Il y eut d’abord, dans l’actualité pré-Covid, la période chinoise de curiosité exotique pour un virus jugé plus étranger qu’étrange (« ça ne peut pas nous arriver ici »). Lui a succédé, en février, une phase « italienne » d’incrédulité puis de sidération (« ce n’est pas possible/croyable que ça arrive aussi chez nous »). Laquelle a très rapidement côtoyé une entreprise éditoriale de compréhension globale à partir de mars (« comment cela a‑t-il pu arriver dans un monde aussi avancé que le nôtre ? »).
Avec les confinements un peu partout, la mise à l’arrêt prolongé du « fonctionnement »1 du monde a créé un vide propice à penser « ce qui nous arrivait ». L’occupation quotidienne rationalisée a fait place à la préoccupation réflexive et créative pour notre existence dans le « monde d’après ». L’info a convoqué, outre Camus, l’histoire et les récits des pandémies, l’anthropologie des zoonoses, mais également, de façon plus surprenante, la critique économique – soudain légitime et audible – du productivisme, de la mondialisation des échanges et de l’interdépendance globale du système-monde sous pavillon capitaliste.
L’état de grâce médiatique n’a toutefois pas été uniforme ni durable… Un terme, infodémie, s’est vite imposé à partir du moment où il a été utilisé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour désigner « le vaste volume de nouvelles et d’informations concernant le Covid-19, et l’ambiguïté, l’incertitude, et parfois la mauvaise qualité, le caractère trompeur ou la nature carrément fausse de certaines d’entre elles »2. Quel que soit le degré de fiabilité d’une nouvelle, on peut observer depuis le départ combien le contexte d’ensemble, la surabondance d’information, le marketing politique et médiatique de la peur qui a habillé la communication des uns et les stratégies d’audience des autres, contribuent souvent à rendre la perception des choses, non pas plus claire, mais plus confuse ou plus compliquée, et, donc, plus anxiogène encore.
Le cadrage par les chiffres
Le cadrage médiatique numéro un de la crise, celui des chiffres, des courbes et des graphiques, a pu lui-même y contribuer. Comment l’expliquer ? En se prévalant, jour après jour, de l’apparente scientificité des chiffres, les rédactions, elles aussi désarçonnées par le caractère inédit d’une telle pandémie, ont sans doute cherché une assise, une légitimité d’emprunt. Si ce n’est que ces cadres de perception et d’interprétation de la réalité ne sont pas neufs. Ils sont à vrai dire omniprésents dans la fabrique de l’actualité, si on y regarde de plus près… La « crise des réfugiés » de 2015 a été donnée à voir en grande partie, elle aussi, au travers de l’ampleur de ses flux, hors norme aux yeux d’observateurs européens. En clair, la puissance de ce cadrage de l’information signifie qu’un évènement qui se produit sera d’autant plus facilement ou spontanément érigé en sujet d’actualité qu’il offre un angle de perception « quantitatif ».
Cette règle, non écrite, est au cœur de la boîte noire qui enregistre le pilotage de l’information d’actualité. Souvent à l’insu même de ceux qui ont le gouvernail entre les mains. Elle traduit, plus profondément, l’adhésion du système médiatique, dans son ensemble, à l’idée que le réel qui importe est celui qui se mesure ou se laisse mesurer3. Elle est le propre d’une société où l’imaginaire a été colonisé par les sciences et les technologies et imprégné par le modèle managérial de la gouvernance ; un concept qui était initialement employé pour désigner les règles de conduite ou de gestion des affaires dans le domaine de l’entreprise et du marché, et qui s’est imposé à tous les secteurs de la vie publique, marchande comme non marchande, au cours des trente dernières années.
À la différence du gouvernement de la société, de ses membres et de son environnement, la gouvernance tend à ignorer ce qui est proprement politique et qui est au cœur de la démocratie : l’intérêt général, le bien commun, la question du choix des finalités que se donne une société
En découle le formatage d’une société qui produit du fonctionnement par le quantitatif comme seule manière de faire monde : partout, il faut « faire du chiffre » jusqu’à l’hôpital et à l’école ; partout il faut « avoir les chiffres » et prouver le bien-fondé de son action par les chiffres. Sa traduction la plus moderne est sans conteste la technologie des algorithmes et son rêve d’un monde du tout quantifiable, du tout évaluable, du tout contrôlable, qui entend rationaliser l’incertitude elle-même pour la réduire jusqu’au risque zéro. Cette « obsession fantasmatique et idéologique de certitude, de maitrise et de calcul » est destructrice, soutenait le philosophe Bernard Stiegler, dans la mesure où elle ne cesse de prendre de vitesse la pensée jusqu’à l’écraser. Et jusqu’à écraser l’inquiétude elle-même, qui est une fonction constitutive de la pensée et du mouvement de la vie.
Une alternance de moments d’insignifiance et d’hystérisation
La médiasphère elle-même fonctionne, depuis le milieu des années 1980, à partir des impératifs de la quantification accrue des résultats de l’activité professionnelle (mesure d’audience, de ventes, de parts de marché publicitaire…), et de l’intensification des rythmes de l’activité dans l’économie générale et individuelle du temps et des moyens.
Le poids de ces logiques dans la production de l’information est à l’origine d’effets bien connus, quoiqu’inégalement distribués d’un support à l’autre, d’un journal à l’autre. On les retrouve au carré ou au cube dans la couverture de la « mère de toutes les épidémies » : la redondance, l’immédiateté, l’obsolescence accélérée des nouvelles, la multiplication des rendez-vous d’informations, la banalisation des éditions spéciales, la saturation des écrans et du « temps de cerveau disponible » ; mais aussi la vampirisation coronavirale de l’ensemble de l’espace éditorial, le monde hors Covid cessant d’exister (ou peu s’en faut) ; la dépolitisation du traitement de l’actualité, la réduction de celle-ci, en l’absence de débats structurants, à un vaste mouvement de zapping d’une anecdote à l’autre (la mort du premier enfant en bas âge attribuée au Covid ou une échauffourée sur la plage de Blankenberge), ou, au contraire, d’une « affaire » à l’autre, étrange succession de moments d’insignifiance et d’hystérisation.
Le nez collé sur l’épisode quotidien du feuilleton « Le Covid-19 et nous », le journalisme d’actualité est-il condamné à ne percevoir que l’écume des vagues et jamais la dynamique structurante des marées ? Le coronavirus n’est pas un assaillant extérieur venu de Chine ou de la nuit médiévale des temps. Il est constitutif de la condition terrestre contemporaine. La pandémie n’est pas un malheureux accident. Elle est une sorte de répétition générale de la réalité émergente de catastrophes systémiques, pandémiques, écologiques ou autres.
La question qui ne se pose pas
Or, ce que l’on constate, c’est que plus s’affaisse, devant nous, le mythe moderne de la performance, de la maitrise du risque et de l’arraisonnement de la vulnérabilité, plus désespéré apparait le réflexe général des médias de s’accrocher à lui. Face à la catastrophe, l’institution médiatique, parmi d’autres, préfère (se) rassurer en la considérant comme une parenthèse plutôt qu’un avertissement. Alors que le virus nous fait découvrir un présent où nous ne parvenons plus réellement, sur le plan social, à distinguer le normal du pathologique, comme le montre le philosophe Guillaume Blanc dans une lecture passionnante de l’œuvre de Georges Canguilhem Le normal et le Pathologique, la représentation médiatique des choses, parmi d’autres instances productrices de discours publics, continue à percevoir le normal comme « l’état sain » en ignorant l’état toujours précaire du normal[5]. On le perçoit au travers d’une série d’indicateurs qui caractérisent sa posture générale… La recherche empressée, d’abord, de certitudes immédiates, de garanties à court terme ou de prophéties rassurantes auprès d’experts ou de scientifiques consultés, chacun, à tout propos comme l’oracle de Delphes. L’acquiescement unanime au grand virage numérique, ensuite, opéré pour assurer « la continuité des activités ». La complaisance pour l’industrie « providentielle » du Big Pharma, dont on s’abstient de questionner, si ce n’est en bref, l’intéressement marchand et financier. Ceci alors même que les dividendes boursiers ont ruisselé sous nos yeux dès l’annonce, conçue à cet effet, de la découverte du Graal4.
Pour avoir, lui, en conférence de presse du Conseil national de sécurité du 15 avril, osé poser la question de la légitimité démocratique de décisions impliquant des conflits d’intérêt entre décideurs et experts d’une part, multinationales (notamment pharmaceutiques) et monde de la finance d’autre part, le rédacteur en chef du trimestriel antiproductiviste Kairos s’est entendu reprocher d’avoir posé « une question biaisée politiquement » (par la Première ministre Sophie Wilmès lors de la conférence de presse), « des questions de type complotiste » (par la journaliste Dominique Dumoulin en direct sur RTL-TVi), « de vraies questions [mais à poser] ailleurs » (par le journaliste du Vif/L’Express Nicolas De Decker), ou de « faire du militantisme » (selon le rédacteur en chef de la Libre Belgique)…
On a beau agiter le chiffon rouge du complotisme pour se convaincre de l’autorité légitime de l’entre-soi, il n’en demeure pas moins que la tentation complotiste ne peut être qu’alimentée par la rareté du questionnement journalistique mainstream du « jeu » des intérêts économiques dominants (des structures de propriété aux structures de participation financière), des liens de dépendance ou de redevabilité qui y sont liés, et de leur poids plus ou moins déterminant comme éléments de compréhension, parmi d’autres, de la marche du monde qui nous est donnée à voir sur les écrans, grands ou petits. La logique biaisée du complotisme est de chercher à expliquer la « grande causalité du monde » par un facteur unique qu’« on » chercherait à dissimuler ; en regard, le problème de l’information d’actualité traditionnelle est qu’elle donne le sentiment de vouloir dissimuler certains facteurs d’explication lorsqu’elle s’interdit de poser les « vraies questions » ou lorsqu’elle décrète qu’il existe des questions qu’on ne doit pas poser publiquement.
- Miguel Benasayag, Fonctionner ou exister, Le Pommier, 2018.
- R.K.Nielsen, R. Fletcher, N. Newman. et al., « Navigating the ‘Infodemic’: How People in Six Countries Access and Rate News and Information about Coronavirus », Misinformation, science, and media (avril 2020), Reuters Institute, University of Oxford.
- Voir à ce sujet le dossier d’Agir par la culture « La victoire du chiffre » (N°45, printemps 2016).
- « Le patron de Pfizer pris en flagrant délit de financiarisation du secteur Pharma », Novethic, mis en ligne le 12 novembre 2020.