[COVID-19] La quatrième blessure narcissique 

Par Jean Cornil

Illustration : Vanya Michel

L’arrivée sou­daine d’un minus­cule virus aux effets pla­né­taires gigan­tesques va sans conteste pro­vo­quer une qua­trième bles­sure nar­cis­sique à l’Humanité. La pre­mière advint quand le savant polo­nais Nico­las Coper­nic prou­va au 16e siècle que la Terre ne consti­tuait pas le centre de l’univers. Débuts pro­met­teurs de l’héliocentrisme.

La seconde bles­sure infli­gée aux pré­ten­tions humaines à se croire au som­met de la pyra­mide du vivant fut por­tée par le natu­ra­liste Charles Dar­win qui conclut au tra­vers de la théo­rie de l’évolution que nous étions les cou­sins éloi­gnés des pri­mates. Le Sapiens « des­cend » du singe et non du « miracle de la création ».

Enfin, Sig­mund Freud, le génial inven­teur de la psy­cha­na­lyse, décou­vrit à l’aube du siècle der­nier que l’homme n’était pas le maître en sa demeure et que l’inconscient, gui­dé par nos pul­sions, déter­mi­nait la plu­part de nos actes. Exit le rêve car­té­sien de libre arbitre et d’une créa­ture trans­pa­rente à elle-même.

Aujourd’hui, la tor­nade sani­taire qui ébranle en quelques semaines tous nos modes de vie et toutes nos croyances en une maî­trise abso­lue de la nature, qui bou­le­verse tous les flux éco­no­miques de la pla­nète, confine des mil­liards de ter­riens et ampli­fie à la puis­sance dix toutes les souf­frances sociales, pro­vient, en l’état de connais­sances, d’une unique petite molé­cule d’acide ribo­nu­cléique pré­sente dans une seule chauve-sou­ris. Vertigineux.

Un immense, un incom­men­su­rable, effet papillon, du nom de cet exemple tiré de la théo­rie du chaos en mathé­ma­tiques. Un mam­mi­fère infec­té à Wuhan par un agent patho­gène incon­nu a ter­ras­sé l’ordre com­plexe du monde, dont la vul­né­ra­bi­li­té et l’interdépendance nous stu­pé­fie. Cette qua­trième bles­sure, en termes sym­bo­liques, a comme pétri­fié, vitri­fié notre pré­sent. On doit, comme il se dit de manière pro­saïque, se pin­cer pour le croire.

C’est aus­si une fan­tas­tique leçon d’humilité face aux mys­tères inson­dables de la vie et donc de la méde­cine. Même si de fabu­leux pro­grès ont été accom­plis depuis des mil­lé­naires pour lever un peu le voile sur l’énigme du réel que les sciences cherchent à décou­vrir avec une impa­tience par­fois insensée.

Son­geons que l’évolution de notre uni­vers a été déter­mi­née par la conjonc­tion d’une quin­zaine de nombres dits « constantes phy­siques », loi de la gra­vi­té, force élec­tro­ma­gné­tique, masse de l’électron, vitesse de la lumière… Un réglage d’une pré­ci­sion de l’ordre de 10-60, comme le décrit l’astrophysicien fran­co-viet­na­mien Trinh Xuan Thuan : « Si on chan­geait un chiffre après soixante zéros, l’univers serait sté­rile »1. Étour­dis­sant.

Son­geons, qu’en regard du nombre d’atomes qui nous consti­tuent et en ver­tu des lois de la pro­ba­bi­li­té, nos corps com­prennent des par­ti­cules de matière qui devaient être pré­sentes dans ceux d’Abraham, de Boud­dha, du Christ ou de Maho­met. L’homme « des­cend » aus­si du songe.

L’incroyable des­ti­née d’un microbe et de son impro­bable chaîne de trans­mis­sion, via une chauve-sou­ris, un pan­go­lin puis un humain, appa­rait alors un peu moins ébou­rif­fante même si ses effets trans­forment nos vies. Comme si l’univers savait que l’humain allait venir et réta­blis­sait un peu l’indispensable équi­libre des forces naturelles.

  1. Trinh Xuan Thuan, Dic­tion­naire amou­reux illus­tré du ciel et des étoiles, 2018, Plon/Grund

« Le hasard permet à Dieu de rester anonyme » (Albert Einstein)