurs supports via des banques d’images comme Getty ou ShutterStock (quand ce n’est pas la première image trouvée sur Google). Que provoque cette forte présence d’image issue de stocks d’images dans notre paysage graphique ? Quelles valeurs elles défendent ?

SN : Déjà, elles défendent l’omniprésence de l’image. On a l’impression qu’un texte pur ne pour­rait pas exis­ter sans image pour l’illustrer. L’augmentation de la bande pas­sante et celle de la taille des écrans d’ordinateur ont per­mis cet enfle­ment de l’utilisation des images sur le web. Dif­fi­cile en effet aujourd’hui de voir un site qui n’ait pas de gale­rie en page d’accueil. Cela oblige à se plier à cette idée qu’il fau­drait abso­lu­ment de l’image, parce qu’un site qui n’aurait que du texte serait consi­dé­ré comme rin­gard. Cette idéo­lo­gie de la néces­si­té de l’image a conduit à l’émergence d’un ensemble de solu­tions qui vont en effet des banques d’images gra­tuites avec des œuvres d’art ou des œuvres his­to­riques qui sont dans le domaine public jusqu’à des pla­te­formes de type Get­ty image. Pour qui a besoin d’une image pour avoir une image, pour sim­ple­ment occu­per un espace, et s’en fiche bien d’avoir quelque chose de per­ti­nent, c’est-à-dire qui sou­tien­drait le texte, c’est par­fait. Car ce genre de site donne très rapi­de­ment, avec quelques mots-clés, et contre quelques cents, l’accès à une image d’illustration qui fera l’affaire.

PP : Même si entre les années 2000 et aujourd’hui, on constate que les banques d’images ont réa­li­sé cer­tains pro­grès dans la repré­sen­ta­tion des femmes et des mino­ri­tés au tra­vail, il faut pour­tant bien admettre que ça pro­duit tou­jours du lisse ! Mais, quelque part, dif­fi­cile que cela soit autre­ment puisque le but même de ces banques d’images c’est jus­te­ment de pro­po­ser des images stan­dards qui peuvent ser­vir à tout le monde. On les retrou­ve­ra d’ailleurs sur des dépliants médi­caux, des pubs comme dans des flyers d’associations. On va vers une espèce de plus petit déno­mi­na­teur com­mun qui peut se géné­ra­li­ser. Mais du coup, quand on veut dire des choses à un niveau plus poli­tique et cri­tique, ce n’est cer­tai­ne­ment pas le bon endroit pour aller cher­cher des images car le but de ces images, ce n’est effec­ti­ve­ment pas tant de dire que d’occuper un espace.

Cela rejoint une fois de plus la ques­tion des moyens : ça coûte cher de faire des images qui disent quelque chose. Pro­duire des images qui cor­res­pondent aux besoins de l’association, ça sup­pose de faire des com­mandes, de rému­né­rer des auteurs et autrices. Ou bien d’avoir les com­pé­tences en interne, par exemple quelqu’un qui s’y connai­trait un peu en pho­to. Mais dans ce cas, il fau­dra que des heures lui soient libé­rées pour mener sa recherche gra­phique et visuelle à bien.

SN : Et même s’il s’agit sim­ple­ment de recher­cher une image dans une banque d’images ou ailleurs, ça demande un peu de savoir-faire et du temps dis­po­nible ! Je pense éga­le­ment que la culture de l’image qui règne au sein de l’asso joue­ra beau­coup. C’est-à-dire : est-ce qu’on est prêt à accor­der quelques heures de temps à un tra­vailleur pour recher­cher une image, faire une pre­mière sélec­tion et en dis­cu­ter en équipe ? Ou bien est-ce qu’il faut une illus­tra­tion ici et main­te­nant, peu importe qu’elle soit bien ou pas ? Ce qui fait que des per­sonnes se retrouvent à devoir faire seules des choix sur les­quels ils n’auront d’ailleurs aucun retour si ce n’est que des « bof, pas ter­rible »… On est alors presque dans le « bull­shit job » comme en par­lait David Grae­ber : on demande que le tra­vail soit fait, même s’il ne fait de sens pour per­sonne. Ici, il s’agit d’illustrer quelque chose ultra rapi­de­ment, de rem­plir un espace. Avec une banque d’image, l’affaire est faite en quelques minutes. Et dans le fond tout le monde s’en fout. Per­sonne ne va faire de retour sur cette image, ni les col­lègues, ni les inter­nautes ou les lecteurs.

Un autre fac­teur, c’est aus­si que peu de gens sont au fait des ques­tions des droits. Sur une pla­te­forme com­mu­nau­taire comme Fli­ckr, il est par exemple pos­sible de confi­gu­rer sa recherche pour n’avoir que des images libres de droits. Encore faut-il savoir le faire. Par confort et par peur d’utiliser une image pro­té­gée, les gens vont donc plu­tôt faire appel à des banques d’images dans les­quelles il y a un contrat : on achète quelque chose et on sait qu’on ne va pas se faire embê­ter par la suite.

PP : Il y a 20 à 30 ans, il y avait d’ailleurs des gens dont c’était la spé­cia­li­té : les ico­no­graphes. Il s’agissait de per­sonnes qui avaient une idée d’où aller cher­cher le type d’image qui allait pou­voir ser­vir de point d’appui au texte, quelqu’un qui avait cette connais­sance fine de la rela­tion texte/image et des stocks et agences d’images. On les trou­vait essen­tiel­le­ment dans la presse, mais on pou­vait en retrou­ver aus­si, avec des doubles cas­quettes, dans le monde asso­cia­tif. Aujourd’hui, ce métier a dis­pa­ru. Or, face à la sur­abon­dance d’i­mages — qu’elles soient libres de droits et par­ta­gées en crea­tive com­mons, sur les bases de don­nées de stock d’images du domaine public ou bien les banques d’images payantes -, je pense qu’il y a une néces­si­té d’avoir la capa­ci­té de faire le tri. Mais la spi­rale de de vitesse dans laquelle on est tous pris·es empêche cette étape de choix et de réflexion que per­met­tait le temps long.

Au delà des illustrations sans aspérités des banques d’images, est-ce qu’on pourrait dire qu’une esthétique marchande, corporate, publicitaire contamine le secteur associatif ?

PP : Oui, parce qu’on baigne dedans tout le temps et que c’est extrê­me­ment dif­fi­cile de se défaire des sté­réo­types. D’autant plus quand les banques d’images sont ali­men­tées pour répondre à des demandes de cli­chés. Par exemple, pour « infor­ma­tique », on aura soit un·e employé·e devant son ordi, soit des mecs avec des capuches et des chiffres à la Matrix qui évoquent le hacker. Il n’y a pas d’autres ima­gi­naires, on laisse sur le côté beau­coup d’autres repré­sen­ta­tions possibles.

SN : À par­tir du moment où, en tapant vite fait trois mots dans Google image, on a obte­nu des résul­tats cor­rects, il sera dif­fi­cile de reve­nir à quelque chose qui deman­de­ra plus d’efforts comme fouiller pen­dant une heure des banques de don­nées publiques. C’est ce qu’on appelle en his­toire des tech­no­lo­gies « le piège de la com­mo­di­té ». C’est grâce à cela que l’informatique a infil­tré de nom­breux domaines de nos vies ces vingt der­nières années, notam­ment dans le tra­vail. Et aujourd’hui, en matière d’image, on est prêt à sacri­fier une par­tie de la qua­li­té de ce qu’on pro­duit en échange d’une plus grande célérité…

Est-ce que ce piège de la commodité va jouer encore plus fortement avec les générateurs d’images dits d’intelligence artificielle (IA) type Midjourney qui surgissent actuellement ? Celles-ci donnent, à l’aide de quelques indications, un résultat parfois bluffant. Quels problèmes pose cette nouvelle source d’image facile qui donne l’impression d’avoir à disposition un illustrateur qui travaille gratuitement ?

SN : Si ça ne va pas tout révo­lu­tion­ner, des dis­po­si­tifs comme Mid­jour­ney vont en effet clai­re­ment impac­ter le domaine de la pro­duc­tion d’images. Et là, il faut avoir en tête les ana­lyses d’Antonio Casilli sur la manière dont la numé­ri­sa­tion de la socié­té impacte le tra­vail : les robots ne rem­placent pas les humains, par contre, leur émer­gence entraine la pro­lé­ta­ri­sa­tion de toute une série de tâches. Il est ain­si pro­bable que les métiers liés à la pro­duc­tion d’image se pré­ca­risent. L’emploi dans ce sec­teur ne va pas dis­pa­raitre, mais, il ne s’agira peut-être plus de pro­duire l’image elle-même, mais de rédi­ger des « prompts », c’est-à-dire les phrases sur laquelle se base l’IA pour géné­rer des images. En effet, dans un dis­po­si­tif comme Mid­jour­ney, si on rentre un prompt basique, on obtien­dra une image basique. Il est donc néces­saire de connaitre le fonc­tion­ne­ment de la machine, les termes per­ti­nents, la syn­taxe voire le code infor­ma­tique : ça va géné­rer toute une série de bou­lots, mais ceux-ci ne néces­si­te­ront plus for­cé­ment de com­pé­tences gra­phiques en tant que telles.

PP : Ce que je com­prends de l’usage qui est fait de Mid­jour­ney chez les gra­phistes actuel­le­ment, c’est que ça va leur per­mettre de ratio­na­li­ser leur tra­vail pour qu’ils puissent aller plus vite dans la pro­duc­tion de conte­nus. Mais ce fai­sant, en mul­ti­pliant les conte­nus, ils se pré­ca­risent parce qu’ils vont se retrou­ver dans un mar­ché où l’image est de moins en moins chère et se retrouvent donc à devoir pro­duire plus pour moins d’argent. C’est une espèce de sur­couches de la divi­sion du tra­vail qui pro­longe une ten­dance déjà bien en cours.

SN : L’autre pro­blé­ma­tique liée à l’IA qu’on peut aus­si déjà iden­ti­fier, c’est celle de l’apprentissage. Par exemple, dans la pro­duc­tion de des­sins ani­més, l’IA va sans doute faire dis­pa­raitre le job d’intervalliste, c’est-à-dire ceux qui dans l’animation des­sinent les images inter­mé­diaires entre deux points clés — pour un bras qui se déplace d’avant en arrière, on a besoin de quatre images d’étape entre les deux. Or, le tra­vail d’intervalliste fait par­tie d’une chaine d’apprentissage au sein des stu­dios : les ani­ma­teurs che­vron­nés font les images clés tan­dis que ceux qui débarquent dans la boite rem­plissent. Sa dis­pa­ri­tion ne serait donc pas tant un pro­blème si le job d’intervalliste n’était pas pré­ci­sé­ment la phase où l’animateur appre­nait son métier. Dans ce sec­teur comme dans bien d’autres d’ailleurs, si on fait dis­pa­raitre avec l’IA ces pre­mières tâches, certes répé­ti­tives ou rébar­ba­tives, où est-ce que les gens vont se faire la main ?

L’impact de l’IA sur l’emploi et le travail dans le domaine graphique semble assez similaire à celui du numérique sur d’autres secteurs comme par exemple la traduction où le traducteur reste indispensable, mais ne va plus être appelé à intervenir qu’en bout de chaine sur un texte déjà traduit par la machine…

PP : C’est exac­te­ment ça. En tra­duc­tion, notam­ment pour des docu­ments plu­tôt tech­niques, ils ne font plus que de la cor­rec­tion en fin de ligne de ce qui a été géné­ré auto­ma­ti­que­ment. Ce qui est très fas­ti­dieux parce qu’il faut quand même se plon­ger dans le texte d’origine, et pré­ca­ri­sant, car on ne sera payé que pour la cor­rec­tion. Tous les sec­teurs sont petit à petit ron­gés par cette tech­no­lo­gie qui avance et nous pro­lé­ta­rise. Je ne vois pas pour­quoi ça ne tou­che­rait pas le sec­teur cultu­rel qui a d’ailleurs pas­sé beau­coup de temps à s’accommoder de la pré­ca­ri­té qui y règne. Ça fait long­temps qu’on sait qu’il y a des inéga­li­tés de trai­te­ment et de l’exploitation dans le domaine cultu­rel, mais à pré­sent, même ceux qui arri­vaient à en vivre sont menacés.

SN : Après, pour rela­ti­vi­ser, il faut se sou­ve­nir qu’on est dans une période d’instabilité sur de nom­breux plans. Et étant don­né les coûts éco­lo­gique et éner­gé­tique gigan­tesques que néces­sitent ces dis­po­si­tifs d’IA et leurs fermes de ser­veurs qui doivent tour­ner à plein tube pour fabri­quer ces mil­liards d’images, à un moment don­né ce ne sera plus tenable.

PP : En effet, dif­fi­cile de se pro­je­ter et d’adopter le dis­cours triom­phant de la Sili­con Val­ley sur l’IA avec un sec­teur du digi­tal actuel­le­ment très bran­lant : des banques spé­cia­li­sées dans les tech­nos font faillite, des bulles éclatent comme le NFT ou les cryp­to-mon­naies, des grandes entre­prises licen­cient à tour de bras… Je com­prends les peurs des gra­phistes et illus­tra­teurs par rap­port à ces images géné­rées par ordi­na­teur, mais en même temps je pense qu’il y a tel­le­ment de bouts pour que tout cela tienne, à com­men­cer par des ques­tions très maté­rielles, éco­lo­giques et éco­no­miques, qu’on est encore loin d’un monde où règne­raient les seules IA.

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