La radicalité d’Angela Davis invitée à Bruxelles

Photo : Johanna de Tessieres

Le 25 avril 2022, après plu­sieurs années de report en rai­son de la crise COVID, PAC, Bruxelles Laïque et le Théâtre Natio­nal accueillaient Ange­la Davis, mili­tante afro­fé­mi­niste états-unienne. Rece­voir une icône des luttes pour les droits civiques, fémi­niste, anti­ca­pi­ta­liste est certes l’occasion de (re)découvrir ses com­bats et son his­toire, mais c’est aus­si un moment d’introspection sur nos propres com­bats et la manière donc nous les menons avec d’autres.

Ange­la Davis a cette par­ti­cu­la­ri­té d’incarner plu­sieurs luttes majeures de notre siècle et du pré­cé­dent. Elle gran­dit dans une famille où on lui apprend à se méfier de la police et du FBI, où elle prend conscience qu’un État n’est jamais neutre et que les dis­cri­mi­na­tions subies par les per­sonnes non blanches aux États-Unis sont ancrées et ali­men­tées par le sys­tème éta­tique. Dès son jeune âge donc, elle per­çoit le rôle poli­tique des forces de l’ordre dans un État raciste et classiste.

Une grille de lecture marxiste

De son enga­ge­ment com­mu­niste, elle tire une ana­lyse mar­xiste des rap­ports de domi­na­tion. Pour Ange­la Davis, le racisme comme le sexisme s’explique par le sou­hait des domi­nants de jouir de leurs droits au détri­ment des dominé·es, femmes, non blancs, pro­lé­taires, valides. Cette lec­ture des dis­cri­mi­na­tions appa­rait aujourd’hui comme ter­ri­ble­ment moderne mais peine encore à être véri­ta­ble­ment com­prise et appré­hen­dée y com­pris dans nos sec­teurs asso­cia­tifs. Si elle n’a pas la mater­ni­té du terme « inter­sec­tion­na­li­té », que l’on doit à la juriste amé­ri­caine Kim­ber­lé Cren­shaw, Ange­la Davis a lar­ge­ment contri­bué par ses luttes et ses ouvrages à la com­pré­hen­sion pra­tique de cette arti­cu­la­tion des luttes.

En 1970, par son impli­ca­tion dans une ten­ta­tive d’évasion de mili­tants révo­lu­tion­naires noirs, les frères Sole­dad, elle est pla­cée par le FBI sur la liste des dix per­sonnes les plus recher­chées aux États-Unis. Après une période de clan­des­ti­ni­té, elle est arrê­tée et incar­cé­rée pen­dant 16 mois. Son arres­ta­tion puis son pro­cès en Cali­for­nie, État qui pra­tique encore la peine de mort, sus­citent une vague de sou­tien inter­na­tio­nal. Par­tout dans le monde, des mou­ve­ments anti racistes, fémi­nistes, com­mu­nistes lui témoignent leur soli­da­ri­té et réclament son acquit­te­ment. La pres­sion média­tique est impor­tante, 100 000 per­sonnes défilent dans les rues de Paris. En 1972, elle est fina­le­ment acquittée.

Elle garde de cet empri­son­ne­ment une approche radi­cale et cri­tique des milieux car­cé­raux et mili­taires. Elle les décrit comme des sys­tèmes indus­triels d’oppression des domi­nés au ser­vice des domi­nants. À ce titre, elle porte un regard cri­tique sur la guerre en Ukraine et elle ne manque pas de sou­li­gner que mal­gré un contexte de soli­da­ri­té natio­nal et inter­na­tio­nal, celle-ci s’est révé­lée à géo­mé­trie variable. Les résident·es africain·es ou d’origine afri­caine ont connu plus des dif­fi­cul­tés que les Ukrai­niens blancs pour sor­tir du pays ou pour obte­nir un droit d’accès aux pays euro­péens. Rap­pe­lons qu’en Bel­gique, alors que les auto­ri­tés accueillaient avec des moyens impor­tants (et légi­times) les familles ukrai­niennes au Hey­sel, les demandeur·euses d’asile afri­cains ou afghans dor­maient dans la rue devant le Petit Châ­teau pen­dant plu­sieurs jours faute de moyens suf­fi­sants pour trai­ter leur demande d’asile. Un deux poids deux mesures qui nous rap­pelle que les domi­na­tions per­sistent et s’aggravent en temps de crise.

Dialoguer, interroger et (se) confronter

À tra­vers cette ren­contre avec Ange­la Davis, PAC et ses par­te­naires sou­hai­taient aller au-delà de la simple confé­rence. En effet, depuis plu­sieurs années, les mou­ve­ments déco­lo­niaux, fémi­nistes inter­sec­tion­nels occupent une place plus impor­tante et plus visible dans l’espace des luttes en Bel­gique. À tra­vers ses luttes, ses prises de posi­tions et ses écrits, il nous parais­sait impor­tant de pou­voir à la fois entendre mais aus­si inter­ro­ger madame Davis sur l’évolution de nos propres com­bats dans les contextes belge et européen.

Dans ce but, les trois par­te­naires ont donc déci­dé de tra­vailler en amont et en aval de cette ren­contre inédite avec dif­fé­rents groupes mili­tants. Bruxelles Laïque a ini­tié une réflexion sur les vio­lences poli­cières avec un groupe de jeunes issu·es de quar­tiers popu­laires de Bruxelles. Le Théâtre Natio­nal a confié des cartes blanches à plu­sieurs artistes. Pour PAC enfin, un groupe de femmes issues de dif­fé­rents col­lec­tifs (Mères Veilleuses, Front des mères Bel­gique, Col­lec­tif « Mémoire Colo­niale et Lutte contre les Dis­cri­mi­na­tions ») et fémi­nistes ont tra­vaillé sur les vio­lences ins­ti­tu­tion­nelles, per­met­tant de sai­sir les sys­tèmes der­rière les consé­quences indi­vi­duelles dans la vie de beau­coup de femmes, mères et familles non blanches, de classes popu­laires, avec une grille de lec­ture intersectionnelle.

Ces dif­fé­rents groupes ont ren­con­tré lon­gue­ment Ange­la Davis en amont de la soi­rée grand public. Pen­dant deux heures, ielles ont tous et toutes pu ques­tion­ner en direct la mili­tante amé­ri­caine. Ce moment plus inti­miste fut par­ti­cu­liè­re­ment intense et riche. Citoyen·es jeunes et moins jeunes, militant·es, animateur·trices ont nour­ris un dia­logue avec Ange­la Davis mais ont éga­le­ment dia­lo­gués entre eux·elles sur leurs dif­fé­rents com­bats et reven­di­ca­tions. Par cet échange, nous sou­hai­tions ancrer cette ren­contre dans un temps de tra­vail long avec des citoyen·es concerné·es par ces dis­cri­mi­na­tions croi­sées. En effet, contrai­re­ment aux confé­rences ex cathe­dra, l’éducation popu­laire néces­site une confron­ta­tion des points de vue et des expé­riences pour construire un point de vue col­lec­tif, un tra­vail qui est dif­fi­ci­le­ment conci­liable avec le for­mat confé­rence ex cathe­dra.

Pour autant, pour connec­ter ces dif­fé­rents moments, lors de la soi­rée grand public, différent·es représentant·es de ces groupes ont ensuite pris la parole. D’une part pour ques­tion­ner Ange­la Davis et d’autre part pour témoi­gner devant les 1700 spectacteur·trices de leurs vécus et luttes. À cet égard, et comme l’a sou­li­gné Ange­la Davis elle-même, cer­tains témoi­gnages par leur force, leur radi­ca­li­té et leur actua­li­té dra­ma­tique, appor­taient tout autant que les réponses de la mili­tante états-unienne.

Certain·es spectateur·trices furent sur­pris de la place prise par ces représentant·es en durée et en inten­si­té. Croyant venir écou­ter une mili­tante racon­ter com­ment la socié­té amé­ri­caine conti­nue à être raciste, sexiste et clas­siste, ielles ne s’attendaient peut-être pas à entendre qu’en Bel­gique, des pro­blèmes simi­laires existent par­fois dans l’indifférence géné­rale. En Bel­gique, cer­taines polices vio­lentent et tuent des per­sonnes sur base de la cou­leur de leur peau, en Bel­gique, les auto­ri­tés refusent d’octroyer des titres de séjours à des femmes, hommes et enfants qui vivent et tra­vaillent dans notre pays depuis 5 ou 10 ans, en Bel­gique, la jus­tice peine à rec­ti­fier ces vio­lences ins­ti­tu­tion­nelles qui res­tent la plu­part du temps impunies.

Sel­ma Ben­khe­li­fa, avo­cate et membre du col­lec­tif Front des Mères Bel­gique cite­ra dans son témoi­gnage, un à un, tous les noms des citoyen·es mort·es lors d’interventions poli­cières dont les détails res­tent sou­vent incon­nus pour les familles des vic­times : Ibra­hi­ma, 2021. Ilyes, 2021. Akram, 2020. Adil, 2020. Meh­di, 2019. Maw­da, 2018. Lamine, 2018. Jozef, 2018. Was­sim et Sabri­na, 2017. Dieu­mer­ci, 2015, Sou­lei­mane 2014, Jona­than 2010, Fay­cal 2006, Karim 2002, Semi­ra 1998, Said 1997, Mimoun 1991.

Le témoi­gnage de Sel­ma Ben­khe­li­fa pose aus­si une ques­tion à laquelle il est urgent de se confron­ter indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment : pour­quoi sommes-nous 10 000 citoyen·es dans les rues de Bruxelles pour pro­tes­ter contre la mort bru­tale de Georges Floyd, étouf­fé par un poli­cier alors que nous sommes si peu nombreux·ses à nous sou­le­ver pour obte­nir jus­tice pour ces 18 citoyen·es décédé·es dans nos rues ? Notre his­toire colo­niale encore mal assu­mée, le racisme ins­ti­tu­tion­nel qui en découle, l’état inquié­tant de la jus­tice dans notre pays sont cer­tai­ne­ment des pistes de réponse.

Critique et radicalité

Pen­dant la pré­pa­ra­tion de cette ren­contre inédite, dif­fé­rentes inquié­tudes se sont expri­mées par­mi les col­lec­tifs militant·es afro des­cen­dant, sans papiers, fémi­nistes… Des inquié­tudes légi­times sur la forme que pren­drait cette ren­contre et qui ont cer­tai­ne­ment par­ti­ci­pé à la construc­tion du dis­po­si­tif expli­ci­té ci-dessus.

Une exi­gence auto-impo­sée de ne pas mono­po­li­ser l’espace de débat au détri­ment de cel­leux qui souffrent quo­ti­dien­ne­ment d’une socié­té encore trop lar­ge­ment clas­siste, sexiste et raciste mais sur­tout de cel­leux qui se battent sou­vent avec peu de moyens et de visi­bi­li­té pour gagner les droits fon­da­men­taux que notre pays dit démo­cra­tique rechigne à leur octroyer. À ce sujet, Ange­la Davis va plus loin en sou­li­gnant que « le plus impor­tant n’est pas la per­son­na­li­té des indi­vi­dus mais de recon­naitre qu’il n’y aura pas de démo­cra­tie socia­liste radi­cale si nous ne pou­vons pas apprendre à suivre le lea­der­ship de cel­leux qui ont été les plus marginalisé·es et dont les luttes repré­sentent la lutte pour la liber­té de tous·tes ».

D’autres cri­tiques se sont expri­mées y com­pris dans les mots puis­sants d’Henriette Essa­mi-Khaul­lot pen­dant la confé­rence. Des cri­tiques de ces col­lec­tifs sans-papiers et anti­ra­cistes qui ont sou­vent la sen­sa­tion de se battre seuls face à des situa­tions dra­ma­tiques et sans le sou­tien réel et pérenne des orga­ni­sa­tions comme les nôtres. Face à ces reproches, la réponse radi­cale d’Angela Davis doit nous ame­ner à nous ques­tion­ner sans détour. Elle affirme que la ques­tion des sans-papiers est et doit être cen­trale dans nos luttes. Par le cumul de toutes les dis­cri­mi­na­tions, éco­no­miques, admi­nis­tra­tives, racistes, sexistes, les sans-papiers consti­tuent une poche mal­heu­reu­se­ment crois­sante de citoyen·es sans droit et sou­vent sans voix. L’extrême pré­ca­ri­té de leur condi­tion de (sur)vie rend leur lutte d’autant plus fra­gile qu’ielles risquent à tout moment l’expulsion de leur loge­ment et de leur pays d’accueil. Comme le sou­ligne Ange­la Davis, leur com­bat est cer­tai­ne­ment le com­bat emblé­ma­tique de ce siècle, d’autant que la ques­tion cli­ma­tique pousse d’ores et déjà des mil­liers de per­sonnes à cher­cher un refuge.

Enfin, c’est la légi­ti­mi­té elle-même de certain·es intervenant·es à prendre place aux côtés d’Angela Davis qui a pu être poin­tée au tra­vers de cri­tiques viru­lentes. Contrai­re­ment aux remarques et inter­pel­la­tions pré­cé­dentes, ces cri­tiques ont emprun­té une forme et des argu­ments de fond ren­dant le dia­logue impos­sible ou presque entre les orga­ni­sa­tions, les intervenant·es et les per­sonnes et col­lec­tifs qui les ont expri­mées. L’absence de dia­logue est tou­jours un échec. Par­fois, il ne peut pas avoir lieu en direct et par­fois il demande dis­tance et temps pour se dérou­ler serei­ne­ment. Cepen­dant lorsque le dia­logue est tota­le­ment rom­pu, il nous prive toustes des espaces néces­saires à la remise en ques­tion et à la com­pré­hen­sion des affects, d’une lec­ture col­lec­tive des rap­ports de domi­na­tion qui existent et se repro­duisent mal­gré toutes nos pré­cau­tions. À tra­vers ce défer­le­ment de vio­lence vir­tuelle et réelle, force est de consta­ter que nos ins­ti­tu­tions ont indi­rec­te­ment et direc­te­ment par­ti­ci­pé à la fra­gi­li­sa­tion des col­lec­tifs militant·es qui n’ont eu guère le choix que de se posi­tion­ner sur un conflit ad homi­nem, violent et cer­tai­ne­ment évi­table. À tout le moins, et si nous réaf­fir­mons notre légi­ti­mi­té à orga­ni­ser un tel évè­ne­ment aidés par des professionnel·les aguerri·es, dont l’expérience et les com­bats ne sont plus à démon­trer à per­sonne, nous ne pou­vons sor­tir tout à fait gran­di d’un évè­ne­ment qui pous­sa plu­sieurs femmes raci­sées à s’invectiver sur les réseaux sociaux et en public, au détri­ment par­fois de leur rela­tion de lutte et des com­bats qu’elles mène­ront, avec et sou­vent sans nous, pour survivre.

De la radi­ca­li­té d’Angela Davis, nous devrons encore cer­tai­ne­ment apprendre, nous nour­rir, nous confron­ter. La radi­ca­li­té, c’est moins un objec­tif à atteindre ou un état de fait qu’une atten­tion per­ma­nente, hon­nête et concrète que les moyens déployés indi­vi­duel­le­ment ou col­lec­ti­ve­ment sont en adé­qua­tion avec nos valeurs et nos dis­cours. Cette radi­ca­li­té est le souffle néces­saire à nos luttes, mais elle n’est l’apanage de per­sonne, elle doit se construire ensemble dans le conflit et le débat

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