« Take me to the magic of the moment, On a glory night, Where the children of tomorrow dream away, in the wind of change ». En lisant ces paroles de chanson, il est probable qu’un air de musique vous vienne à l’esprit. Que vous vous mettiez à siffloter. Oui, c’est bien cela ! « Wind of Change », célèbre morceau des Scorpions. Il est probable également qu’à présent, en fonction de votre âge, l’inconscient collectif projette dans votre mémoire des souvenirs liés à la chute d’un mur, celui de Berlin, à la fin de l’année 1989. Cela fait aujourd’hui 30 ans qu’a été démembré ce mur de la honte, qui mutilait l’Allemagne. Autant d’années aussi que ce titre issu du hard rock incarne la bande-son de cet évènement majeur de l’histoire allemande… et ce, malgré lui.
En effet, les fondations de ce morceau remontent à quelques mois auparavant, en août 1989, où le groupe donnait un concert à Moscou. L’Armée rouge est alors postée devant la scène, dos tourné aux musiciens afin de surveiller la foule. « Quand nous sommes arrivés, les militaires se sont retournés vers nous et n’ont plus fait qu’un avec les fans, ils ont lancé leurs casquettes en l’air », raconte le vocaliste Klaus Meine. « En rentrant à la maison, nous avions le sentiment d’avoir vu le monde changer sous nos yeux1 ». Le morceau était né.
La légende le transformera en un hymne cimenté au mur de Berlin. Et pourtant, « Wind of Change » n’est enregistré que quelques mois après la chute, en 1990, avant de sortir en version single un an plus tard et connaitre dès ce moment un succès planétaire. Lors de cérémonies commémoratives, en 1999, les Scorpions jouent à Berlin ce morceau. Ils sont accompagnés de 160 violoncellistes, sous la direction de Mstislav Rostropovitch. Ce dernier s’était rendu célèbre en interprétant en 1989 quelques notes au pied du mur, fraichement en ruines. Il n’en fallait pas plus pour graver dans la pierre le récit de « Wind of Change », associé depuis lors à la réunification des deux Allemagne.
Le 9 novembre dernier, cela faisait 30 ans. Trente ans que ce mur était réduit à l’état de gravats, d’un espoir naissant qu’on ne séparerait plus les peuples. Du moins… à l’intérieur de l’Europe.2 En 1995, on instaure l’espace Schengen, où toute personne est censée être libre de se déplacer. Et puis en trois décennies, les mentalités changent : l’ennemi n’est plus à l’intérieur, mais à l’extérieur de l’Europe. Ce ne sont plus deux idéologies qui s’affrontent, mais bien un repli sur soi qui se déploie. Une crainte perfusée de raisons économiques, politiques, culturelles et sécuritaires. Les murs ne sont plus nécessairement faits de briques et de ciment. Ils se sont mutés en fils barbelés, en tours de contrôle ou en trajets en drones. Certains sont même devenus invisibles, mais leur utilité demeure : repousser celles et ceux dont on a estimé qu’ils et elles n’avaient rien à faire de l’autre côté. Quitte à ce que ces personnes y laissent leur vie. Ces cinq dernières années, plus de 17 000 exilé·es sont en effet mort·es aux portes du Vieux Continent3.
En trente ans, ce sont 1 000 kilomètres de murs4 qui ont été érigés aux abords de l’Europe, afin de contrôler que ces « migrant·es », si vulgairement appelés qu’il·elles en deviennent déshumanisé·es, ne viennent pas menacer les emplois et la sécurité des Européen·nes. Et puis, ces murs ne sont pas sortis tous seuls du sol, leur construction étant en partie financée par l’UE : 1,7 milliards d’euros via le fonds pour les frontières extérieures (sur la période 2007 – 2013), 2,76 milliards d’euros via le fonds pour la sécurité intérieure-Frontières (sur la période 2014 – 2020).
Le 2 novembre 2019, la ville française de Calais émettait un arrêté municipal afin de chasser les personnes migrantes du centre-ville5. En cause : des festivités culturelles autour d’un dragon géant, qui allaient accueillir 300 000 visiteur·euses. Il ne fallait pas donner une mauvaise image. Quelques jours avant, Prince Will, un jeune nigérian de 25 ans, décède intoxiqué dans sa tente après avoir fait un feu dans une boîte de conserve, pour se réchauffer. Il cherchait à rejoindre l’Angleterre. Retentit alors le même refrain : « Take me to the magic of the moment, On a glory night, Where the children of tomorrow dream away, in the wind of change ».
- « “Wind of change” ou la BO de la chute du Mur », Dépêche AFP du 9 novembre 2009.
- À l’exception notable des murs de Belfast et de Nicosie. Voir Philippe Antoine, « Nicosie et Belfast : non, tous les murs n’ont pas disparu en Europe ! ». RTBF Infos, 9 novembre 2019.
- Stéphane Maurice., Florence La Bruyère et al. « En 2019, l’Europe compte ses murs ». Libération, 8 novembre 2019
- Vincent Coste, « 30 ans après la chute du Mur de Berlin, toujours plus de barrières en Europe », Euronews, 8 novembre 2019)
- « “Scandaleux” : après la mort d’un migrant à Calais, la polémique enfle sur les conditions d’accueil », Dépêche AFP du 2 novembre 2019