De l’autre côté du Mur

Par Pierre Vangilbergen

Lindy Buckley -CC BY 2.0

« Take me to the magic of the moment, On a glo­ry night, Where the chil­dren of tomor­row dream away, in the wind of change ». En lisant ces paroles de chan­son, il est pro­bable qu’un air de musique vous vienne à l’esprit. Que vous vous met­tiez à sif­flo­ter. Oui, c’est bien cela ! « Wind of Change », célèbre mor­ceau des Scor­pions. Il est pro­bable éga­le­ment qu’à pré­sent, en fonc­tion de votre âge, l’inconscient col­lec­tif pro­jette dans votre mémoire des sou­ve­nirs liés à la chute d’un mur, celui de Ber­lin, à la fin de l’année 1989. Cela fait aujourd’hui 30 ans qu’a été démem­bré ce mur de la honte, qui muti­lait l’Allemagne. Autant d’années aus­si que ce titre issu du hard rock incarne la bande-son de cet évè­ne­ment majeur de l’histoire alle­mande… et ce, mal­gré lui.

En effet, les fon­da­tions de ce mor­ceau remontent à quelques mois aupa­ra­vant, en août 1989, où le groupe don­nait un concert à Mos­cou. L’Armée rouge est alors pos­tée devant la scène, dos tour­né aux musi­ciens afin de sur­veiller la foule. « Quand nous sommes arri­vés, les mili­taires se sont retour­nés vers nous et n’ont plus fait qu’un avec les fans, ils ont lan­cé leurs cas­quettes en l’air », raconte le voca­liste Klaus Meine. « En ren­trant à la mai­son, nous avions le sen­ti­ment d’avoir vu le monde chan­ger sous nos yeux1 ». Le mor­ceau était né.

La légende le trans­for­me­ra en un hymne cimen­té au mur de Ber­lin. Et pour­tant, « Wind of Change » n’est enre­gis­tré que quelques mois après la chute, en 1990, avant de sor­tir en ver­sion single un an plus tard et connaitre dès ce moment un suc­cès pla­né­taire. Lors de céré­mo­nies com­mé­mo­ra­tives, en 1999, les Scor­pions jouent à Ber­lin ce mor­ceau. Ils sont accom­pa­gnés de 160 vio­lon­cel­listes, sous la direc­tion de Msti­slav Ros­tro­po­vitch. Ce der­nier s’était ren­du célèbre en inter­pré­tant en 1989 quelques notes au pied du mur, frai­che­ment en ruines. Il n’en fal­lait pas plus pour gra­ver dans la pierre le récit de « Wind of Change », asso­cié depuis lors à la réuni­fi­ca­tion des deux Allemagne.

Le 9 novembre der­nier, cela fai­sait 30 ans. Trente ans que ce mur était réduit à l’état de gra­vats, d’un espoir nais­sant qu’on ne sépa­re­rait plus les peuples. Du moins… à l’intérieur de l’Europe.2 En 1995, on ins­taure l’espace Schen­gen, où toute per­sonne est cen­sée être libre de se dépla­cer. Et puis en trois décen­nies, les men­ta­li­tés changent : l’ennemi n’est plus à l’intérieur, mais à l’extérieur de l’Europe. Ce ne sont plus deux idéo­lo­gies qui s’affrontent, mais bien un repli sur soi qui se déploie. Une crainte per­fu­sée de rai­sons éco­no­miques, poli­tiques, cultu­relles et sécu­ri­taires. Les murs ne sont plus néces­sai­re­ment faits de briques et de ciment. Ils se sont mutés en fils bar­be­lés, en tours de contrôle ou en tra­jets en drones. Cer­tains sont même deve­nus invi­sibles, mais leur uti­li­té demeure : repous­ser celles et ceux dont on a esti­mé qu’ils et elles n’avaient rien à faire de l’autre côté. Quitte à ce que ces per­sonnes y laissent leur vie. Ces cinq der­nières années, plus de 17 000 exilé·es sont en effet mort·es aux portes du Vieux Conti­nent3.

En trente ans, ce sont 1 000 kilo­mètres de murs4 qui ont été éri­gés aux abords de l’Europe, afin de contrô­ler que ces « migrant·es », si vul­gai­re­ment appe­lés qu’il·elles en deviennent déshumanisé·es, ne viennent pas mena­cer les emplois et la sécu­ri­té des Européen·nes. Et puis, ces murs ne sont pas sor­tis tous seuls du sol, leur construc­tion étant en par­tie finan­cée par l’UE : 1,7 mil­liards d’euros via le fonds pour les fron­tières exté­rieures (sur la période 2007 – 2013), 2,76 mil­liards d’euros via le fonds pour la sécu­ri­té inté­rieure-Fron­tières (sur la période 2014 – 2020).

Le 2 novembre 2019, la ville fran­çaise de Calais émet­tait un arrê­té muni­ci­pal afin de chas­ser les per­sonnes migrantes du centre-ville5. En cause : des fes­ti­vi­tés cultu­relles autour d’un dra­gon géant, qui allaient accueillir 300 000 visiteur·euses. Il ne fal­lait pas don­ner une mau­vaise image. Quelques jours avant, Prince Will, un jeune nigé­rian de 25 ans, décède intoxi­qué dans sa tente après avoir fait un feu dans une boîte de conserve, pour se réchauf­fer. Il cher­chait à rejoindre l’Angleterre. Reten­tit alors le même refrain : « Take me to the magic of the moment, On a glo­ry night, Where the chil­dren of tomor­row dream away, in the wind of change ».

  1. « “Wind of change” ou la BO de la chute du Mur », Dépêche AFP du 9 novembre 2009.
  2. À l’exception notable des murs de Bel­fast et de Nico­sie. Voir Phi­lippe Antoine, « Nico­sie et Bel­fast : non, tous les murs n’ont pas dis­pa­ru en Europe ! ». RTBF Infos, 9 novembre 2019.
  3. Sté­phane Mau­rice., Flo­rence La Bruyère et al. « En 2019, l’Europe compte ses murs ». Libé­ra­tion, 8 novembre 2019
  4. Vincent Coste, « 30 ans après la chute du Mur de Ber­lin, tou­jours plus de bar­rières en Europe », Euro­news, 8 novembre 2019)
  5. « “Scan­da­leux” : après la mort d’un migrant à Calais, la polé­mique enfle sur les condi­tions d’accueil », Dépêche AFP du 2 novembre 2019