Entretien avec Aurélie Godet

Le carnaval comme observatoire social

 Un "Mard gras Indian" lors de la procession de la Saint-Joseph du 19 mars 2019 - Photo : Aurélie Godet

Auré­lie Godet est mai­tresse de confé­rences en civi­li­sa­tion nord-amé­ri­caine à l’Université Paris Dide­rot. Coré­dac­trice en chef d’une revue inter­na­tio­nale sur les pra­tiques fes­tives (Jour­nal of Fes­tive Stu­dies), elle suit de près les évo­lu­tions de la car­na­va­lo­gie et pré­pare elle-même une his­toire poli­tique du car­na­val de La Nou­velle-Orléans. Elle rap­pelle com­bien le car­na­val, sou­vent décrit en termes d’exaltation popu­laire et de com­mu­nion civique, est aus­si un lieu d’expression des conflits sociaux et un lieu où s’imaginent d’autres pos­sibles. En cela, il consti­tue un point d’accès pri­vi­lé­gié à l’imaginaire poli­tique des socié­tés dans les­quelles il s’inscrit.

Comment définiriez-vous ce qu’est un carnaval et ce qu’il fait à la société qui le produit ?

Le car­na­val, pour faire vite, est un rite annuel du renou­veau vécu col­lec­ti­ve­ment et publi­que­ment (même s’il peut s’accompagner d’évènements pri­vés voire secrets), enca­dré par les élites mais vécu comme un espace de liber­té par les par­ti­ci­pants. D’où une esthé­tique et une éthique de l’excès et l’outrance, qui va sou­vent à l’encontre des normes admises du Beau, de la décence, etc. Des évè­ne­ments de type car­na­va­lesque existent par­tout dans le monde, bien au-delà de la sphère d’influence catholique.

Jusqu’à un cer­tain point, le car­na­val per­met à des groupes de « faire socié­té », c’est-à-dire de s’unir autour de rituels com­muns. Cette voca­tion uni­fi­ca­trice est cepen­dant loin d’épuiser le sens du car­na­val, car celui-ci met éga­le­ment en scène les ten­sions, voire les divi­sions qui par­courent les groupes en ques­tion. Cette mise en scène influence en retour les rap­ports sociaux, le rap­port au pou­voir. Le car­na­val n’est pas qu’un reflet des socié­tés humaines, il contri­bue à les mode­ler, les infor­mer. En ce sens, il fait figure de « fabrique du politique ».

Comment le carnaval fait-il de la politique ? Cela passe-t-il par le discours ou l’expression artistique ?

La manière la plus évi­dente dont le poli­tique émerge du car­na­val, c’est par le dis­cours visuel ou ver­bal de type sati­rique, par le com­men­taire que les acteurs du car­na­val peuvent faire de la vie poli­tique, locale, natio­nale ou inter­na­tio­nale. Mais de manière un peu plus sub­tile, le car­na­val est aus­si créa­teur d’utopies poli­tiques. Pour ne prendre qu’un exemple, le car­na­val est fêté à La Nou­velle-Orléans par une mul­ti­pli­ci­té d’organisations qui s’auto-désignent soit comme « krewes », soit comme « car­ni­val clubs », soit comme « tri­bus ». Ces socié­tés fes­tives font de la poli­tique sur un mode sym­bo­lique en créant des mondes alter­na­tifs qui peuvent s’inscrire dans un ima­gi­naire, un ter­ri­toire — celui du quar­tier, de la ville voire de la nation tout entière – ou dans des iden­ti­tés socia­le­ment construites (eth­niques, cultu­relles, sexuelles, etc.). On pour­rait voir ces clubs de car­na­val comme des créa­teurs d’« hété­ro­to­pies » (pour reprendre le terme de Michel Fou­cault) c’est-à-dire des « ailleurs » sociaux.

Mais si ces krewes peuvent défier les hié­rar­chies et les normes sociales en vigueur, ils peuvent aus­si les repro­duire. Ain­si, his­to­ri­que­ment, les pre­miers clubs de car­na­val à La Nou­velle-Orléans étaient très aris­to­cra­tiques, ils valo­ri­saient la supré­ma­tie blanche, l’hérédité, les liens du sang et leurs défi­lés publics tout comme leurs bals pri­vés témoi­gnaient d’une fas­ci­na­tion pro­fonde pour les rituels monar­chiques. Il s’agissait alors de repro­duire voire d’accentuer l’ordre social exis­tant et, pour l’élite blanche post-guerre de Séces­sion, de retrou­ver une assise forte. On ne peut donc pas faire du car­na­val un rituel intrin­sè­que­ment cri­tique ou « pro­gres­siste » : il est plu­tôt le lieu d’un rap­port de force inces­sam­ment renouvelé.

À La Nouvelle-Orléans c’est surtout autour de la question raciale que se cristallisent beaucoup de tensions qui s’expriment lors du carnaval.

Effec­ti­ve­ment, lorsqu’on parle de La Nou­velle-Orléans et des Amé­riques en géné­ral, on ne peut occul­ter l’héritage de la colo­ni­sa­tion, de l’esclavage et de l’immigration, et par consé­quent la ques­tion de la seg­men­ta­tion, voire de la ségré­ga­tion, ethnoraciale.

Sans sur­prise, l’histoire du car­na­val néo-orléa­nais regorge d’épisodes de ten­sions inter­eth­niques ou inter­ra­ciales. Cer­tains ont vu s’opposer Créoles catho­liques fran­co­phones et Anglo-Amé­ri­cains pro­tes­tants, d’autres immi­grés irlan­dais et Noirs libres, d’autres enfin élites blanches et popu­la­tion noire au moment où le bina­risme racial en est venu à rem­pla­cer les caté­go­ries eth­no­ra­ciales pré­exis­tantes. Un exemple me vient immé­dia­te­ment à l’esprit, c’est celui du car­na­val de 1873, lors duquel l’organisation blanche Mys­tick Krewe of Comus tra­ves­tit la pen­sée dar­wi­nienne en pré­sen­tant les anciens esclaves, à pré­sent libres, comme le « chai­non man­quant » de l’évolution humaine. Cet ima­gi­naire raciste, sou­vent dis­si­mu­lé der­rière une façade « exo­ti­ci­sante » conti­nue aujourd’hui de han­ter les défi­lés car­na­va­lesques à La Nouvelle-Orléans.

Pouvez-vous revenir sur la figure intéressante du « Mardi Gras Indian », spécifique au carnaval de La Nouvelle-Orléans ?

Les Mar­di Gras Indians (dont la pre­mière appa­ri­tion remonte aux années 1880) sont prin­ci­pa­le­ment des hommes issus de la classe ouvrière noire qui, soit se reven­diquent d’une ascen­dance afro-indienne, soit affirment vou­loir rendre hom­mage aux tri­bus indiennes qui ont héber­gé les esclaves mar­rons aux 18e et 19e siècles. Leurs immenses cos­tumes de plumes et de perles, dont la fabri­ca­tion requiert des cen­taines d’heures de tra­vail, s’inspirent lar­ge­ment de ceux des Indiens des plaines, et leurs chants ain­si que leur musique illus­trent par­fai­te­ment les pro­ces­sus de « créo­li­sa­tion » dont La Nou­velle-Orléans est le pro­duit. Ils ont long­temps défi­lé en secret dans les rues des quar­tiers noirs de la ville (Tre­mé, Cen­tral City) et aujourd’hui encore, refusent de se sou­mettre aux règles du car­na­val offi­ciel (demande de per­mis, d’escorte poli­cière, sépa­ra­tion phy­sique entre acteurs et spec­ta­teurs). Ils sont le par­fait exemple d’un car­na­val par­ti­ci­pa­tif, qui abo­lit la dis­tance entre acteurs et spec­ta­teurs. En même temps, les « tri­bus » de Mar­di Gras Indians sont très hié­rar­chi­sées et imposent une dis­ci­pline très stricte à leurs membres.

Vous dites qu’ils ont fait exploser le binarisme noir/blanc et « créé un ailleurs racial ». Est-ce qu’on peut leur donner une portée politique en ce qu’ils se jouent des identités imposées ?

Effec­ti­ve­ment, de par le carac­tère syn­cré­tique de leurs cos­tumes et de leurs tra­di­tions, les Black Indians ont défié les fron­tières raciales arti­fi­ciel­le­ment impo­sées par la muni­ci­pa­li­té blanche de la ville après la période de Recons­truc­tion (1865 – 1877). Aujourd’hui encore, ils rap­pellent et figurent le mul­ti-eth­nisme qui carac­té­rise La Nou­velle-Orléans depuis trois siècles. Même si leur dis­cours célèbre un peu moins le métis­sage afro-indien aujourd’hui que l’héritage afri­cain à pro­pre­ment par­ler, il n’en demeure pas moins que leurs pro­ces­sions sont tou­jours vues, à rai­son, comme un vec­teur de résis­tance à l’ordre eth­no­ra­cial dominant.

Vous parlez beaucoup du carnaval comme d’une scène politique. Est-ce que le carnaval peut être un lieu d’innovation sociopolitique et avoir des répercussions dans la société ? Je pense par exemple au carnaval de Salvador de Bahia où en 1975, pour la première fois, des Noirs vont défiler dans un carnaval qui était jusque-là fait plutôt pour les Blancs par les Blancs.

Toute la ques­tion est de savoir si le car­na­val reflète ou anti­cipe les évo­lu­tions pro­fondes d’une socié­té… Deux écoles s’affrontent à cet égard. Il y a ceux qui disent le car­na­val est moins per­méable au chan­ge­ment que le reste de la socié­té car il repose sur la tra­di­tion, autre­ment dit la répé­ti­tion de dis­cours (visuels, audi­tifs, etc.) exis­tants. Et puis il y a ceux qui, au contraire, dis­cernent dans le car­na­val les pré­misses d’un monde à venir, les signes avant-cou­reurs d’une révolte ou tout au moins d’un désir de chan­ge­ment. Mon avis est qu’il faut trai­ter cette ques­tion au cas par cas. Le car­na­val n’est pas en soi vec­teur de résis­tance ou de main­tien des hié­rar­chies exis­tantes. Il peut incar­ner ces deux pôles suc­ces­si­ve­ment, voire simul­ta­né­ment, car comme toute « per­for­mance » et acte de com­mu­ni­ca­tion, il peut faire l’objet de mul­tiples lec­tures et interprétations.

De même, je dirais qu’il n’est pas intrin­sè­que­ment poli­tique. Son carac­tère public — c’est une fête de rue – fait qu’il peut en revanche plus faci­le­ment faire l’objet d’une poli­ti­sa­tion que d’autres pra­tiques cultu­relles. À La Nou­velle-Orléans, le car­na­val a ain­si pu être ins­tru­men­ta­li­sé pour défendre la cause des droits civiques autant que pour défendre la supré­ma­tie blanche, le fémi­nisme autant que le patriarcat.

« Thro­wing game » lors du défi­lé de l’or­ga­ni­sa­tion fémi­nine Cleo­pa­tra — Pho­to : Auré­lie Godet

Aujourd’hui, le carnaval est devenu un objet de politique culturelle. De quelle manière les pouvoirs publics s’en emparent-ils ?

Depuis le déclin de l’industrie pétro­lière et por­tuaire à La Nou­velle-Orléans, la culture est deve­nue l’un des axes forts de déve­lop­pe­ment urbain. Mais sur le ter­rain, ce sont en réa­li­té deux concep­tions de la culture qui s’affrontent. D’un côté, la culture est envi­sa­gée comme un levier de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, une « res­source ». Le car­na­val, selon cette pers­pec­tive, consti­tue un outil de l’attractivité et de la « dis­tinc­tion » ter­ri­to­riale dans un contexte de com­pé­ti­tion accrue entre espaces urbains à l’échelle mon­diale. De l’autre, on observe une volon­té de faire du car­na­val un outil d’empo­werment, autre­ment dit de déve­lop­pe­ment social et d’émancipation col­lec­tive, qui per­mette aux subal­ternes de deve­nir acteurs de leur destin.

La muni­ci­pa­li­té, dans sa com­mu­ni­ca­tion, hésite par ailleurs entre deux dis­cours pro­mo­tion­nels : l’un met l’accent sur la dimen­sion mul­ti­cul­tu­relle du car­na­val et valo­rise à éga­li­té des ini­tia­tives rele­vant de dif­fé­rents groupes eth­niques (sur le mode « des car­na­vals pour tous les goûts ») ; l’autre insiste sur le carac­tère inter­cul­tu­rel du car­na­val, qui se doit de trans­cen­der les dif­fé­rences en une expé­rience de joie col­lec­tive (« un car­na­val pour tous »). Sur le ter­rain, cette ambigüi­té est sou­vent mal vécue par les acteurs, dont cer­tains affirment qu’ils ne se sentent tou­jours pas « repre­sen­tés » au car­na­val, et d’autres qui sou­lignent l’importance du dia­logue entre tra­di­tions car­na­va­lesques et rejoignent (ou fondent) des groupes socia­le­ment mixtes.

Est-ce qu’on a voulu assagir, rendre inoffensif, dépolitiser le carnaval ? Que ce soit en le folklorisant, en l’inscrivant à l’Unesco ou par d’autres moyens ?

L’inscription récente des car­na­vals au registre du patri­moine imma­té­riel de l’humanité pose effec­ti­ve­ment de nom­breux pro­blèmes. Elle abou­tit notam­ment à une hié­rar­chi­sa­tion des pra­tiques (cer­taines formes se voient valo­ri­sées aux dépens d’autres) et à une muséi­fi­ca­tion de tra­di­tions autre­fois « vivantes ».

Mais plus lar­ge­ment, l’histoire du car­na­val est toute entière faite de ten­ta­tives pour en contrô­ler et cir­cons­crire les aspects les plus contro­ver­sés. À La Nou­velle-Orléans, on ne compte plus les décrets muni­ci­paux qui ont visé à régu­ler les fes­ti­vi­tés depuis 1781. C’est sur­tout au 19e siècle, sous la pres­sion des élites blanches anglo­phones, que le car­na­val a fait l’objet d’une véri­table « domes­ti­ca­tion », qu’il a per­du son carac­tère spon­ta­né et chao­tique pour embras­ser des formes plus orga­ni­sées et pré­vi­sibles. En même temps, comme on l’a vu, cette domes­ti­ca­tion n’a jamais été totale, et le car­na­val actuel conti­nue d’osciller entre un apo­li­tisme de façade (le code muni­ci­pal néo-orléa­nais inter­dit depuis 1999 les mes­sages à carac­tère « com­mer­cial, reli­gieux ou poli­tique ») et la dra­ma­ti­sa­tion de conflits lar­vés. Un épi­sode résume bien cette ambigüi­té du car­na­val actuel. La contro­verse autour des monu­ments confé­dé­rés à La Nou­velle-Orléans a abou­ti, comme on le sait, au débou­lon­nage de la sta­tue du géné­ral Lee qui domi­nait la place Tivo­li (Tivo­li Circle) en 2017. Lorsqu’il s’est agi de réflé­chir à ce qui allait rem­pla­cer cette sta­tue, les pro­po­si­tions ont afflué. Cer­taines per­son­na­li­tés locales ont pro­po­sé de rebap­ti­ser la place « Mar­di Gras Circle » car, selon elles, le car­na­val est un rituel vec­teur d’unité. À l’opposé, d’autres ont pro­po­sé de la renom­mer en l’honneur de Doro­thy Mae Tay­lor, ancienne conseillère muni­ci­pale à l’initiative de laquelle avait été votée en 1991 une ordon­nance très contro­ver­sée visant à désé­gré­guer les orga­ni­sa­tions car­na­va­lesques. Apo­li­tique ou poli­tique, le car­na­val ? Tout dépend à qui l’on parle…

Le carnaval est-il une soupape de sécurité permettant au pouvoir de se perpétuer, comme le dit la critique classique, ou constitue-t-il un réel vecteur de résistance ?

Cette dicho­to­mie clas­sique entre car­na­val comme rituel ins­tru­men­ta­li­sé par les élites et « seconde vie du peuple », por­teuse d’émancipation, doit selon moi être dépas­sée et sur­tout recon­tex­tua­li­sée. Autre­ment dit, par­ler du car­na­val dans l’abstrait, comme « fête de l’inversion » par exemple, ne me semble pas très utile. Tout se joue au cas par cas. Les cha­ri­va­ris du Moyen-âge, sou­vent orga­ni­sés pen­dant le car­na­val, opé­raient par exemple un contrôle social des alliances matri­mo­niales et de la vie sexuelle des couples, en recou­rant à des moda­li­tés puni­tives. À l’opposé, nous avons de mul­tiples exemples de car­na­vals ayant débou­ché sur des révoltes voire des révo­lu­tions (Bâle en 1376, Romans en 1580, Dijon en 1630, Bor­deaux en 1651, Paris en 1848, Tri­ni­dad en 1970, Haï­ti en 1986, etc.). L’usage répan­du du masque et du cos­tume durant la période du car­na­val a en effet pu per­mettre à des groupes plus ou moins orga­ni­sés d’avancer sans être immé­dia­te­ment empêchés.

Les mou­ve­ments sociaux qui adoptent aujourd’hui une esthé­tique « car­na­va­lesque » (Occu­py Wall Street en est l’un des exemples les plus connus, mais on pour­rait éga­le­ment pen­ser à la « Marche des femmes » de jan­vier 2017 qui a suc­cé­dé à l’investiture de Donald Trump) donnent très clai­re­ment au car­na­val un sens contes­ta­taire. Ils sont à l’origine du concept de « pro­tes­ti­val », qui com­bine codes fes­tifs et mes­sages expli­ci­te­ment poli­tiques. Pour autant, rien n’empêche une réap­pro­pria­tion des codes esthé­tiques car­na­va­lesques par des groupes conser­va­teurs ou réactionnaires.

Je consi­dère pour ma part le car­na­val comme une forme, un médium, un lan­gage. Son mes­sage, lui, est variable et dépen­dant du contexte dans lequel il s’insère.

Sur cette idée d’empowerment de ceux et celles qui font le carnaval, est-ce que c’est notamment le cas du carnaval de Notting Hill qui a permis à la communauté caribéenne de s’affirmer dans une Angleterre des années 60 et 70 alors ultra-raciste ? Ou encore des défilés de sans-papiers à Cologne ou à Marseille qui sont l’occasion de rendre visible et de mettre en scène des populations invisibilisées ?

Oui, le car­na­val peut être un outil d’empo­werment, mais la ques­tion est de savoir à quelle échelle. Les groupes dont vous par­lez sont des construc­tions sociales, sou­vent issues de phé­no­mènes d’assignations externes ; leur uni­té est donc arti­fi­cielle. La rhé­to­rique de l’empo­werment par le car­na­val tou­che­ra cer­tains membres du groupe, là où d’autres y seront insen­sibles, voire la rejetteront.

Un exemple illustre cette ambi­va­lence : celui de la parade des « Zulus » à La Nou­velle-Orléans. Née au début du 20e siècle, elle visait à l’origine à paro­dier la façon dont les Blancs repré­sen­taient les Noirs dans la culture popu­laire (comme des « sau­vages ») et fai­sait un usage immo­dé­ré du black­face et des détails exo­ti­ci­sants afin de « noir­cir » le tableau. Dans les années 1960, ce défi­lé est deve­nu extrê­me­ment contro­ver­sé au sein de la mino­ri­té noire, cer­tains voyant en lui un frein à leur quête de res­pec­ta­bi­li­té, d’autres une arme dans le com­bat pour les droits civiques. Cette polé­mique autour du « black­face » tel que le pra­tique Zulu conti­nue chaque année de sus­ci­ter des débats loca­le­ment et natio­na­le­ment. Un défi­lé comme celui des « Zulus » peut-il être vec­teur d’empo­werment pour la mino­ri­té afro-amé­ri­caine ? La réponse est loin d’être claire, tout sim­ple­ment parce qu’il n’y pas « une » com­mu­nau­té afro-amé­ri­caine à La Nou­velle-Orléans. Le fos­sé cultu­rel entre classe moyenne créole (des­cen­dante des libres de cou­leur) et classe ouvrière noire « anglo » (des­cen­dante des anciens esclaves) n’a pas encore dis­pa­ru, loin de là.

Lors des parades de certains carnavals, on peut voir des chars à messages politiques, par exemple à la Nouvelle-Orléans ou bien à la « parade des fantômes » à Cologne. Est-ce que ces revendications politiques-là vont porter ou bien c’est juste un spectacle, juste un char parmi d’autres ?

Voi­là qui pose la ques­tion de la récep­tion et de l’interprétation qui est faite du « dis­cours » car­na­va­lesque. Pour par­tir de ma propre expé­rience eth­no­gra­phique, je rap­pel­le­rais ici qu’en géné­ral, les défi­lés du car­na­val vont vite et qu’un char, une chan­son, un mes­sage, en rem­placent vite d’autres. Que conserve la foule de cette débauche sen­so­rielle, de cette sur­charge émo­tion­nelle, des mes­sages sati­riques qu’elle voit défi­ler ? En inter­ro­geant des spec­ta­teurs du car­na­val de la Nou­velle-Orléans, on s’aperçoit vite qu’il ne sub­siste sou­vent pas grand-chose hor­mis des impres­sions fugaces (« le car­na­val était plus réus­si que celui de l’an der­nier », « les chars du Krewe du Vieux étaient par­ti­cu­liè­re­ment osés », etc.). Les tou­ristes, sou­vent, ne dis­posent pas des codes sus­cep­tibles de les aider à décryp­ter cer­tains mes­sages à carac­tère local. On découvre éga­le­ment que les par­ti­ci­pants aux défi­lés ne savent pas for­cé­ment ce que leur char « veut dire » (voire qu’ils ne l’ont jamais vrai­ment regar­dé). Pour le spec­ta­teur régu­lier et assi­du, on peut néan­moins ima­gi­ner un effet cumu­la­tif du car­na­val sus­cep­tible de créer une attente spé­ci­fique (cer­taines orga­ni­sa­tions car­na­va­lesques sont ain­si connues pour leurs mes­sages à carac­tère sati­rique visant des per­son­na­li­tés de la vie locale, natio­nale ou inter­na­tio­nale) ou de géné­rer un débat qui dépasse l’espace-temps du carnaval.

Et qu’est-ce qui fait alors que ce n’est pas juste un spectacle ?

L’idée que le car­na­val ne serait plus qu’un spec­tacle par­mi d’autres n’est pas sans fon­de­ment. Celui de La Nou­velle-Orléans consti­tue en effet un cas d’école de la com­mer­cia­li­sa­tion, de la tou­ris­ti­fi­ca­tion et de la cou­pure gran­dis­sante entre spec­ta­teurs et par­ti­ci­pants. La deuxième moi­tié du 19e siècle, notam­ment, a vu sa domes­ti­ca­tion et sa trans­for­ma­tion en un spec­tacle bien rôdé.

Cela étant, il sub­siste un aspect par­ti­ci­pa­tif dans les cadeaux jetés à la foule que les gens s’échangent ensuite entre eux (le « thro­wing game »). Sur­tout, l’après-Katrina a vu la mul­ti­pli­ca­tion des groupes car­na­va­lesque de petite taille, qui défilent à pied et recherchent le contact direct avec la foule. Plus démo­cra­tiques, plus mixtes socia­le­ment, ils misent sur l’échange, la par­ti­ci­pa­tion plus que sur la splen­deur et la gran­deur. Cer­tains n’hésitent d’ailleurs pas à paro­dier les « super-krewes » créés dans la deuxième moi­tié du 20e siècle (Bac­chus, Endy­mion, etc.). ‘Tit Rex défile ain­si dans le quar­tier Mari­gny avec des chars minia­tures (des boites à chaus­sures déco­rées avec un grand sens du détail) afin de dénon­cer pêle-mêle l’impact éco­lo­gique désas­treux du car­na­val, la gen­tri­fi­ca­tion de quar­tiers comme le Mari­gny ou Bywa­ter et l’état catas­tro­phique des infra­struc­tures locales. En appa­rence, La Nou­velle-Orléans se gen­tri­fie en silence, sans débats, mais en assis­tant aux défi­lés, on découvre des opi­nions bien plus contrastées.

Ain­si, le car­na­val ne cesse de se trans­for­mer, de se renou­ve­ler, de par­ti­ci­per à la vie de la cité en pro­po­sant de nou­velles formes d’expression poli­tique. C’est ce qui en fait un obser­va­toire social pri­vi­lé­gié et un sujet d’étude fascinant.

Parade de ’Tit Rex — Pho­to : Auré­lie Godet

On peut lire accéder aux passionnants articles du Journal of Festive Studies (en anglais) à cette adresse https://journals.h-net.org/jfs/

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