À partir de son vécu et ses interrogations personnelles, Amandine Gay, elle-même personne née sous X, questionne dans son livre et son film les systèmes de domination à l’œuvre dans les procédures d’adoption internationale touchant les acteurs et actrices (adopté·es et adoptant·es) et les institutions les encadrant. Dépassant les vécus personnels, elle révèle les problématiques que cachent les enjeux liés à l’adoption. Au carrefour des relations Nord-Sud, des politiques publiques, des débats féministes ou encore des concepts comme la famille, les parents et les enfants. Amandine Gay nous rappelle que parler d’adoption, c’est interroger le racisme systémique, sa colonialité mais aussi questionner l’invisibilisation des personnes adoptées trop longtemps de mise. Comment se construire quand on ne connait pas ou partiellement ses racines ou ses antécédents médicaux ? Et quand on subit le racisme systémique au quotidien alors que sa famille appartient au groupe majoritaire ? L’autrice apporte des pistes de réflexion salutaires pour les premier·es concerné·es et des réflexions passionnantes en vue de repolitiser ce sujet.
Y a t‑il une suite logique entre votre documentaire précédent Ouvrir la voix et ce nouveau documentaire ?
Ouvrir la voix venait de clôturer un cycle de réflexion de presque une dizaine d’années sur la question raciale en France et le fait d’être une femme noire. Après m’être beaucoup interrogée sur ces questions-là, j’avais envie de m’intéresser à l’adoption. Entamer un travail de réflexions me semblait important par rapport à mon identité, mais aussi par rapport à un enjeu qui me semblait très politique et que je voulais aborder dans l’espace public.
Votre film « Une histoire à soi » repose sur un dispositif choral de témoignages avec un traitement très particulier mêlant voix off et archives personnelles. Là où votre livre est très percutant, le film semble moins direct. C’est une impression ou c’est quelque chose de réfléchi ?
Je pense que c’est une vision très blanche ! Je me rends compte qu’il y a une attente du côté du groupe majoritaire pour les choses un peu coup de poing parce que finalement ça recentre les Blancs. Si j’ai fait Ouvrir la voix d’abord pour les femmes noires, je pense que ça a touché ce public et ça lui a parlé aussi. Ce qui est perçu par le groupe majoritaire comme violent, c’est le fait qu’on parle de lui en terme critique alors qu’en fait, dans Une Histoire à soi, c’est une déflagration de violence : la vie de ces personnes qui racontent des choses très dures, ce qui leur est arrivé, est révélateur d’une violence systémique. C’est peut-être quelque chose qui est plus difficile à voir, mais c’est un film dans lequel on aborde des questions de rapports de classes, des questions Nord-Sud. On aborde aussi le racisme, même s’il est moins central dans ce film.
Sur la forme, Une Histoire à soi est encore plus audacieux car il n’est constitué que d’archives et de témoignages. On ne voit pas les gens face caméra. C’est peut-être une des modalités au travers desquelles ça peut paraitre moins violent. Dans le livre, il y a quelque chose de plus volontariste dans l’optique de faire changer la pratique. Mais je vois aussi le cinéma comme un lieu d’expérimentation et de création, quelque chose d’esthétique. Si je voulais faire de la politique et aller dans des débats pour argumenter face à des gens, je le ferais. Mais je crois en la possibilité, pour des œuvres, d’amener des décentrements chez toutes les personnes qui sont aux intersections de ce que je raconte, les femmes noires pour Ouvrir la voix, les personnes adoptées adultes pour Une Histoire à soi. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant un combat ou de mettre des claques que de m’assurer qu’il y ait certaines choses qui soient dites. La violence, s’exprime toujours mais de différentes façons. L’enjeu, ce n’est pas tant d’épater le bourgeois ou d’avoir un échange frontal avec le groupe majoritaire, que de questionner à chaque fois ce qu’est l’universel et qui le représente. Et qu’en quittant la salle ou en refermant le livre, les gens aient beaucoup moins de certitudes sur un ensemble de sujets qui leur paraissaient très simples ou binaires.
Le livre et le film démontrent avec une précision parfois chirurgicale que l’adoption est au carrefour d’une colonialité à l’œuvre dans nos pays…
Ce qui est important à chaque fois, c’est d’essayer de retisser le fil. Nous sommes quand même beaucoup pris dans un discours qui fonctionne avec les médias actuels et les réseaux sociaux où tout doit aller très vite et s’inclut dans la culture du clash, dans la demande de réponse binaire. On me demande par exemple souvent de répondre si oui ou non je suis pour l’adoption transraciale… En fait ce n’est pas le sujet. Ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à comprendre les effets sociaux et à montrer comment quelque chose se constitue. Je préfère démontrer un continuum colonial à l’œuvre plutôt que de participer à un grand débat sur la repentance. Il y a quelque chose de très détaillé dans le livre parce que je suis fatiguée d’assister à des débats théoriques qui ne semblent pas carrés.
Avec l’adoption, plutôt que d’affirmer un héritage colonial, j’ai observé ce qu’il s’est passé avec la gestion des enfants métis·ses à l’époque de l’esclavage ou pendant les colonisations en Indochine ou en Afrique. J’observe les lois qui y ont été attachées. J’essaie de comprendre l’esprit de ces lois. Je regarde ce qui s’est passé avec la gestion des enfants autochtones et leurs racialisations dans les pensionnats. Qu’est-ce qui y ressemble aujourd’hui dans les discours, n’y a‑t-il quand même pas des traces, des résurgences dans le processus d’adoption internationale ? Après, on peut ne pas être d’accord avec moi, mais j’ai déplié ma logique. Je pense qu’il est en tout cas plus difficile de mettre en doute l’existence de ce continuum colonial dans l’adoption à l’issue de la lecture du livre.
Le livre et le film sont des remèdes à la médiocrité ambiante et offrent, au-delà des constats, des tentatives de réponses collectives. Dépasser l’égo pour le collectif, c’est important ?
Il y a différentes façons d’être une activiste et d’agir dans la société. Et elles ne sont pas forcément séparées de la théorie car elles peuvent être le fait de personnes qui pensent et écrivent, ce qu’Ella Baker désigne comme étant les organizers. Elle-même dirigeait des écoles et écrivait beaucoup sur la pédagogie au sein de la communauté noire. Une de ses citations les plus connues est : « Les gens forts n’ont pas besoin de leaders forts ». Alors, autant je trouve que l’absence de structure présentée comme la liberté absolue, ce n’est pas forcément une bonne chose (pour avoir été dans des groupes militants, je pense que c’est très important qu’il y ait des structures et des personnes qui soient des porte-paroles identifiées comme responsables), autant ça ne veut pas dire que les porte-paroles ne peuvent pas fonctionner collectivement par exemple en triumvirat.
Ce que je trouve intéressant dans cette idée de « personnes fortes sans leader fort » c’est cette façon de contester une vision très masculiniste de ce qu’est la révolution, de ce qu’est l’organisation, c’est-à-dire de toujours essayer de penser cela en termes collectifs. Sans m’extraire du groupe, j’ai peut-être choisi de faire un pas de côté avec la création et la réflexion. Mais c’est aussi parce que je ne peux pas sortir de livre si je suis en permanence en train de faire d’autre chose. Nous sommes dans une époque qui fait des gros appels du pied populistes, où on va très facilement taper sur l’intellectualisme, sur la recherche, sur la réflexion, sur la prise de temps. Or, autant je trouve que la dimension élitiste de la recherche et cette idée que seules des personnes qui ont un doctorat pourraient s’exprimer sur un sujet est très critiquable — des gens qui ont un point de vue situé sont tout aussi valides que des universitaires pour parler de certains sujets — autant j’estime qu’il y a un temps à prendre pour la réflexion. On ne peut pas construire une pensée à la va-vite ou en s’exprimant seulement sur Twitter.
Ce qui m’intéresse, c’est de déplier un sujet. Si je parle de mon expérience, c’est pour la rendre accessible d’abord aux gens qui me ressemblent et parce que je veux que les gens adoptés, plus jeunes, sachent que l’image qu’ils ont de moi aujourd’hui dans les médias, n’a pas toujours été celle-là. Moi aussi, j’étais dépressive, j’ai traversé des périodes extrêmement compliquées, j’ai perdu des gens que j’aimais, qui étaient des personnes adoptées et qui sont mortes à cause de l’adoption. Pour moi, c’est très intéressant de le partager parce que ça peut servir aux plus jeunes, aux gens autour de moi. Ce n’est pas juste parce que je veux raconter ma vie ! (rires) Je souhaite que des personnes qui sont fragiles actuellement se rendent compte que si on peut passer par des phases de vulnérabilité, on peut, à d’autres moments de sa vie se sentir assez solide pour raconter son histoire, fonder sa réflexion, son action politique sur son parcours.
Concernant l’adoption et ce concept de « repolitisation », il s’agit aussi pour vous de repenser ce que veut dire une famille, des parents, des enfants et la place qu’on leur laisse. Est-ce que c’est quelque chose sur lequel vous avez buté ? Avez-vous eu une difficulté à aborder des sujets à priori privés et de les mettre sur la place publique ?
Il y a un moment de politisation de la famille très important dans les années 1960 – 70. Il a même suscité un certain nombre de cours dans les universités. L’enjeu, c’était de permettre aux femmes cis, et particulièrement celles des pays occidentaux, de ne pas être cantonnées à la fonction reproductive, à la fonction du travail domestique et aux soins des enfants. Mais on va finalement aboutir à ce que la politisation de la famille comme institution redisparaisse. Je prends des raccourcis mais beaucoup de ces féministes ont eu ensuite des enfants et ont construit des familles. On a tellement voulu ne pas être limitées au travail reproductif et au travail domestique qu’on a fait comme si on en avait été extraites. Or, en dehors de quelques lesbiennes radicales et de quelques féministes qui ne voulaient pas avoir d’enfant, ce n’est pas ce qu’il s’est passé. C’est très intéressant de s’apercevoir que nous évoluons dans une institution créée et complètement formée par le patriarcat, par le capitalisme et, dans le cas de l’adoption, formée par le racisme et la suprématie blanche. On n’y a quasiment pas touché.
Toutes ces questions sont en train de réémerger aujourd’hui. On assiste ainsi à la repolitisation de la famille, son retour dans l’espace public avec des thématiques comme la charge mentale ou la question de l’inceste. On redécouvre que l’inceste est la première violence sexuelle, qu’elle a été vécue chez nombre d’enfants, tous genres confondus, et que c’est peut-être là que se loge la racine du patriarcat. En fait les premières féministes, en particulier celles qui travaillaient à déconstruire les théories de Freud, avaient signé les premiers travaux sur le sujet dès les années 80… Or, il n’y a quasi pas eu de traduction concrète de toutes ces réflexions extrêmement riches et intéressantes issues des milieux féministes radicaux lesbiens des années 70 et 80. Ces réflexions n’ont pas touché le grand public et on se retrouve donc 30 ou 40 ans plus tard à nouveau face à tous ces problèmes-là pourtant déjà identifiés depuis longtemps.
Ce qui m’intéresse dans le cinéma et maintenant avec le livre, c’est donc, en partant à chaque fois de récit personnel, de pouvoir apporter une réflexion sur notre façon d’exprimer la théorie et de pouvoir la transmettre au grand public. Car j’ai l’impression que si l’on n’est pas dans des milieux militants très spécifiques, matérialistes, queer, racisés, il est parfois difficile d’avoir accès à tout ce que j’aborde dans le livre. J’espère donc que ça va amener plein de personnes qui sont peut-être déjà en réflexion ou non sur ces sujets, à se dire : « c’est quoi tous ces gens qu’elle cite, tous ces podcasts, tout ce qu’il y a là-dedans ? ». Je souhaite que ça crée la curiosité pour que ces idées se diffusent.
Une fois que les idées se diffusent, comment envisagez-vous les transformations sociales et depuis « Ouvrir la voix », est-ce que vous constatez des changements dans les sujets que vous traitez ?
Dans le monde de l’adoption, la question commence à être visible et la transformation est déjà largement amorcée. Elle a commencé autour des années 70 – 80 avec les premières mobilisations de personnes nées sous X. C’est grâce à ces combats que la loi a changé une première fois, en 2002 en France, en créant le Conseil national d’accès aux origines personnelles. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai pu demander à voir mon dossier et qu’une recherche de ma mère de naissance a pu être lancée. Donc je m’inscris déjà dans une histoire militante des personnes adoptées. « Racines coréennes » la première association s’est créée en 1975, « La Voix des adoptés », date de 2004. J’ai été secrétaire de « L’Hybridé » quand j’étais à Montréal, une association de personnes qui sont adoptées au Québec. J’interviens très régulièrement sur ces questions comme dans cette grande rencontre organisée par l’Association Européenne de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent. J’ai créé une association en 2018. Je fais des choses dans plusieurs milieux. On commence à réaliser qu’il y a des adopté·es partout, nous sommes visibles sur les réseaux sociaux, il y a des films et des livres qui sortent sur ce thème : on est maintenant à la table des discussions. Il s’agit à présent de créer des rapports de force, de se faire entendre et de devenir incontournable. Il faut arriver à faire en sorte que quand les professionnel·les en santé mentale ou les institutions qui encadrent l’adoption en parlent, ces discussions n’aient plus lieu sans les personnes adoptées.
Là où c’est plus compliqué, c’est sur les questions raciales et de genre. Cela touche beaucoup plus de monde. Dans ces domaines, on s’attaque à deux gros systèmes : la suprématie blanche et le patriarcat. Et là, on est plutôt dans des phases avancées d’un clash. Mais dans le domaine de l’adoption, l’opportunité c’est que ça touche à la famille. Donc même si le discours gratte et dérange politiquement, on est quand même sur un registre où les personnes à qui on parle, souvent, sont des parents adoptants. Et même si ça les heurte, ils préfèrent savoir ce qui se passe dans la tête des adopté·es plutôt que de ne rien comprendre. Du coup, les choses bougent beaucoup plus rapidement : il y a une implication très personnelle. Car l’amélioration de la pratique, et donc du bien-être des personnes adoptées, à terme, c’est aussi celle des familles ou des gens qui sont impliqués dans ces institutions. L’impact est beaucoup plus direct. C’est beaucoup plus rapide que si vous êtes un homme blanc, cis, hétérosexuel à qui on explique que la destruction du patriarcat, en fait, ça vous donnera accès à une vie beaucoup plus riche parce que vous serez doté d’empathie, que vous allez vous occuper de vos enfants, que ça va être super même si vous gagnerez moins d’argent etc. Vous aurez certainement du mal à comprendre tout ça et ça ne sera pas un beau lendemain qui chante !
Une histoire à soi (Les films du Losange, 2021)
Une poupée en chocolat (La Découverte, 2021)