Quel regard portez-vous sur les productions graphiques actuelles des milieux associatifs ou militants ? Notamment pour ce qui est de l’objectif d’éviter de reproduire des stéréotypes de genres, de races, de classes dans nos productions graphiques ?
Stéphane Noël : La vue que j’ai depuis l’endroit où je suis, c’est-à-dire prof, travailleur dans l’édition de bandes dessinées et collaborateur ponctuel avec le secteur et la presse associative, c’est que dans le milieu associatif, ça se décloisonne depuis un certain temps. On se pose la question de parité et de faire appel à des autrices autant qu’à des auteurs, on veille à ce que la représentation soit portée par des personnes invitées à participer à ce décloisonnement par rapport aux stéréotypes. Maintenant, il me semble important de préciser que ces milieux ne sont pas des endroits où l’argent coule à flots. Ce qui pose la question des moyens qui sont accordés pour produire graphiquement et notamment celle de la rémunération qui est parfois très faible. C’est une question pour moi très politique et liée au travail, d’établir une plus juste rémunération des auteurs et autrices qui vont travailler pour ces structures.
Peggy Pierrot : Pour avoir travaillé régulièrement dans le milieu associatif et militant, je suis d’accord de dire que des efforts sont opérés, qu’il y a des mouvements et une réflexion. Mais dans le milieu associatif, la question de la représentation, de la forme graphique ne suffit pas si elle ne s’accompagne pas également de réflexions sur le fond. C’est-à-dire sur la façon dont on travaille, sur la part de pouvoir dont on dispose au sein des structures, mais aussi sur la manière dont on va raconter les choses. Ainsi, il ne suffit pas de rajouter sur la couverture d’un journal ou sur un flyer des personnages qui vont représenter des formes stéréotypées de diversité, par exemple une femme voilée, pour que ces personnes à qui on voudrait parler se sentent vraiment concernées. En plus de la question de la représentation, il faut donc également penser la question du public et de l’hospitalité de ce qu’on fait.
Car le « tout public » auquel une association veut souvent s’adresser n’existe pas. Même si l’objet, le fond de ce qu’on veut dire peut concerner tout le monde, on ne peut pas s’adresser à tous de la même manière. On a en effet face à nous une multiplicité de publics qui vont être chacun sensible à des représentations, contenus, mais aussi des contenants spécifiques. Pour pouvoir intéresser tout le monde à ce dont on parle, il est donc nécessaire de penser à la fois des formes graphiques et des modes de communications à chaque fois en fonction du type de public auquel on souhaite s’adresser.
Et dans certains cas, si on veut réellement s’adresser à certains publics, si on veut les inclure dans la réflexion associative ou militante qu’on mène, c’est même par d’autres moyens que l’image, que le graphique, que ça doit se faire. Par exemple par une forme orale. D’autant plus quand la question de la langue ou les questions interculturelles interviennent, car alors la représentation n’est pas commune. Pour donner un exemple, je pense à un travail mené du côté du quartier Yser à Bruxelles pour informer les travailleurs·euses du sexe sur le nouveau règlement de police. Il y avait une telle variété d’origines des personnes visées que pour chaque sous-groupe, il fallait penser une communication, et probablement une communication où l’écrit et l’image n’étaient pas primordiaux. Ça montre bien que la question de la communication va bien au-delà de la seule question de l’image, qu’il faut la prendre dans son ensemble. L’oralité, et des relais d’information sont des outils qui sont sous-utilisés par le secteur militant et associatif, alors qu’ils sont très importants. Toute la communication ne peut pas passer par l’image.
Donc, on voit bien que communiquer par l’image est un enjeu qui nécessite beaucoup de couches de réflexions, mais aussi beaucoup de couches de compétences. Ce qui demande de multiplier les outils. Or, la question du manque de moyens des secteurs associatifs et militants représente une difficulté importante. Malgré tous les efforts fournis, on a du mal à produire des images et les récits qui vont pouvoir vraiment embrasser toute une variété de publics. Mais c’est évidemment compliqué, faute de budget et de temps, de déployer cette réflexion-là chaque fois qu’on veut réaliser 300 flyers…
SN : Sur cette idée que toute la communication ne peut pas passer par l’image, ça m’évoque le fait que la BD est aussi un médium aujourd’hui très utilisé comme support d’information. Historiquement, elle a toujours été très instrumentalisée notamment pour s’adresser à des publics supposés éloignés de la lecture ou « les jeunes ». On fait de plus en plus de biopics, de la vulgarisation d’ouvrages scientifique ou de la communication politique ou syndicale par ce biais. Comme si le fait d’avoir quelque chose de plaisant côté illustration allait faire oublier l’âpreté du texte, les explications techniques ou les discours clivants qui constituaient pourtant le message qu’on voulait faire passer. Ça a tendance à uniformiser à la fois les styles et codes graphiques utilisés, et à confiner beaucoup d’auteurs à un rôle de commande dans un cadre très attendu. On tombe dès lors souvent dans l’écueil du didactique c’est-à-dire celui d’un dessin qui est support d’une information, mais qui n’est pas le vecteur de sa propre information. Ce qui fait que, malgré les images, on va toujours buter sur le contenu. Difficile dès lors de sentir que ce récit-là s’adresse à moi, d’avoir confiance en lui.
PP : Après, il y aussi sans doute des territoires qui ne sont pas assez investis par l’associatif et les milieux militants. Il existe en effet d’autres lieux pour produire de l’image et du récit par exemple sur Youtube ou dans certaines sous-cultures du net (je pense par exemple à la production de mèmes). Souvent, ils ne sont pas considérés car cela va à contre-courant de la critique du monde médiatique que réalise, à juste titre, les assos et milieux militants. Mais, sans cautionner tous les dispositifs des GAFAM, je constate juste que certains des publics auxquels prétendent s’adresser certaines associations baignent eux dans ces sous-cultures, dans ce type de rapport à l’image et au récit. Il faudrait dès lors peut-être penser l’image dans avec ces sous-culture-là, s’en inspirer pour la forme même si on n’utilise pas forcément ces plateformes.
Dans le monde associatif, il y a souvent une double contrainte entre d’un côté produire des images qui soient belles, attirantes, qui saisissent l’air du temps, mais alors qui vont rebuter certains publics car jugées « trop branchées ». Et de l’autre côté, choisir des visuels plus plats et passe-partout pour supposément toucher plus de monde, mais qui vont aussi nous couper d’autres publics qui, eux, vont nous trouver ringards…
PP : Souvent, en tant que militant politique ou associatif, on a l’illusion qu’on porte un message qui s’adresse à tout le monde. Or, bien souvent, ce n’est pas le cas et les images qu’on emploie vont en fait correspondre à qui on est socialement, à l’endroit d’où on parle et quelque part révéler à qui on s’adresse en réalité… et qui généralement nous ressemble.
La question des faibles moyens des milieux associatifs et militants renvoie aussi à la question de l’illustration de leurs supports via des banques d’images comme Getty ou ShutterStock (quand ce n’est pas la première image trouvée sur Google). Que provoque cette forte présence d’image issue de stocks d’images dans notre paysage graphique ? Quelles valeurs elles défendent ?
SN : Déjà, elles défendent l’omniprésence de l’image. On a l’impression qu’un texte pur ne pourrait pas exister sans image pour l’illustrer. L’augmentation de la bande passante et celle de la taille des écrans d’ordinateur ont permis cet enflement de l’utilisation des images sur le web. Difficile en effet aujourd’hui de voir un site qui n’ait pas de galerie en page d’accueil. Cela oblige à se plier à cette idée qu’il faudrait absolument de l’image, parce qu’un site qui n’aurait que du texte serait considéré comme ringard. Cette idéologie de la nécessité de l’image a conduit à l’émergence d’un ensemble de solutions qui vont en effet des banques d’images gratuites avec des œuvres d’art ou des œuvres historiques qui sont dans le domaine public jusqu’à des plateformes de type Getty image. Pour qui a besoin d’une image pour avoir une image, pour simplement occuper un espace, et s’en fiche bien d’avoir quelque chose de pertinent, c’est-à-dire qui soutiendrait le texte, c’est parfait. Car ce genre de site donne très rapidement, avec quelques mots-clés, et contre quelques cents, l’accès à une image d’illustration qui fera l’affaire.
PP : Même si entre les années 2000 et aujourd’hui, on constate que les banques d’images ont réalisé certains progrès dans la représentation des femmes et des minorités au travail, il faut pourtant bien admettre que ça produit toujours du lisse ! Mais, quelque part, difficile que cela soit autrement puisque le but même de ces banques d’images c’est justement de proposer des images standards qui peuvent servir à tout le monde. On les retrouvera d’ailleurs sur des dépliants médicaux, des pubs comme dans des flyers d’associations. On va vers une espèce de plus petit dénominateur commun qui peut se généraliser. Mais du coup, quand on veut dire des choses à un niveau plus politique et critique, ce n’est certainement pas le bon endroit pour aller chercher des images car le but de ces images, ce n’est effectivement pas tant de dire que d’occuper un espace.
Cela rejoint une fois de plus la question des moyens : ça coûte cher de faire des images qui disent quelque chose. Produire des images qui correspondent aux besoins de l’association, ça suppose de faire des commandes, de rémunérer des auteurs et autrices. Ou bien d’avoir les compétences en interne, par exemple quelqu’un qui s’y connaitrait un peu en photo. Mais dans ce cas, il faudra que des heures lui soient libérées pour mener sa recherche graphique et visuelle à bien.
SN : Et même s’il s’agit simplement de rechercher une image dans une banque d’images ou ailleurs, ça demande un peu de savoir-faire et du temps disponible ! Je pense également que la culture de l’image qui règne au sein de l’asso jouera beaucoup. C’est-à-dire : est-ce qu’on est prêt à accorder quelques heures de temps à un travailleur pour rechercher une image, faire une première sélection et en discuter en équipe ? Ou bien est-ce qu’il faut une illustration ici et maintenant, peu importe qu’elle soit bien ou pas ? Ce qui fait que des personnes se retrouvent à devoir faire seules des choix sur lesquels ils n’auront d’ailleurs aucun retour si ce n’est que des « bof, pas terrible »… On est alors presque dans le « bullshit job » comme en parlait David Graeber : on demande que le travail soit fait, même s’il ne fait de sens pour personne. Ici, il s’agit d’illustrer quelque chose ultra rapidement, de remplir un espace. Avec une banque d’image, l’affaire est faite en quelques minutes. Et dans le fond tout le monde s’en fout. Personne ne va faire de retour sur cette image, ni les collègues, ni les internautes ou les lecteurs.
Un autre facteur, c’est aussi que peu de gens sont au fait des questions des droits. Sur une plateforme communautaire comme Flickr, il est par exemple possible de configurer sa recherche pour n’avoir que des images libres de droits. Encore faut-il savoir le faire. Par confort et par peur d’utiliser une image protégée, les gens vont donc plutôt faire appel à des banques d’images dans lesquelles il y a un contrat : on achète quelque chose et on sait qu’on ne va pas se faire embêter par la suite.
PP : Il y a 20 à 30 ans, il y avait d’ailleurs des gens dont c’était la spécialité : les iconographes. Il s’agissait de personnes qui avaient une idée d’où aller chercher le type d’image qui allait pouvoir servir de point d’appui au texte, quelqu’un qui avait cette connaissance fine de la relation texte/image et des stocks et agences d’images. On les trouvait essentiellement dans la presse, mais on pouvait en retrouver aussi, avec des doubles casquettes, dans le monde associatif. Aujourd’hui, ce métier a disparu. Or, face à la surabondance d’images — qu’elles soient libres de droits et partagées en creative commons, sur les bases de données de stock d’images du domaine public ou bien les banques d’images payantes -, je pense qu’il y a une nécessité d’avoir la capacité de faire le tri. Mais la spirale de de vitesse dans laquelle on est tous pris·es empêche cette étape de choix et de réflexion que permettait le temps long.
Au delà des illustrations sans aspérités des banques d’images, est-ce qu’on pourrait dire qu’une esthétique marchande, corporate, publicitaire contamine le secteur associatif ?
PP : Oui, parce qu’on baigne dedans tout le temps et que c’est extrêmement difficile de se défaire des stéréotypes. D’autant plus quand les banques d’images sont alimentées pour répondre à des demandes de clichés. Par exemple, pour « informatique », on aura soit un·e employé·e devant son ordi, soit des mecs avec des capuches et des chiffres à la Matrix qui évoquent le hacker. Il n’y a pas d’autres imaginaires, on laisse sur le côté beaucoup d’autres représentations possibles.
SN : À partir du moment où, en tapant vite fait trois mots dans Google image, on a obtenu des résultats corrects, il sera difficile de revenir à quelque chose qui demandera plus d’efforts comme fouiller pendant une heure des banques de données publiques. C’est ce qu’on appelle en histoire des technologies « le piège de la commodité ». C’est grâce à cela que l’informatique a infiltré de nombreux domaines de nos vies ces vingt dernières années, notamment dans le travail. Et aujourd’hui, en matière d’image, on est prêt à sacrifier une partie de la qualité de ce qu’on produit en échange d’une plus grande célérité…
Est-ce que ce piège de la commodité va jouer encore plus fortement avec les générateurs d’images dits d’intelligence artificielle (IA) type Midjourney qui surgissent actuellement ? Celles-ci donnent, à l’aide de quelques indications, un résultat parfois bluffant. Quels problèmes pose cette nouvelle source d’image facile qui donne l’impression d’avoir à disposition un illustrateur qui travaille gratuitement ?
SN : Si ça ne va pas tout révolutionner, des dispositifs comme Midjourney vont en effet clairement impacter le domaine de la production d’images. Et là, il faut avoir en tête les analyses d’Antonio Casilli sur la manière dont la numérisation de la société impacte le travail : les robots ne remplacent pas les humains, par contre, leur émergence entraine la prolétarisation de toute une série de tâches. Il est ainsi probable que les métiers liés à la production d’image se précarisent. L’emploi dans ce secteur ne va pas disparaitre, mais, il ne s’agira peut-être plus de produire l’image elle-même, mais de rédiger des « prompts », c’est-à-dire les phrases sur laquelle se base l’IA pour générer des images. En effet, dans un dispositif comme Midjourney, si on rentre un prompt basique, on obtiendra une image basique. Il est donc nécessaire de connaitre le fonctionnement de la machine, les termes pertinents, la syntaxe voire le code informatique : ça va générer toute une série de boulots, mais ceux-ci ne nécessiteront plus forcément de compétences graphiques en tant que telles.
PP : Ce que je comprends de l’usage qui est fait de Midjourney chez les graphistes actuellement, c’est que ça va leur permettre de rationaliser leur travail pour qu’ils puissent aller plus vite dans la production de contenus. Mais ce faisant, en multipliant les contenus, ils se précarisent parce qu’ils vont se retrouver dans un marché où l’image est de moins en moins chère et se retrouvent donc à devoir produire plus pour moins d’argent. C’est une espèce de surcouches de la division du travail qui prolonge une tendance déjà bien en cours.
SN : L’autre problématique liée à l’IA qu’on peut aussi déjà identifier, c’est celle de l’apprentissage. Par exemple, dans la production de dessins animés, l’IA va sans doute faire disparaitre le job d’intervalliste, c’est-à-dire ceux qui dans l’animation dessinent les images intermédiaires entre deux points clés — pour un bras qui se déplace d’avant en arrière, on a besoin de quatre images d’étape entre les deux. Or, le travail d’intervalliste fait partie d’une chaine d’apprentissage au sein des studios : les animateurs chevronnés font les images clés tandis que ceux qui débarquent dans la boite remplissent. Sa disparition ne serait donc pas tant un problème si le job d’intervalliste n’était pas précisément la phase où l’animateur apprenait son métier. Dans ce secteur comme dans bien d’autres d’ailleurs, si on fait disparaitre avec l’IA ces premières tâches, certes répétitives ou rébarbatives, où est-ce que les gens vont se faire la main ?
L’impact de l’IA sur l’emploi et le travail dans le domaine graphique semble assez similaire à celui du numérique sur d’autres secteurs comme par exemple la traduction où le traducteur reste indispensable, mais ne va plus être appelé à intervenir qu’en bout de chaine sur un texte déjà traduit par la machine…
PP : C’est exactement ça. En traduction, notamment pour des documents plutôt techniques, ils ne font plus que de la correction en fin de ligne de ce qui a été généré automatiquement. Ce qui est très fastidieux parce qu’il faut quand même se plonger dans le texte d’origine, et précarisant, car on ne sera payé que pour la correction. Tous les secteurs sont petit à petit rongés par cette technologie qui avance et nous prolétarise. Je ne vois pas pourquoi ça ne toucherait pas le secteur culturel qui a d’ailleurs passé beaucoup de temps à s’accommoder de la précarité qui y règne. Ça fait longtemps qu’on sait qu’il y a des inégalités de traitement et de l’exploitation dans le domaine culturel, mais à présent, même ceux qui arrivaient à en vivre sont menacés.
SN : Après, pour relativiser, il faut se souvenir qu’on est dans une période d’instabilité sur de nombreux plans. Et étant donné les coûts écologique et énergétique gigantesques que nécessitent ces dispositifs d’IA et leurs fermes de serveurs qui doivent tourner à plein tube pour fabriquer ces milliards d’images, à un moment donné ce ne sera plus tenable.
PP : En effet, difficile de se projeter et d’adopter le discours triomphant de la Silicon Valley sur l’IA avec un secteur du digital actuellement très branlant : des banques spécialisées dans les technos font faillite, des bulles éclatent comme le NFT ou les crypto-monnaies, des grandes entreprises licencient à tour de bras… Je comprends les peurs des graphistes et illustrateurs par rapport à ces images générées par ordinateur, mais en même temps je pense qu’il y a tellement de bouts pour que tout cela tienne, à commencer par des questions très matérielles, écologiques et économiques, qu’on est encore loin d’un monde où règneraient les seules IA.