LES STIGMATES DES RELATIONS COLONIALES
C’est dans le cadre de l’exploitation coloniale que se développa un nouveau schéma géographique de la production et du commerce international. Alors que l’Europe s’industrialisait et devenait une puissance commerciale avide de produits tropicaux et de nouveaux débouchés, elle opéra une réorientation des structures économiques des sociétés qu’elle dominait militairement. Étant donné le climat dont disposent les pays sous domination, il apparaissait logique aux yeux des Européens de répartir la production à l’échelle internationale selon les spécialisations : les grandes plantations (essentiellement aux mains de propriétaires européens) dans les pays tropicaux et les produits manufacturés dans les pays industriels où le climat est tempéré. Ainsi fut instituée la division internationale du travail et le schéma traditionnel du commerce Nord-Sud : matières premières du Sud contre produits industriels du Nord1.
Cette division internationale du travail fut à la base de l’échange inégal expliquant selon l’école structuraliste la croissance continue des inégalités Nord-Sud2. En effet, la spécialisation dans les matières premières à faible valeur ajoutée était défavorable aux pays du Sud qui devait parallèlement importer des produits manufacturés à forte valeur ajoutée. C’est pourquoi, après les indépendances, les pays du tiers-monde cherchèrent à s’industrialiser.
Mais la crise de la dette du tiers-monde des années 1980 mit un terme à ces ambitions dans la plupart des pays qui furent contraints d’appliquer des programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale, et impliquant notamment une « primarisation » des économies en développement censées tirer profit d’exportations accrues de matières premières pour rembourser leurs dettes. L’instrument privilégié par les pays du Nord pour imposer leurs priorités aux pays du Sud fut les « conditionnalités » liées aux politiques d’aide extérieure : en échange des financements, les pays bénéficiaires devaient ainsi appliquer les conditions qui les accompagnaient. C’est par ce biais que les économies du Sud furent ouvertes aux investissements des firmes transnationales du Nord et maintenues dans le rôle de fournisseur de matières premières à faible valeur ajoutée3.
LA NOUVELLE DIVISION INTERNATIONALE DU TRAVAIL
À la fin de la Guerre froide, alors que des dizaines de pays en développement restaient sous la tutelle des programmes d’ajustement structurel, une nouvelle division internationale du travail prit progressivement forme. Profitant de l’ouverture des marchés, des progrès technologiques et de l’intégration au marché mondial d’économies jusque-là fermées – comme la Chine, l’Inde et l’ex-URSS –, les firmes transnationales fragmentèrent les chaînes de production et délocalisèrent dans les pays émergents à faible coût du travail des segments entiers des chaînes d’assemblage industriel4.
Cette nouvelle division internationale du travail déboucha sur une nouvelle géographie de la production mondiale : la fabrication et l’assemblage des composants industriels furent de plus en plus localisés dans les pays émergents du Sud qui en profitèrent pour enregistrer des taux de croissance élevés et entamer un processus de convergence économique avec le Nord5. Il en résulta un ordre mondial de plus en plus multipolaire, au fur et à mesure que les pays émergents, notamment en Asie orientale, devenaient les « ateliers » et les « caissiers » de l’économie mondiale6. Conséquence de ce monde davantage multipolaire, la domination des pays occidentaux au sein des organisations internationales et les approches néocoloniales du passé furent remises en cause.
LA REMISE EN CAUSE DES APPROCHES POLITICO-ÉCONOMIQUES NÉOCOLONIALES
L’émergence de puissances régionales du Sud eut pour effet de remettre en cause le paradigme dominant des relations Nord-Sud. D’une part, les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) furent contestées à partir de 2003 par une coalition de pays du Sud, débouchant sur la paralysie des négociations commerciales multilatérales. D’autre part, les conditionnalités du FMI et de la Banque mondiale furent accusées de réduire les marges de manœuvre politiques des pays en développement et de les rendre vulnérables envers l’instabilité du système international.
Les pays émergents ne devenaient pas seulement des acteurs commerciaux de premier plan, mais aussi de nouveaux donateurs, selon des approches différentes de celles des pays occidentaux7. Ainsi, la plupart des nouveaux donateurs annoncèrent octroyer une aide sans condition, contrairement aux donateurs traditionnels, et chercher à développer des partenariats économiques permettant aux pays bénéficiaires d’augmenter leur productivité et leur revenu par habitant. Symbole du rôle croissant des pays émergents dans le système international, le G7 fut supplanté par le G20 pour représenter un nouveau directoire mondial intégrant onze pays du Sud et reflétant le nouvel ordre multipolaire.
Cette nouvelle configuration des relations internationales permit aux pays les plus pauvres de remettre en cause la nature de leurs relations avec les puissances occidentales, comme ce fut le cas des pays ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique) et l’Union européenne au sujet des APE (Accords de partenariat économique), c’est-à-dire des accords de libre-échange que l’Union européenne voulait imposer à ses anciennes colonies. En effet, les pays africains refusèrent majoritairement de signer ces accords8. Ce dossier contribua à détériorer les relations UE-ACP de manière plus générale, comme l’illustra la question de la représentation européenne à l’ONU.
En septembre 2010, lors de l’Assemblée générale des Nations unies, l’UE espérait faire adopter une motion pour lui permettre d’adapter sa représentation internationale aux termes du nouveau traité de Lisbonne. En effet, ce dernier ayant créé deux nouvelles fonctions censées représenter le visage extérieur de l’Europe – le président du Conseil et la responsable de la diplomatie européenne –, l’Union souhaitait que ces deux visages puissent s’exprimer en son nom dans le cadre des Nations unies et sollicitait dans ce but la création d’un nouveau siège. Mais c’était sans compter sur le refus des pays ACP, qui appuyèrent massivement une motion de « non action » déposée par le Suriname, ce qui contraint l’UE à attendre le printemps 2011 pour obtenir le statut spécial de groupe régional lui permettant de prendre la parole aux Nations unies. La fin du monopole occidental en matière de financement du développement impliquait ainsi une perte de pouvoir relatif dans les pays en développement9.
LES NOUVELLES FORMES DE DOMINATION
L’émergence de puissances régionales du Sud, parmi lesquelles on trouve d’anciennes colonies, remet en cause le paradigme dominant des relations Nord-Sud et laisse espérer une perte de vitesse des relations néocoloniales du passé. Toutefois, des obstacles subsistent et l’architecture de la coopération Sud-Sud produit de nouvelles formes de domination au détriment des pays les plus pauvres.
Ainsi, si les nouveaux pays donateurs émergents octroient une aide sans condition, cette aide est généralement liée aux intérêts commerciaux des pays émergents. Or ces pays sont surtout intéressés par leur approvisionnement en matières premières, ce qui implique que le commerce Sud-Sud entre les pays asiatiques et les pays africains et latino-américains a tendance à reproduire le schéma traditionnel du commerce Nord-Sud : matières premières africaines et latino-américaines contre produits manufacturés asiatiques.
En outre, de nouvelles formes de domination émergent, comme c’est le cas avec le phénomène d’accaparement de terres que d’aucuns qualifient d’« agro-colonialisme ». Certes, le phénomène n’est pas neuf, mais ce sont désormais des Etats et des firmes étrangères au secteur de l’agroalimentaire qui sont attirés par les terres des pays en développement – comme au Congo, au Soudan, au Burkina Faso, aux Philippines ou au Pakistan. Parmi les Etats acheteurs, on trouve majoritairement des pays émergents du Sud comme la Chine, la Corée du Sud, les pays du Golfe ou encore l’Afrique du Sud qui cherchent par ce biais à assurer leur sécurité alimentaire10.
En conclusion, les mutations de l’ordre mondial et l’évolution des relations internationales laissent espérer que les pratiques néocoloniales qui ont caractérisé les relations Nord-Sud depuis les indépendances sont appelées à disparaître, ou à tout le moins être de plus en plus contestées. Toutefois, cela ne signifie pas la fin programmée des effets de domination, car les pays émergents du Sud, bien décidés à exploiter leur nouveau statut international, poursuivent leurs intérêts géostratégiques dans leurs relations avec le reste du monde. Si les pays les plus pauvres sont susceptibles de tirer profit de la diversification croissante des sources et des approches de financement du développement engendrée par l’évolution de l’ordre mondial, ils ne sont dès lors pas immunisés contre de nouvelles formes de domination.
Arnaud Zacharie est Secrétaire général du CNCD
- P. Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du 16e siècle à nos jours, Gallimard, 1997, pp. 665 – 668
- R. Prebisch, The Economic Development of Latin America and its Principal Problems, 1950
- J. Stiglitz, La grande désillusion, Fayard, 2002
- S. Berger, Made in Monde. Les nouvelles frontières de l’économie internationale, Seuil, 2006
- R. Baldwin, « Trade and Industrialisation After Gobalisation’s 2nd Unbundling : How Building and Joining a Supply Chain Are Different and Why It Matters », NBER Working Paper 117716, December 2011
- A. Zacharie (dir.), Refonder les politiques de développement. Les relations Nord-Sud dans un monde multipolaire, La Muette/Au Bord de l’Eau, 2010
- E. Mawdsley, From Recipients to Donors. Emerging Powers and the Changing Development Landscape, ZED Books, 2012
- Conseil des Ministres ACP, Déclaration du Conseil des Ministres ACP lors de sa 86e session, exprimant sa profonde préoccupation sur la situation des négociations des Accords de partenariat économique, ACP/25/013/07, Bruxelles, 13 décembre 2007
- A. Zacharie, « Coopération Sud-Sud et déclin du monopole occidental en matière de financement du développement ? Les pays émergents et l’UE en Afrique », in Santander S. (dir.), Puissances émergentes : un défi pour l’Europe ?, Ellipses, 2012
- Pour un suivi des achats de terres : www.farmlandgrab.org