Une méfiance virale à l’égard des autorités politiques

Illustration : Vanya Michel

Comme l’a illus­tré la récente sor­tie du pseu­do docu­men­taire Hold up, un vent de méfiance à l’égard des auto­ri­tés poli­tiques accom­pagne et est nour­ri par l’arrivée du virus et des mesures que celui-ci a engen­drées. Au lieu de se sai­sir de cette volon­té mal­adroite de com­prendre ce qui se passe, la réac­tion de for­te­resse assié­gée et néan­moins arro­gante des médias domi­nants ne risque pas d’atténuer cette ten­dance. Pour par­ler en termes issus de la pho­to­gra­phie, le virus est un révé­la­teur et un agran­dis­seur de ten­dances déjà existantes.

Com­ment expli­quer cette ten­dance au désa­mour entre citoyens et auto­ri­tés poli­tiques ? Plu­sieurs fac­teurs et hypo­thèses peuvent être mis en avant. Outre le recours per­ma­nent à un voca­bu­laire qui camoufle les enjeux et n’aide pas à leur com­pré­hen­sion, force est éga­le­ment de consta­ter que la quan­to­phré­nie tou­jours pré­gnante n’aide pas non plus : « l’obnubilation des chiffres fait d’un moyen une fina­li­té. En ce sens, l’économisme, c’est plus que la ruine du poli­tique, c’est le pla­cage au sol de l’imaginaire col­lec­tif, sans lequel on sèche sur pied. Et la décom­po­si­tion du social » affirme Régis Debray. Cet assè­che­ment de l’imaginaire poli­tique engendre une panne d’idées qui n’est guère pro­pice à réen­chan­ter le monde et à sus­ci­ter l’intérêt du citoyen.

Pour le dire autre­ment, et avec les mots de Dona­tel­la Di Cesare, le virus est deve­nu « le nom d’une catas­trophe ingou­ver­nable qui a démas­qué par­tout les limites d’une gou­ver­nance poli­tique réduite à l’administration tech­nique »1. Au sein de celle-ci, com­plète la phi­lo­sophe ita­lienne un peu plus loin dans Un virus sou­ve­rain, le poli­tique est deve­nu « l’expert des experts qui sait admi­nis­trer mais qui ne sait plus pour­quoi ni à quelle fin, qui ne sait plus, en somme choi­sir la fin. Et pour­tant le sup­plice de la déci­sion, le far­deau de la res­pon­sa­bi­li­té sont le fon­de­ment de la poli­tique. »2.

COMMUNICATION PARTOUT, POLITIQUE NULLE PART

Au-delà de la sidé­ra­tion ini­tiale, les repré­sen­tants poli­tiques ont jugé oppor­tun de mettre en scène une com­mu­ni­ca­tion for­melle (moins ça peut, plus ça cause !), com­mu­ni­ca­tion qui n’a eu de cesse de recou­rir à la peur pour occul­ter son incu­rie face à la pan­dé­mie. Et cela conti­nue à des degrés divers entre la Macro­nie qui s’enfonce tou­jours un peu plus dans l’irrespect de l’État de droit et notre nou­velle ministre de l’Intérieur qui évoque le déploie­ment des forces en cas de nui­sances sonores trop fla­grantes la veille de Noël. Cette com­mu­ni­ca­tion a éga­le­ment savam­ment, sciem­ment et sys­té­ma­ti­que­ment envi­sa­gé le pro­blème pan­dé­mique uni­que­ment sur le seul plan de la morale : seuls les citoyens sont res­pon­sables de la pro­pa­ga­tion du virus et en plus on les enjoint cor­dia­le­ment à faire montre de soli­da­ri­té com­pas­sion­nelle. Cette manœuvre per­met d’occulter à peu de frais notre res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive et le modèle de socié­té à l’origine de cette pan­dé­mie appe­lée à se repro­duire ad nau­seam. Sachant par ailleurs, comme l’indique le poli­to­logue Bru­no Frère, que « les petits gestes sont autant d’élans moraux qui per­mettent de ne pas poli­ti­ser le débat »3. Une sorte de défaillance de la poli­tique inca­pable de s’adresser à une com­mu­nau­té de plus en en plus désagrégée.

Mais ces pre­miers constats peuvent éga­le­ment être ren­for­cés par deux grilles de lec­ture qui se com­plètent. Chris­tian Sal­mon, dans La tyran­nie des bouf­fons4 inves­tigue plus en pro­fon­deur cette spi­rale du dis­cré­dit qui trouve par ailleurs dans les réseaux sociaux sa chambre d’écho, son for­mat, sa syn­taxe et ses codes : le pou­voir gro­tesque per­son­ni­fié par Trump, Bol­so­na­ro, Sal­vi­ni, John­son et consorts se nour­rit et a pour car­bu­rant prin­ci­pal le dis­cré­dit qu’il jette sur toute forme d’autorité.

WELCOME TO THE CIRCUS

Dans ce mode de fonc­tion­ne­ment, la chose poli­tique prend la forme d’un cirque ou du car­na­val, car­na­val qui est par excel­lence l’expression d’un ren­ver­se­ment de l’ordre et des valeurs. Sal­mon indique que dans ce mode de fonc­tion­ne­ment, « les pro­cé­dures de gou­ver­ne­ment s’imposent de moins en moins à tra­vers des normes juri­diques, de moins en moins sur la base des pro­grammes ou de l’idéologie des par­tis poli­tiques, mais de plus en plus en fonc­tion d’un flux per­ma­nent de don­nées cap­tées et redis­tri­buées et la scène poli­tique ne fonc­tionne plus en ver­tu d’une ratio­na­li­té poli­tique atta­chée à la démo­cra­tie et à la déli­bé­ra­tion. Elle est com­plè­te­ment dés­in­ves­tie ou décré­di­bi­li­sée. » Et le hic dans ce sys­tème est que le bouf­fon ne pré­tend pas redon­ner de l’espoir ou appor­ter des solu­tions. Ce que le bouf­fon met en exergue est notam­ment le fait que, pour­suit Sal­mon, « l’épidémie est intrai­table au sens thé­ra­peu­tique et elle est intrai­table poli­ti­que­ment car elle met à nu l’impuissance de l’État face aux grands défis éco­no­miques, éco­lo­giques, sani­taires. Elle la sou­ligne et l’aggrave »5. Ce pou­voir gro­tesque qui se carac­té­rise par l’alliance entre un clown et des adjoints qui dis­posent d’une mai­trise métho­dique des réseaux sociaux, vise à la conti­nua­tion de la poli­tique dis­cré­di­tée, mais par d’autres moyens et en fai­sant diver­sion (les frasques facé­tieuses de l’agent orange de Washing­ton à l’égard du virus illus­trent ce point à mer­veille) et en pro­vo­quant la dis­pa­ra­tion de « l’homo poli­ti­cus. Il dis­pa­rait au vu et au su de tous, au comble de son expo­si­tion. Le bouf­fon en est l’ultime forme phé­no­mé­nale »6.

LE TEMPS DES BOUFFONS

Tho­mas Decreus, phi­lo­sophe fla­mand, uti­lise éga­le­ment le per­son­nage du bouf­fon pour carac­té­ri­ser les der­nières évo­lu­tions de la vie poli­tique. Pour lui, « le bouf­fon a évin­cé le roi dans la démo­cra­tie de spec­tacle, il l’a détrô­né non pour régner à sa place mais pour triom­pher en tant que bouf­fon, pour ce der­nier, le trône n’est qu’un podium »7. Les élec­tions consti­tuent au même titre un podium per­met­tant de mener une cam­pagne per­ma­nente et de veiller à main­te­nir sa popu­la­ri­té au risque de dire tout et n’importe quoi. Dans ce cadre, « le conflit poli­tique devient un spec­tacle, un pro­duit com­mer­cial et est de moins en moins l’expression de points de rup­tures idéo­lo­giques fon­da­men­taux au sein de la socié­té »8. La pro­vo­ca­tion, jadis arme des per­sonnes sans pou­voir, devient l’arme de l’ordre éta­bli pour assu­rer sa repro­duc­tion. Le « spec­tacle crée la capa­ci­té de gou­ver­ner en neu­tra­li­sant la pos­si­bi­li­té d’un réel chan­ge­ment poli­tique et en la rem­pla­çant par le sen­ti­ment que les choses peuvent chan­ger. La pas­si­vi­té qui en découle crée une condi­tion ren­dant pos­sible la capa­ci­té de gou­ver­ner et cette der­nière sert au main­tien de l’ordre éco­no­mique et gou­ver­ne­men­tal trans­na­tio­nal éga­le­ment connu de manière géné­rale sous le nom de néo­li­bé­ra­lisme »9. Et ces joutes dénuées d’intérêt, dans tous les sens du terme, lassent et nour­rissent le discrédit.

Face à ces dérives où tout change pour que rien ne change, la luci­di­té, le refus, l’ironie et la per­sé­vé­rance doivent être consi­dé­rés comme des outils pro­pices à la réap­pro­pria­tion de la chose poli­tique mais, comme Goef­frey Pleyers le sou­ligne : « pan­ser et pen­ser ce qui nous arrive sup­pose aus­si de reprendre pos­ses­sion du temps. »10

  1. Dona­tel­la Di Cesare, Un virus sou­ve­rain, l’asphyxie capi­ta­liste, La Fabrique, p. 29
  2. Idem, p. 50
  3. Bru­no Frère, « Prendre le temps du soin poli­tique », Poli­tique, revue de débats, n° 112, Prin­temps 2020, p. 31.
  4. Chris­tian Sal­mon, La tyran­nie des bouf­fons. Sur le pou­voir gro­tesque, Les liens qui libèrent, 2020.
  5. Chris­tian Sal­mon, La tyran­nie des bouf­fons. Sur le pou­voir gro­tesque, Les liens qui libèrent, 2020. p. 206
  6. Idem, p. 201.
  7. Tho­mas Decreus, Spek­ta­kel­de­mo­cra­tie, Epo, 2020, p. 53 — Ma traduction
  8. Idem, p.36.
  9. Idem, p. 66 – 67.
  10. Geof­frey Pleyers, « Les mou­ve­ments sociaux dans le monde d’après », Poli­tique, revue de débats, n° 112, Prin­temps 2020, p. 147.

Associer les citoyen·nes à la gestion de la pandémie

Qui a dit que la gestion la pandémie devait uniquement se faire par le haut, de manière autoritaire, et les mesures décidées par un comité réduit  d’expert·es, fussent-ils épidémiologistes, et de politiques ? On ne peut pourtant pas considérer que ce processus descendant à l’œuvre jusqu’ici  ait été d’une efficacité fulgurante… Les panels et comité de liaison citoyens comme à Grenoble présentent d’intéressantes perspectives qui montrent que face aux catastrophes, la gestion la plus démocratique possible pourrait bien être la meilleure des solutions. A la fois la plus efficace, s’adaptant aux réalités locales et sociales des différents groupes, au départ du terrain et de ses besoins, mais aussi la plus consentie et ne laissant personnes de côté. Plus de détails dans cet article complet de Médiapart. (Aurélien Berthier)

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