Face au choc, la suractivité médiatique empêche de penser

Illustration : Emmanuel Troestler

En dépit de tous ses efforts, l’information d’actualité sur la crise du Covid-19 peine à convaincre. Parce que ses dyna­miques de flux per­ma­nents et de satu­ra­tion du temps d’attention dis­po­nible sont exac­te­ment le contraire de ce que nos socié­tés confron­tées à l’ère des catas­trophes ont besoin pour pen­ser leur propre dépas­se­ment. Face au choc pan­dé­mique, l’institution média­tique pré­fère se ras­su­rer en le consi­dé­rant comme une paren­thèse plu­tôt qu’un avertissement. 

Il y eut d’abord, dans l’actualité pré-Covid, la période chi­noise de curio­si­té exo­tique pour un virus jugé plus étran­ger qu’étrange (« ça ne peut pas nous arri­ver ici »). Lui a suc­cé­dé, en février, une phase « ita­lienne » d’incrédulité puis de sidé­ra­tion (« ce n’est pas possible/croyable que ça arrive aus­si chez nous »). Laquelle a très rapi­de­ment côtoyé une entre­prise édi­to­riale de com­pré­hen­sion glo­bale à par­tir de mars (« com­ment cela a‑t-il pu arri­ver dans un monde aus­si avan­cé que le nôtre ? »).

Avec les confi­ne­ments un peu par­tout, la mise à l’arrêt pro­lon­gé du « fonc­tion­ne­ment »1 du monde a créé un vide pro­pice à pen­ser « ce qui nous arri­vait ». L’occupation quo­ti­dienne ratio­na­li­sée a fait place à la pré­oc­cu­pa­tion réflexive et créa­tive pour notre exis­tence dans le « monde d’après ». L’info a convo­qué, outre Camus, l’histoire et les récits des pan­dé­mies, l’anthropologie des zoo­noses, mais éga­le­ment, de façon plus sur­pre­nante, la cri­tique éco­no­mique – sou­dain légi­time et audible – du pro­duc­ti­visme, de la mon­dia­li­sa­tion des échanges et de l’interdépendance glo­bale du sys­tème-monde sous pavillon capitaliste.

L’état de grâce média­tique n’a tou­te­fois pas été uni­forme ni durable… Un terme, info­dé­mie, s’est vite impo­sé à par­tir du moment où il a été uti­li­sé par l’Organisation mon­diale de la san­té (OMS) pour dési­gner « le vaste volume de nou­velles et d’informations concer­nant le Covid-19, et l’ambiguïté, l’incertitude, et par­fois la mau­vaise qua­li­té, le carac­tère trom­peur ou la nature car­ré­ment fausse de cer­taines d’entre elles »2. Quel que soit le degré de fia­bi­li­té d’une nou­velle, on peut obser­ver depuis le départ com­bien le contexte d’ensemble, la sur­abon­dance d’information, le mar­ke­ting poli­tique et média­tique de la peur qui a habillé la com­mu­ni­ca­tion des uns et les stra­té­gies d’audience des autres, contri­buent sou­vent à rendre la per­cep­tion des choses, non pas plus claire, mais plus confuse ou plus com­pli­quée, et, donc, plus anxio­gène encore.

Le cadrage par les chiffres 

Le cadrage média­tique numé­ro un de la crise, celui des chiffres, des courbes et des gra­phiques, a pu lui-même y contri­buer. Com­ment l’expliquer ? En se pré­va­lant, jour après jour, de l’apparente scien­ti­fi­ci­té des chiffres, les rédac­tions, elles aus­si désar­çon­nées par le carac­tère inédit d’une telle pan­dé­mie, ont sans doute cher­ché une assise, une légi­ti­mi­té d’emprunt. Si ce n’est que ces cadres de per­cep­tion et d’interprétation de la réa­li­té ne sont pas neufs. Ils sont à vrai dire omni­pré­sents dans la fabrique de l’actualité, si on y regarde de plus près… La « crise des réfu­giés » de 2015 a été don­née à voir en grande par­tie, elle aus­si, au tra­vers de l’ampleur de ses flux, hors norme aux yeux d’observateurs euro­péens. En clair, la puis­sance de ce cadrage de l’information signi­fie qu’un évè­ne­ment qui se pro­duit sera d’autant plus faci­le­ment ou spon­ta­né­ment éri­gé en sujet d’actualité qu’il offre un angle de per­cep­tion « quantitatif ».

Cette règle, non écrite, est au cœur de la boîte noire qui enre­gistre le pilo­tage de l’information d’actualité. Sou­vent à l’insu même de ceux qui ont le gou­ver­nail entre les mains. Elle tra­duit, plus pro­fon­dé­ment, l’adhésion du sys­tème média­tique, dans son ensemble, à l’idée que le réel qui importe est celui qui se mesure ou se laisse mesu­rer3. Elle est le propre d’une socié­té où l’imaginaire a été colo­ni­sé par les sciences et les tech­no­lo­gies et impré­gné par le modèle mana­gé­rial de la gou­ver­nance ; un concept qui était ini­tia­le­ment employé pour dési­gner les règles de conduite ou de ges­tion des affaires dans le domaine de l’entreprise et du mar­ché, et qui s’est impo­sé à tous les sec­teurs de la vie publique, mar­chande comme non mar­chande, au cours des trente der­nières années.

À la dif­fé­rence du gou­ver­ne­ment de la socié­té, de ses membres et de son envi­ron­ne­ment, la gou­ver­nance tend à igno­rer ce qui est pro­pre­ment poli­tique et qui est au cœur de la démo­cra­tie : l’intérêt géné­ral, le bien com­mun, la ques­tion du choix des fina­li­tés que se donne une société

En découle le for­ma­tage d’une socié­té qui pro­duit du fonc­tion­ne­ment par le quan­ti­ta­tif comme seule manière de faire monde : par­tout, il faut « faire du chiffre » jusqu’à l’hôpital et à l’école ; par­tout il faut « avoir les chiffres » et prou­ver le bien-fon­dé de son action par les chiffres. Sa tra­duc­tion la plus moderne est sans conteste la tech­no­lo­gie des algo­rithmes et son rêve d’un monde du tout quan­ti­fiable, du tout éva­luable, du tout contrô­lable, qui entend ratio­na­li­ser l’incertitude elle-même pour la réduire jusqu’au risque zéro. Cette « obses­sion fan­tas­ma­tique et idéo­lo­gique de cer­ti­tude, de mai­trise et de cal­cul » est des­truc­trice, sou­te­nait le phi­lo­sophe Ber­nard Stie­gler, dans la mesure où elle ne cesse de prendre de vitesse la pen­sée jusqu’à l’écraser. Et jusqu’à écra­ser l’inquiétude elle-même, qui est une fonc­tion consti­tu­tive de la pen­sée et du mou­ve­ment de la vie.

Une alter­nance de moments d’insignifiance et d’hystérisation

La média­sphère elle-même fonc­tionne, depuis le milieu des années 1980, à par­tir des impé­ra­tifs de la quan­ti­fi­ca­tion accrue des résul­tats de l’activité pro­fes­sion­nelle (mesure d’audience, de ventes, de parts de mar­ché publi­ci­taire…), et de l’intensification des rythmes de l’activité dans l’économie géné­rale et indi­vi­duelle du temps et des moyens.

Le poids de ces logiques dans la pro­duc­tion de l’information est à l’origine d’effets bien connus, quoiqu’inégalement dis­tri­bués d’un sup­port à l’autre, d’un jour­nal à l’autre. On les retrouve au car­ré ou au cube dans la cou­ver­ture de la « mère de toutes les épi­dé­mies » : la redon­dance, l’immédiateté, l’obsolescence accé­lé­rée des nou­velles, la mul­ti­pli­ca­tion des ren­dez-vous d’informations, la bana­li­sa­tion des édi­tions spé­ciales, la satu­ra­tion des écrans et du « temps de cer­veau dis­po­nible » ; mais aus­si la vam­pi­ri­sa­tion coro­na­vi­rale de l’ensemble de l’espace édi­to­rial, le monde hors Covid ces­sant d’exister (ou peu s’en faut) ; la dépo­li­ti­sa­tion du trai­te­ment de l’actualité, la réduc­tion de celle-ci, en l’absence de débats struc­tu­rants, à un vaste mou­ve­ment de zap­ping d’une anec­dote à l’autre (la mort du pre­mier enfant en bas âge attri­buée au Covid ou une échauf­fou­rée sur la plage de Blan­ken­berge), ou, au contraire, d’une « affaire » à l’autre, étrange suc­ces­sion de moments d’insignifiance et d’hystérisation.

Le nez col­lé sur l’épisode quo­ti­dien du feuille­ton « Le Covid-19 et nous », le jour­na­lisme d’actualité est-il condam­né à ne per­ce­voir que l’écume des vagues et jamais la dyna­mique struc­tu­rante des marées ? Le coro­na­vi­rus n’est pas un assaillant exté­rieur venu de Chine ou de la nuit médié­vale des temps. Il est consti­tu­tif de la condi­tion ter­restre contem­po­raine. La pan­dé­mie n’est pas un mal­heu­reux acci­dent. Elle est une sorte de répé­ti­tion géné­rale de la réa­li­té émer­gente de catas­trophes sys­té­miques, pan­dé­miques, éco­lo­giques ou autres.

La ques­tion qui ne se pose pas 

Or, ce que l’on constate, c’est que plus s’affaisse, devant nous, le mythe moderne de la per­for­mance, de la mai­trise du risque et de l’arraisonnement de la vul­né­ra­bi­li­té, plus déses­pé­ré appa­rait le réflexe géné­ral des médias de s’accrocher à lui. Face à la catas­trophe, l’institution média­tique, par­mi d’autres, pré­fère (se) ras­su­rer en la consi­dé­rant comme une paren­thèse plu­tôt qu’un aver­tis­se­ment. Alors que le virus nous fait décou­vrir un pré­sent où nous ne par­ve­nons plus réel­le­ment, sur le plan social, à dis­tin­guer le nor­mal du patho­lo­gique, comme le montre le phi­lo­sophe Guillaume Blanc dans une lec­ture pas­sion­nante de l’œuvre de Georges Can­guil­hem Le nor­mal et le Patho­lo­gique, la repré­sen­ta­tion média­tique des choses, par­mi d’autres ins­tances pro­duc­trices de dis­cours publics, conti­nue à per­ce­voir le nor­mal comme « l’état sain » en igno­rant l’état tou­jours pré­caire du nor­mal[5]. On le per­çoit au tra­vers d’une série d’indicateurs qui carac­té­risent sa pos­ture géné­rale… La recherche empres­sée, d’abord, de cer­ti­tudes immé­diates, de garan­ties à court terme ou de pro­phé­ties ras­su­rantes auprès d’experts ou de scien­ti­fiques consul­tés, cha­cun, à tout pro­pos comme l’oracle de Delphes. L’acquiescement una­nime au grand virage numé­rique, ensuite, opé­ré pour assu­rer « la conti­nui­té des acti­vi­tés ». La com­plai­sance pour l’industrie « pro­vi­den­tielle » du Big Phar­ma, dont on s’abstient de ques­tion­ner, si ce n’est en bref, l’intéressement mar­chand et finan­cier. Ceci alors même que les divi­dendes bour­siers ont ruis­se­lé sous nos yeux dès l’annonce, conçue à cet effet, de la décou­verte du Graal4.

Pour avoir, lui, en confé­rence de presse du Conseil natio­nal de sécu­ri­té du 15 avril, osé poser la ques­tion de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique de déci­sions impli­quant des conflits d’intérêt entre déci­deurs et experts d’une part, mul­ti­na­tio­nales (notam­ment phar­ma­ceu­tiques) et monde de la finance d’autre part, le rédac­teur en chef du tri­mes­triel anti­pro­duc­ti­viste Kai­ros s’est enten­du repro­cher d’avoir posé « une ques­tion biai­sée poli­ti­que­ment » (par la Pre­mière ministre Sophie Wil­mès lors de la confé­rence de presse), « des ques­tions de type com­plo­tiste » (par la jour­na­liste Domi­nique Dumou­lin en direct sur RTL-TVi), « de vraies ques­tions [mais à poser] ailleurs » (par le jour­na­liste du Vif/L’Express Nico­las De Decker), ou de « faire du mili­tan­tisme » (selon le rédac­teur en chef de la Libre Bel­gique)…

On a beau agi­ter le chif­fon rouge du com­plo­tisme pour se convaincre de l’autorité légi­time de l’entre-soi, il n’en demeure pas moins que la ten­ta­tion com­plo­tiste ne peut être qu’alimentée par la rare­té du ques­tion­ne­ment jour­na­lis­tique mains­tream du « jeu » des inté­rêts éco­no­miques domi­nants (des struc­tures de pro­prié­té aux struc­tures de par­ti­ci­pa­tion finan­cière), des liens de dépen­dance ou de rede­va­bi­li­té qui y sont liés, et de leur poids plus ou moins déter­mi­nant comme élé­ments de com­pré­hen­sion, par­mi d’autres, de la marche du monde qui nous est don­née à voir sur les écrans, grands ou petits. La logique biai­sée du com­plo­tisme est de cher­cher à expli­quer la « grande cau­sa­li­té du monde » par un fac­teur unique qu’« on » cher­che­rait à dis­si­mu­ler ; en regard, le pro­blème de l’information d’actualité tra­di­tion­nelle est qu’elle donne le sen­ti­ment de vou­loir dis­si­mu­ler cer­tains fac­teurs d’explication lorsqu’elle s’interdit de poser les « vraies ques­tions » ou lorsqu’elle décrète qu’il existe des ques­tions qu’on ne doit pas poser publiquement.

  1. Miguel Bena­sayag, Fonc­tion­ner ou exis­ter, Le Pom­mier, 2018.
  2. R.K.Nielsen, R. Flet­cher, N. New­man. et al., « Navi­ga­ting the ‘Info­de­mic’: How People in Six Coun­tries Access and Rate News and Infor­ma­tion about Coro­na­vi­rus », Mis­in­for­ma­tion, science, and media (avril 2020), Reu­ters Ins­ti­tute, Uni­ver­si­ty of Oxford.
  3. Voir à ce sujet le dos­sier d’Agir par la culture « La vic­toire du chiffre » (N°45, prin­temps 2016).
  4. « Le patron de Pfi­zer pris en fla­grant délit de finan­cia­ri­sa­tion du sec­teur Phar­ma », Nove­thic, mis en ligne le 12 novembre 2020.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code