Dans notre monde globalisé, l’ordre est requis – et la violence contemporaine de ses affidés en témoigne — pour que se puisse accomplir le grand-œuvre économique, basé sur une division du travail de plus en plus poussée et sur une atomisation jamais achevée de la société, dont les membres sont censés être tout entiers consacrés à la recherche égoïste de la maximisation de leur profit ou de leur plaisir.
Il est donc assez tentant de prêter une fonction spécifique aux fêtes collectives qui favoriseraient une « véritable affirmation d’existence du collectif pour lui-même ». Pour Durkheim1, par ce « rite » « le groupe ranime périodiquement le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité ; en même temps, les individus sont réaffermis dans leur nature d’êtres sociaux ». Et c’est d’ailleurs pourquoi c’est en lui-même et par lui-même que le rassemblement de la communauté engendrerait l’exaltation collective. Pour Freud cependant, « l’exaltation festive ne peut naître que de la transgression des interdits ; de l’excès que la fête autorise »2.
On oppose d’ordinaire ces deux conceptions – l’exaltation est endogène/elle naît de la transgression — qui, en réalité, se complètent fort bien, dans la mesure où la fête, au sens où la considèrent ses approches classiques, serait une réaction tout à la fois contre l’atomisation des relations sociales et contre l’ordre garant de la bonne marche productive. Mais, en dehors des fêtes « sauvages » — ces « poèmes de la révolte » — que reste-t-il de ces bonnes intentions dans les fêtes ritualisées, institutionnalisées — on songe à Notting Hill, « initié à la fin des années cinquante par la communauté trinidadienne de Notting Hill […] qui fut longtemps discrédité par les autorités et les médias, et qui est célébré aujourd’hui pour son potentiel économique et créatif »3 ?
Gestion des transgressions
Pour le dire trivialement : on peut savoir où commence, mais pas forcément où s’arrête l’économie transgressive que génère ou permet la fête collective carnavalesque. Divers mécanismes tendent donc à canaliser les transgressions.
On repérera tout d’abord l’imposition du respect de la tradition. Pour prendre l’exemple binchois, inscrit sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité, un contrôle social extrêmement puissant s’exerce pour que soient respectée la foule de règles rituelles ainsi que les hiérarchies qui prévalent entre compagnies et groupes officiels.
Il n’en reste pas moins que des milliers de personnes participent aux festivités, dont, outre les habitants, de nombreux étudiants, équipés de leurs oripeaux de « guindaille » et les touristes. La gestion de ces éléments extérieurs aux corps carnavalesques constitués est essentiellement assurée par les forces de l’ordre, dans un souci qui mêle la volonté d’assurer le bon déroulement des rituels, la réputation du carnaval — source importante de revenus et de capitaux culturels et politiques — et une certaine bienveillance liée au rituel transgressif.
Dès lors, quel que soit le carnaval institutionnel envisagé, on retiendra qu’il n’est guère possible de procéder à son organisation sans que s’instaure une étroite collaboration entre les forces de l’ordre, les organisateurs et les autorités publiques qui, ensemble — par le maintien de l’ordre, par la codification plus ou moins poussée des événements, par le discours politico-culturel… — veillent à canaliser l’effervescence.
Constat qui tend à mettre à mal ou, au moins, à fortement minimiser, la puissance transgressive de l’événement.
Carnaval et individualisme néo-libéral
Il est d’ordinaire admis que, puisque tous sont conviés à une activité collective, à un processus fusionnel, l’individu est « arraché à sa vie privée pour être totalement voué à une pratique collective »4. Il ne paraît pas inutile de revenir sur cette perception accréditée par nombre d’auteurs. C’est que tout d’abord, on l’a vu, les carnavals sont structurés par des compagnies, des confréries, des sociétés, qui travaillent séparément, souvent même de façon concurrente – ainsi des diverses écoles de samba qui concourent à Rio et à la division des défilés en « blocs » recoupant ou reproduisant les divisions sociales. À Binche, on constate même des heurts physiques entre sociétés de Gilles5. Le moment des danses et les défilés, fortement ritualisés, tend à invisibiliser ce travail concurrentiel effectué en amont de la parenthèse carnavalesque.
Ensuite, la façon de « faire la fête » a profondément changé. Le carnaval « ne peut pas se passer de l’adhésion et de la participation de ses destinataires, il manque sa mission s’il se donne comme un spectacle qui maintient son public dans l’extériorité »6. La fête serait donc censée produire un brassage unanimiste entre les milliers de badauds, de fêtards et les quelques centaines ou milliers de personnes – selon l’ampleur de l’organisation — rassemblées en associations diverses. Or, observe Pierre Mayol, nous sommes dans « une société fragmentée » où prédomine la dissémination individuelle au détriment des célébrations collectives : « les “fêtards” s’amusent chacun de leur côté ». Cette tendance, intimement liée au régime néo-libéral – et même voulue par lui – « se retourne surtout contre les fêtes collectives de la Cité » qui ne s’avèrent plus nécessaires « pour célébrer le culte de sa propre identité ou de sa communauté d’origine (qu’elle soit générationnelle, régionale, ethnique, etc.) »7.
Démobilisation et catharsis
Il est de toute évidence impossible d’opérer à l’échelle mondiale un décompte même approximatif du nombre de personnes qu’implique la préparation d’un carnaval. Mais, on imagine assez facilement la fantastique quantité d’énergie engloutie pendant des mois et des mois pour que réussisse une fête de deux ou trois jours. Et l’on s’interroge donc sur le sens de l’affaire.
Certes, les discours auto-justificatifs fleurissent, qui nous paraissent pouvoir être répartis en deux grandes catégories : le carnaval fabriquerait du lien social et un enracinement local — tous deux forcément bienvenus — et il permettrait de faire passer des messages politiques.
À ce dernier égard, le carnaval serait ainsi « un moment où le peuple exerce sa citoyenneté et prend part aux grands débats d’une façon détournée. Il a, en particulier à Rio, toujours été le reflet des tensions politiques »8. Le carnaval de Rio 2019, qui suivait de près l’élection du sinistre Jaïr Bolsonaro, a dès lors été scruté de près. Et, rapporte-t-on dans le Monde par exemple, alors que « l’on pensait l’irrévérence carnavalesque enfouie sous les logos des sponsors », ce fut « un carnaval engagé contre le président Bolsonaro », qui mit « en valeur les femmes, les Noirs et les Indiens » et durant lequel furent utilisés des « déguisements pour défendre l’environnement, les Indiens et les minorités sexuelles ». Mais ensuite ?
On ne peut à l’évidence explorer ici ce que recouvrirait le syntagme « lien social ». Il nous apparaît néanmoins que l’on peut suivre Serge Paugam quand il affirme que « son usage courant peut être considéré comme l’expression d’une interrogation sur ce qui peut faire encore société dans un monde où la progression de l’individualisme apparaît comme inéluctable9. » : en d’autres termes, le carnaval répondrait à sa façon à cette interrogation, sans que soit particulièrement apporté de sens à cette notion floue qu’on « peut définir comme l’ensemble des relations personnelles, des normes, des valeurs et des règles communes qui relient les individus10 ». Foin donc dans l’affaire des antagonismes politiques qui structurent la vie sociale. Mais à quoi peut bien servir un « lien social » s’il n’est pas orienté vers un but politique, au sens large ?
Enfin, le maitre-mot du discours rationalisant les carnavals est l’« identité » locale, régionale, etc. qui se trouverait collectivement réaffirmée dans le processus carnavalesque. On s’avance ici en terrain miné : quoique que l’on ne puisse nier que le sentiment d’appartenance soit constitutif de la construction de l’individu, nul n’ignore non plus de quels discours fascisants le terme est investi, ou même plus simplement que sont, comme le chante Brassens, insupportables les « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » et qui « quand sonne le tocsin sur leur bonheur précaire, contre les étrangers tous plus ou moins barbares, sortent de leur trou pour mourir à la guerre ». En ces temps de Nouveau Régime Climatique, selon l’expression de Bruno Latour, où la fuite sans fin vers une mondialisation non seulement inaccessible mais mortifère rend désirable un retour au local, il conviendrait cependant de repenser celui-ci, en profondeur, afin d’éviter de tomber dans le piège que nous tend ce concept quand il « promet tradition, protection, identité et certitude à l’intérieur de frontières nationales ou ethniques. »11.
Que reste-t-il ?
Il n’existe guère de raisons que le carnaval comme institution échappe à l’époque. On peut rêver à un passé enfui et largement fantasmé, il reste qu’aujourd’hui les carnavals sont le lieu des marques et logos – « sponsoring » oblige. Les quelques expressions politiques quant à elles, faute d’être structurées, s’évaporent dans les limbes, où elles ne gênent guère les politiciens. Ce dont témoigne le silence de Jaïr Bolsonaro, d’ordinaire fort porté à la vitupération, pendant le Carnaval de Rio. À l’autocrate brésilien comme aux autres, il n’a pas échappé qu’une soupape est nécessaire. Car aucun contenant, notamment populaire, n’est capable d’endurer d’infinies montées de pression sans exploser. Reste donc du carnaval officiel un grand moment cathartique qui présente l’avantage supplémentaire de longtemps mobiliser des énergies associatives pour des plumes plutôt que des révoltes.
- Les formes élémentaires de la vie religieuse, E. Durkheim, PUF, 1998 (cité par Nicolas Righi dans Un objet pour tous : la fête www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2002 – 2‑page-149.htm
- Cité par M. Ozouf, La fête révolutionnaire, 1789 – 1799. Paris, Gallimard, 1976
- Un objet pour tous : la fête. Op. cit.
- Un objet pour tous : la fête. Op. cit.
- Formes rituelles et comportementales dans la fête populaire. Le carnaval de Binche comme exemple type, Albert Piette www.jstor.org/stable/40463370
- Un objet pour tous : la fête. Op. cit.
- La fête comme « fêtes », Pierre Mayol https://www.persee.fr/doc/agora_1268-5666_1997_num_7_1_1526
- Luiz Antonio Simas, historien, cité dans « C’est un moment propice pour la politique : un carnaval de Rio engagé contre le président Bolsonaro », Noémie Bonnin & Anne Vigna (Radio France)
- Le lien social : entretien avec Serge Paugam, http://ses.ens-lyon.fr/articles/le-lien-social-entretien-avec-serge-paugam-158136
- Ibid.
- Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Bruno Latour, La Découverte, 2018