Comment expliquer cette tendance au désamour entre citoyens et autorités politiques ? Plusieurs facteurs et hypothèses peuvent être mis en avant. Outre le recours permanent à un vocabulaire qui camoufle les enjeux et n’aide pas à leur compréhension, force est également de constater que la quantophrénie toujours prégnante n’aide pas non plus : « l’obnubilation des chiffres fait d’un moyen une finalité. En ce sens, l’économisme, c’est plus que la ruine du politique, c’est le placage au sol de l’imaginaire collectif, sans lequel on sèche sur pied. Et la décomposition du social » affirme Régis Debray. Cet assèchement de l’imaginaire politique engendre une panne d’idées qui n’est guère propice à réenchanter le monde et à susciter l’intérêt du citoyen.
Pour le dire autrement, et avec les mots de Donatella Di Cesare, le virus est devenu « le nom d’une catastrophe ingouvernable qui a démasqué partout les limites d’une gouvernance politique réduite à l’administration technique »1. Au sein de celle-ci, complète la philosophe italienne un peu plus loin dans Un virus souverain, le politique est devenu « l’expert des experts qui sait administrer mais qui ne sait plus pourquoi ni à quelle fin, qui ne sait plus, en somme choisir la fin. Et pourtant le supplice de la décision, le fardeau de la responsabilité sont le fondement de la politique. »2.
COMMUNICATION PARTOUT, POLITIQUE NULLE PART
Au-delà de la sidération initiale, les représentants politiques ont jugé opportun de mettre en scène une communication formelle (moins ça peut, plus ça cause !), communication qui n’a eu de cesse de recourir à la peur pour occulter son incurie face à la pandémie. Et cela continue à des degrés divers entre la Macronie qui s’enfonce toujours un peu plus dans l’irrespect de l’État de droit et notre nouvelle ministre de l’Intérieur qui évoque le déploiement des forces en cas de nuisances sonores trop flagrantes la veille de Noël. Cette communication a également savamment, sciemment et systématiquement envisagé le problème pandémique uniquement sur le seul plan de la morale : seuls les citoyens sont responsables de la propagation du virus et en plus on les enjoint cordialement à faire montre de solidarité compassionnelle. Cette manœuvre permet d’occulter à peu de frais notre responsabilité collective et le modèle de société à l’origine de cette pandémie appelée à se reproduire ad nauseam. Sachant par ailleurs, comme l’indique le politologue Bruno Frère, que « les petits gestes sont autant d’élans moraux qui permettent de ne pas politiser le débat »3. Une sorte de défaillance de la politique incapable de s’adresser à une communauté de plus en en plus désagrégée.
Mais ces premiers constats peuvent également être renforcés par deux grilles de lecture qui se complètent. Christian Salmon, dans La tyrannie des bouffons4 investigue plus en profondeur cette spirale du discrédit qui trouve par ailleurs dans les réseaux sociaux sa chambre d’écho, son format, sa syntaxe et ses codes : le pouvoir grotesque personnifié par Trump, Bolsonaro, Salvini, Johnson et consorts se nourrit et a pour carburant principal le discrédit qu’il jette sur toute forme d’autorité.
WELCOME TO THE CIRCUS
Dans ce mode de fonctionnement, la chose politique prend la forme d’un cirque ou du carnaval, carnaval qui est par excellence l’expression d’un renversement de l’ordre et des valeurs. Salmon indique que dans ce mode de fonctionnement, « les procédures de gouvernement s’imposent de moins en moins à travers des normes juridiques, de moins en moins sur la base des programmes ou de l’idéologie des partis politiques, mais de plus en plus en fonction d’un flux permanent de données captées et redistribuées et la scène politique ne fonctionne plus en vertu d’une rationalité politique attachée à la démocratie et à la délibération. Elle est complètement désinvestie ou décrédibilisée. » Et le hic dans ce système est que le bouffon ne prétend pas redonner de l’espoir ou apporter des solutions. Ce que le bouffon met en exergue est notamment le fait que, poursuit Salmon, « l’épidémie est intraitable au sens thérapeutique et elle est intraitable politiquement car elle met à nu l’impuissance de l’État face aux grands défis économiques, écologiques, sanitaires. Elle la souligne et l’aggrave »5. Ce pouvoir grotesque qui se caractérise par l’alliance entre un clown et des adjoints qui disposent d’une maitrise méthodique des réseaux sociaux, vise à la continuation de la politique discréditée, mais par d’autres moyens et en faisant diversion (les frasques facétieuses de l’agent orange de Washington à l’égard du virus illustrent ce point à merveille) et en provoquant la disparation de « l’homo politicus. Il disparait au vu et au su de tous, au comble de son exposition. Le bouffon en est l’ultime forme phénoménale »6.
LE TEMPS DES BOUFFONS
Thomas Decreus, philosophe flamand, utilise également le personnage du bouffon pour caractériser les dernières évolutions de la vie politique. Pour lui, « le bouffon a évincé le roi dans la démocratie de spectacle, il l’a détrôné non pour régner à sa place mais pour triompher en tant que bouffon, pour ce dernier, le trône n’est qu’un podium »7. Les élections constituent au même titre un podium permettant de mener une campagne permanente et de veiller à maintenir sa popularité au risque de dire tout et n’importe quoi. Dans ce cadre, « le conflit politique devient un spectacle, un produit commercial et est de moins en moins l’expression de points de ruptures idéologiques fondamentaux au sein de la société »8. La provocation, jadis arme des personnes sans pouvoir, devient l’arme de l’ordre établi pour assurer sa reproduction. Le « spectacle crée la capacité de gouverner en neutralisant la possibilité d’un réel changement politique et en la remplaçant par le sentiment que les choses peuvent changer. La passivité qui en découle crée une condition rendant possible la capacité de gouverner et cette dernière sert au maintien de l’ordre économique et gouvernemental transnational également connu de manière générale sous le nom de néolibéralisme »9. Et ces joutes dénuées d’intérêt, dans tous les sens du terme, lassent et nourrissent le discrédit.
Face à ces dérives où tout change pour que rien ne change, la lucidité, le refus, l’ironie et la persévérance doivent être considérés comme des outils propices à la réappropriation de la chose politique mais, comme Goeffrey Pleyers le souligne : « panser et penser ce qui nous arrive suppose aussi de reprendre possession du temps. »10
- Donatella Di Cesare, Un virus souverain, l’asphyxie capitaliste, La Fabrique, p. 29
- Idem, p. 50
- Bruno Frère, « Prendre le temps du soin politique », Politique, revue de débats, n° 112, Printemps 2020, p. 31.
- Christian Salmon, La tyrannie des bouffons. Sur le pouvoir grotesque, Les liens qui libèrent, 2020.
- Christian Salmon, La tyrannie des bouffons. Sur le pouvoir grotesque, Les liens qui libèrent, 2020. p. 206
- Idem, p. 201.
- Thomas Decreus, Spektakeldemocratie, Epo, 2020, p. 53 — Ma traduction
- Idem, p.36.
- Idem, p. 66 – 67.
- Geoffrey Pleyers, « Les mouvements sociaux dans le monde d’après », Politique, revue de débats, n° 112, Printemps 2020, p. 147.
Associer les citoyen·nes à la gestion de la pandémie
Qui a dit que la gestion la pandémie devait uniquement se faire par le haut, de manière autoritaire, et les mesures décidées par un comité réduit d’expert·es, fussent-ils épidémiologistes, et de politiques ? On ne peut pourtant pas considérer que ce processus descendant à l’œuvre jusqu’ici ait été d’une efficacité fulgurante… Les panels et comité de liaison citoyens comme à Grenoble présentent d’intéressantes perspectives qui montrent que face aux catastrophes, la gestion la plus démocratique possible pourrait bien être la meilleure des solutions. A la fois la plus efficace, s’adaptant aux réalités locales et sociales des différents groupes, au départ du terrain et de ses besoins, mais aussi la plus consentie et ne laissant personnes de côté. Plus de détails dans cet article complet de Médiapart. (Aurélien Berthier)