Comment définiriez-vous ce qu’est un carnaval et ce qu’il fait à la société qui le produit ?
Le carnaval, pour faire vite, est un rite annuel du renouveau vécu collectivement et publiquement (même s’il peut s’accompagner d’évènements privés voire secrets), encadré par les élites mais vécu comme un espace de liberté par les participants. D’où une esthétique et une éthique de l’excès et l’outrance, qui va souvent à l’encontre des normes admises du Beau, de la décence, etc. Des évènements de type carnavalesque existent partout dans le monde, bien au-delà de la sphère d’influence catholique.
Jusqu’à un certain point, le carnaval permet à des groupes de « faire société », c’est-à-dire de s’unir autour de rituels communs. Cette vocation unificatrice est cependant loin d’épuiser le sens du carnaval, car celui-ci met également en scène les tensions, voire les divisions qui parcourent les groupes en question. Cette mise en scène influence en retour les rapports sociaux, le rapport au pouvoir. Le carnaval n’est pas qu’un reflet des sociétés humaines, il contribue à les modeler, les informer. En ce sens, il fait figure de « fabrique du politique ».
Comment le carnaval fait-il de la politique ? Cela passe-t-il par le discours ou l’expression artistique ?
La manière la plus évidente dont le politique émerge du carnaval, c’est par le discours visuel ou verbal de type satirique, par le commentaire que les acteurs du carnaval peuvent faire de la vie politique, locale, nationale ou internationale. Mais de manière un peu plus subtile, le carnaval est aussi créateur d’utopies politiques. Pour ne prendre qu’un exemple, le carnaval est fêté à La Nouvelle-Orléans par une multiplicité d’organisations qui s’auto-désignent soit comme « krewes », soit comme « carnival clubs », soit comme « tribus ». Ces sociétés festives font de la politique sur un mode symbolique en créant des mondes alternatifs qui peuvent s’inscrire dans un imaginaire, un territoire — celui du quartier, de la ville voire de la nation tout entière – ou dans des identités socialement construites (ethniques, culturelles, sexuelles, etc.). On pourrait voir ces clubs de carnaval comme des créateurs d’« hétérotopies » (pour reprendre le terme de Michel Foucault) c’est-à-dire des « ailleurs » sociaux.
Mais si ces krewes peuvent défier les hiérarchies et les normes sociales en vigueur, ils peuvent aussi les reproduire. Ainsi, historiquement, les premiers clubs de carnaval à La Nouvelle-Orléans étaient très aristocratiques, ils valorisaient la suprématie blanche, l’hérédité, les liens du sang et leurs défilés publics tout comme leurs bals privés témoignaient d’une fascination profonde pour les rituels monarchiques. Il s’agissait alors de reproduire voire d’accentuer l’ordre social existant et, pour l’élite blanche post-guerre de Sécession, de retrouver une assise forte. On ne peut donc pas faire du carnaval un rituel intrinsèquement critique ou « progressiste » : il est plutôt le lieu d’un rapport de force incessamment renouvelé.
À La Nouvelle-Orléans c’est surtout autour de la question raciale que se cristallisent beaucoup de tensions qui s’expriment lors du carnaval.
Effectivement, lorsqu’on parle de La Nouvelle-Orléans et des Amériques en général, on ne peut occulter l’héritage de la colonisation, de l’esclavage et de l’immigration, et par conséquent la question de la segmentation, voire de la ségrégation, ethnoraciale.
Sans surprise, l’histoire du carnaval néo-orléanais regorge d’épisodes de tensions interethniques ou interraciales. Certains ont vu s’opposer Créoles catholiques francophones et Anglo-Américains protestants, d’autres immigrés irlandais et Noirs libres, d’autres enfin élites blanches et population noire au moment où le binarisme racial en est venu à remplacer les catégories ethnoraciales préexistantes. Un exemple me vient immédiatement à l’esprit, c’est celui du carnaval de 1873, lors duquel l’organisation blanche Mystick Krewe of Comus travestit la pensée darwinienne en présentant les anciens esclaves, à présent libres, comme le « chainon manquant » de l’évolution humaine. Cet imaginaire raciste, souvent dissimulé derrière une façade « exoticisante » continue aujourd’hui de hanter les défilés carnavalesques à La Nouvelle-Orléans.
Pouvez-vous revenir sur la figure intéressante du « Mardi Gras Indian », spécifique au carnaval de La Nouvelle-Orléans ?
Les Mardi Gras Indians (dont la première apparition remonte aux années 1880) sont principalement des hommes issus de la classe ouvrière noire qui, soit se revendiquent d’une ascendance afro-indienne, soit affirment vouloir rendre hommage aux tribus indiennes qui ont hébergé les esclaves marrons aux 18e et 19e siècles. Leurs immenses costumes de plumes et de perles, dont la fabrication requiert des centaines d’heures de travail, s’inspirent largement de ceux des Indiens des plaines, et leurs chants ainsi que leur musique illustrent parfaitement les processus de « créolisation » dont La Nouvelle-Orléans est le produit. Ils ont longtemps défilé en secret dans les rues des quartiers noirs de la ville (Tremé, Central City) et aujourd’hui encore, refusent de se soumettre aux règles du carnaval officiel (demande de permis, d’escorte policière, séparation physique entre acteurs et spectateurs). Ils sont le parfait exemple d’un carnaval participatif, qui abolit la distance entre acteurs et spectateurs. En même temps, les « tribus » de Mardi Gras Indians sont très hiérarchisées et imposent une discipline très stricte à leurs membres.
Vous dites qu’ils ont fait exploser le binarisme noir/blanc et « créé un ailleurs racial ». Est-ce qu’on peut leur donner une portée politique en ce qu’ils se jouent des identités imposées ?
Effectivement, de par le caractère syncrétique de leurs costumes et de leurs traditions, les Black Indians ont défié les frontières raciales artificiellement imposées par la municipalité blanche de la ville après la période de Reconstruction (1865 – 1877). Aujourd’hui encore, ils rappellent et figurent le multi-ethnisme qui caractérise La Nouvelle-Orléans depuis trois siècles. Même si leur discours célèbre un peu moins le métissage afro-indien aujourd’hui que l’héritage africain à proprement parler, il n’en demeure pas moins que leurs processions sont toujours vues, à raison, comme un vecteur de résistance à l’ordre ethnoracial dominant.
Vous parlez beaucoup du carnaval comme d’une scène politique. Est-ce que le carnaval peut être un lieu d’innovation sociopolitique et avoir des répercussions dans la société ? Je pense par exemple au carnaval de Salvador de Bahia où en 1975, pour la première fois, des Noirs vont défiler dans un carnaval qui était jusque-là fait plutôt pour les Blancs par les Blancs.
Toute la question est de savoir si le carnaval reflète ou anticipe les évolutions profondes d’une société… Deux écoles s’affrontent à cet égard. Il y a ceux qui disent le carnaval est moins perméable au changement que le reste de la société car il repose sur la tradition, autrement dit la répétition de discours (visuels, auditifs, etc.) existants. Et puis il y a ceux qui, au contraire, discernent dans le carnaval les prémisses d’un monde à venir, les signes avant-coureurs d’une révolte ou tout au moins d’un désir de changement. Mon avis est qu’il faut traiter cette question au cas par cas. Le carnaval n’est pas en soi vecteur de résistance ou de maintien des hiérarchies existantes. Il peut incarner ces deux pôles successivement, voire simultanément, car comme toute « performance » et acte de communication, il peut faire l’objet de multiples lectures et interprétations.
De même, je dirais qu’il n’est pas intrinsèquement politique. Son caractère public — c’est une fête de rue – fait qu’il peut en revanche plus facilement faire l’objet d’une politisation que d’autres pratiques culturelles. À La Nouvelle-Orléans, le carnaval a ainsi pu être instrumentalisé pour défendre la cause des droits civiques autant que pour défendre la suprématie blanche, le féminisme autant que le patriarcat.
Aujourd’hui, le carnaval est devenu un objet de politique culturelle. De quelle manière les pouvoirs publics s’en emparent-ils ?
Depuis le déclin de l’industrie pétrolière et portuaire à La Nouvelle-Orléans, la culture est devenue l’un des axes forts de développement urbain. Mais sur le terrain, ce sont en réalité deux conceptions de la culture qui s’affrontent. D’un côté, la culture est envisagée comme un levier de développement économique, une « ressource ». Le carnaval, selon cette perspective, constitue un outil de l’attractivité et de la « distinction » territoriale dans un contexte de compétition accrue entre espaces urbains à l’échelle mondiale. De l’autre, on observe une volonté de faire du carnaval un outil d’empowerment, autrement dit de développement social et d’émancipation collective, qui permette aux subalternes de devenir acteurs de leur destin.
La municipalité, dans sa communication, hésite par ailleurs entre deux discours promotionnels : l’un met l’accent sur la dimension multiculturelle du carnaval et valorise à égalité des initiatives relevant de différents groupes ethniques (sur le mode « des carnavals pour tous les goûts ») ; l’autre insiste sur le caractère interculturel du carnaval, qui se doit de transcender les différences en une expérience de joie collective (« un carnaval pour tous »). Sur le terrain, cette ambigüité est souvent mal vécue par les acteurs, dont certains affirment qu’ils ne se sentent toujours pas « representés » au carnaval, et d’autres qui soulignent l’importance du dialogue entre traditions carnavalesques et rejoignent (ou fondent) des groupes socialement mixtes.
Est-ce qu’on a voulu assagir, rendre inoffensif, dépolitiser le carnaval ? Que ce soit en le folklorisant, en l’inscrivant à l’Unesco ou par d’autres moyens ?
L’inscription récente des carnavals au registre du patrimoine immatériel de l’humanité pose effectivement de nombreux problèmes. Elle aboutit notamment à une hiérarchisation des pratiques (certaines formes se voient valorisées aux dépens d’autres) et à une muséification de traditions autrefois « vivantes ».
Mais plus largement, l’histoire du carnaval est toute entière faite de tentatives pour en contrôler et circonscrire les aspects les plus controversés. À La Nouvelle-Orléans, on ne compte plus les décrets municipaux qui ont visé à réguler les festivités depuis 1781. C’est surtout au 19e siècle, sous la pression des élites blanches anglophones, que le carnaval a fait l’objet d’une véritable « domestication », qu’il a perdu son caractère spontané et chaotique pour embrasser des formes plus organisées et prévisibles. En même temps, comme on l’a vu, cette domestication n’a jamais été totale, et le carnaval actuel continue d’osciller entre un apolitisme de façade (le code municipal néo-orléanais interdit depuis 1999 les messages à caractère « commercial, religieux ou politique ») et la dramatisation de conflits larvés. Un épisode résume bien cette ambigüité du carnaval actuel. La controverse autour des monuments confédérés à La Nouvelle-Orléans a abouti, comme on le sait, au déboulonnage de la statue du général Lee qui dominait la place Tivoli (Tivoli Circle) en 2017. Lorsqu’il s’est agi de réfléchir à ce qui allait remplacer cette statue, les propositions ont afflué. Certaines personnalités locales ont proposé de rebaptiser la place « Mardi Gras Circle » car, selon elles, le carnaval est un rituel vecteur d’unité. À l’opposé, d’autres ont proposé de la renommer en l’honneur de Dorothy Mae Taylor, ancienne conseillère municipale à l’initiative de laquelle avait été votée en 1991 une ordonnance très controversée visant à déségréguer les organisations carnavalesques. Apolitique ou politique, le carnaval ? Tout dépend à qui l’on parle…
Le carnaval est-il une soupape de sécurité permettant au pouvoir de se perpétuer, comme le dit la critique classique, ou constitue-t-il un réel vecteur de résistance ?
Cette dichotomie classique entre carnaval comme rituel instrumentalisé par les élites et « seconde vie du peuple », porteuse d’émancipation, doit selon moi être dépassée et surtout recontextualisée. Autrement dit, parler du carnaval dans l’abstrait, comme « fête de l’inversion » par exemple, ne me semble pas très utile. Tout se joue au cas par cas. Les charivaris du Moyen-âge, souvent organisés pendant le carnaval, opéraient par exemple un contrôle social des alliances matrimoniales et de la vie sexuelle des couples, en recourant à des modalités punitives. À l’opposé, nous avons de multiples exemples de carnavals ayant débouché sur des révoltes voire des révolutions (Bâle en 1376, Romans en 1580, Dijon en 1630, Bordeaux en 1651, Paris en 1848, Trinidad en 1970, Haïti en 1986, etc.). L’usage répandu du masque et du costume durant la période du carnaval a en effet pu permettre à des groupes plus ou moins organisés d’avancer sans être immédiatement empêchés.
Les mouvements sociaux qui adoptent aujourd’hui une esthétique « carnavalesque » (Occupy Wall Street en est l’un des exemples les plus connus, mais on pourrait également penser à la « Marche des femmes » de janvier 2017 qui a succédé à l’investiture de Donald Trump) donnent très clairement au carnaval un sens contestataire. Ils sont à l’origine du concept de « protestival », qui combine codes festifs et messages explicitement politiques. Pour autant, rien n’empêche une réappropriation des codes esthétiques carnavalesques par des groupes conservateurs ou réactionnaires.
Je considère pour ma part le carnaval comme une forme, un médium, un langage. Son message, lui, est variable et dépendant du contexte dans lequel il s’insère.
Sur cette idée d’empowerment de ceux et celles qui font le carnaval, est-ce que c’est notamment le cas du carnaval de Notting Hill qui a permis à la communauté caribéenne de s’affirmer dans une Angleterre des années 60 et 70 alors ultra-raciste ? Ou encore des défilés de sans-papiers à Cologne ou à Marseille qui sont l’occasion de rendre visible et de mettre en scène des populations invisibilisées ?
Oui, le carnaval peut être un outil d’empowerment, mais la question est de savoir à quelle échelle. Les groupes dont vous parlez sont des constructions sociales, souvent issues de phénomènes d’assignations externes ; leur unité est donc artificielle. La rhétorique de l’empowerment par le carnaval touchera certains membres du groupe, là où d’autres y seront insensibles, voire la rejetteront.
Un exemple illustre cette ambivalence : celui de la parade des « Zulus » à La Nouvelle-Orléans. Née au début du 20e siècle, elle visait à l’origine à parodier la façon dont les Blancs représentaient les Noirs dans la culture populaire (comme des « sauvages ») et faisait un usage immodéré du blackface et des détails exoticisants afin de « noircir » le tableau. Dans les années 1960, ce défilé est devenu extrêmement controversé au sein de la minorité noire, certains voyant en lui un frein à leur quête de respectabilité, d’autres une arme dans le combat pour les droits civiques. Cette polémique autour du « blackface » tel que le pratique Zulu continue chaque année de susciter des débats localement et nationalement. Un défilé comme celui des « Zulus » peut-il être vecteur d’empowerment pour la minorité afro-américaine ? La réponse est loin d’être claire, tout simplement parce qu’il n’y pas « une » communauté afro-américaine à La Nouvelle-Orléans. Le fossé culturel entre classe moyenne créole (descendante des libres de couleur) et classe ouvrière noire « anglo » (descendante des anciens esclaves) n’a pas encore disparu, loin de là.
Lors des parades de certains carnavals, on peut voir des chars à messages politiques, par exemple à la Nouvelle-Orléans ou bien à la « parade des fantômes » à Cologne. Est-ce que ces revendications politiques-là vont porter ou bien c’est juste un spectacle, juste un char parmi d’autres ?
Voilà qui pose la question de la réception et de l’interprétation qui est faite du « discours » carnavalesque. Pour partir de ma propre expérience ethnographique, je rappellerais ici qu’en général, les défilés du carnaval vont vite et qu’un char, une chanson, un message, en remplacent vite d’autres. Que conserve la foule de cette débauche sensorielle, de cette surcharge émotionnelle, des messages satiriques qu’elle voit défiler ? En interrogeant des spectateurs du carnaval de la Nouvelle-Orléans, on s’aperçoit vite qu’il ne subsiste souvent pas grand-chose hormis des impressions fugaces (« le carnaval était plus réussi que celui de l’an dernier », « les chars du Krewe du Vieux étaient particulièrement osés », etc.). Les touristes, souvent, ne disposent pas des codes susceptibles de les aider à décrypter certains messages à caractère local. On découvre également que les participants aux défilés ne savent pas forcément ce que leur char « veut dire » (voire qu’ils ne l’ont jamais vraiment regardé). Pour le spectateur régulier et assidu, on peut néanmoins imaginer un effet cumulatif du carnaval susceptible de créer une attente spécifique (certaines organisations carnavalesques sont ainsi connues pour leurs messages à caractère satirique visant des personnalités de la vie locale, nationale ou internationale) ou de générer un débat qui dépasse l’espace-temps du carnaval.
Et qu’est-ce qui fait alors que ce n’est pas juste un spectacle ?
L’idée que le carnaval ne serait plus qu’un spectacle parmi d’autres n’est pas sans fondement. Celui de La Nouvelle-Orléans constitue en effet un cas d’école de la commercialisation, de la touristification et de la coupure grandissante entre spectateurs et participants. La deuxième moitié du 19e siècle, notamment, a vu sa domestication et sa transformation en un spectacle bien rôdé.
Cela étant, il subsiste un aspect participatif dans les cadeaux jetés à la foule que les gens s’échangent ensuite entre eux (le « throwing game »). Surtout, l’après-Katrina a vu la multiplication des groupes carnavalesque de petite taille, qui défilent à pied et recherchent le contact direct avec la foule. Plus démocratiques, plus mixtes socialement, ils misent sur l’échange, la participation plus que sur la splendeur et la grandeur. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à parodier les « super-krewes » créés dans la deuxième moitié du 20e siècle (Bacchus, Endymion, etc.). ‘Tit Rex défile ainsi dans le quartier Marigny avec des chars miniatures (des boites à chaussures décorées avec un grand sens du détail) afin de dénoncer pêle-mêle l’impact écologique désastreux du carnaval, la gentrification de quartiers comme le Marigny ou Bywater et l’état catastrophique des infrastructures locales. En apparence, La Nouvelle-Orléans se gentrifie en silence, sans débats, mais en assistant aux défilés, on découvre des opinions bien plus contrastées.
Ainsi, le carnaval ne cesse de se transformer, de se renouveler, de participer à la vie de la cité en proposant de nouvelles formes d’expression politique. C’est ce qui en fait un observatoire social privilégié et un sujet d’étude fascinant.
On peut lire accéder aux passionnants articles du Journal of Festive Studies (en anglais) à cette adresse https://journals.h-net.org/jfs/