Il existe différentes définitions de ce que serait une « démocratie sanitaire », mais on peut dire rapidement que c’est un ensemble de pratiques qui cherchent, d’une manière ou d’une autre, à associer les populations ou groupes de population aux décisions concernant la santé. Pensez-vous que la gestion de la crise du Covid-19 a mis à mal la pratique de la démocratie sanitaire, laissant le monopole de la parole à certains ?
C’est un fait avéré par des enquêtes menées par des associations de patientes comme France Assos Santé ou la Ligue contre le Cancer : la démocratie sanitaire a été littéralement mise entre parenthèses. Les représentantes des usagers du système de santé ont été très peu consultées durant les premières semaines, mois, de la crise sanitaire. L’information était uniquement descendante.
Quelles leçons tirer de cet état de fait ? Plusieurs tâches et questions s’imposent à la lecture de celui-ci. Tout d’abord, il faudra pouvoir évaluer ce choix de ne pas avoir impliqué davantage les patients et représentants des usagers. On a souvent pu entendre que le temps de l’urgence justifiait la suspension du temps de la délibération. Ce serait par efficacité que la démocratie sanitaire a été réduite à sa plus stricte expression. C’est un argument qui a été avancé dans d’autres champs de réalisation de l’idéal démocratique, comme celui de la démocratie sociale et économique. Des permanents syndicaux m’ont ainsi rapporté que la concertation sociale avait été réduite au plus fort de la crise, avec cette justification par un argument d’efficacité.
Cet argument devra être évalué. Pourquoi ne pas avoir parié sur l’efficacité de la démocratie sanitaire et sociale ? On aurait pu faire d’un autre pari, à savoir que la concertation peut être gage d’une adhésion plus grande et durable de la population aux mesures, mais aussi d’une plus grande efficacité de la gestion d’une crise que l’on sait multifactorielle, dans un contexte d’incertitude qui prévaut encore maintenant.
Cette mise entre parenthèses de la démocratie sanitaire pose, plus fondamentalement, une question sur la signification même de la démocratie. Quel est le sens d’une démocratie qui se voit suspendue dans les moments de crise ? Ceux-ci ne constituent-ils pas des moments où se dessine au plus fort le devenir d’une collectivité ?
Un autre travail d’évaluation s’impose à nous : qu’est-ce que la crise sanitaire nous apprend sur la démocratie sanitaire « en acte », sur son état effectif ? Pour reprendre un terme qui a souvent été utilisé dans l’analyse de la crise, qu’est-ce que la crise « révèle » de l’état de notre démocratie ? Ce qui me frappe, c’est la facilité avec laquelle cette démocratie sanitaire a pu être mise en suspens. Un des éléments qui explique sans doute cela, c’est le fait que la population a globalement et massivement accepté de suivre les injonctions des autorités. Mais si la démocratie sanitaire a pu être mise entre parenthèses si facilement, n’est-ce pas également parce qu’elle ne pesait pas tant que cela sur la gouvernance du système de santé ? Cette crise sanitaire ne révèle-t-elle pas que les différents droits et dispositifs institutionnels qui se revendiquent de la démocratie sanitaire ne permettent pas réellement aux usagers du système de santé de participer collectivement à sa gouvernance, mais visent plutôt à informer, voire à responsabiliser les individus ?
Vous développez l’idée que les autorités ont été amenées à « expérimenter ». Sans doute n’ont-elles pas eu d’autre choix que d’expérimenter vu la nature du problème auquel elles faisaient face. Par contre vous critiquez le fait qu’elles ne nous ont pas associés aux conditions d’expérimentation. Pourriez-vous revenir sur cette idée ?
Avec un collègue philosophe, Andrea Cavazzini, nous avons récemment coordonné une publication collective autour du concept d’expérimentation. Ce dernier concept nous semble particulièrement utile pour analyser la crise. Pourquoi ? En écho avec le constat de la mise en suspens de la démocratie sanitaire, des voix se sont élevées pour dénoncer la gestion technocratique de la crise sanitaire. Au-delà de sa critique ou de sa justification, notre conviction est que cette « technocratie » n’avait pas été suffisamment analysée dans sa nature même. C’est sur ce point que l’apport du concept d’expérimentation nous parait décisif.
La spécificité de cette « technocratie » est qu’elle repose sur un pouvoir quelque peu paradoxal. En effet, l’expertise sur laquelle se sont appuyées les autorités de gestion de la crise s’est révélée incertaine et controversée. Un court article de l’historienne des sciences Lorraine Daston, paru au début de la crise, résume bien ce point. Elle y partageait le fait qu’elle avait l’impression, avec l’apparition du Covid-19, d’être replongée dans l’atmosphère de son terrain d’étude, à savoir le début de la période moderne. Comme dans cette période, la Science au temps du Covid-19 tâtonne, se questionne, s’interroge. Elle allait jusqu’à parler d’un retour à un « moment d’empirisme zéro » : au début de la crise tout était à observer et à questionner. Tout était à trouver. Plus encore qu’un manque de connaissance, c’est à des incertitudes méthodologiques que les experts ont dû faire face. Comment produire la connaissance de ce qui nous arrivent ? Quelle méthodologie utiliser ? Quelles sont les disciplines scientifiques les plus à même de conseiller les autorités ? Plus concrètement, et à titre d’exemple, comment compter les morts liés au Covid-19 ?
Les autorités n’ont pas pu attendre d’obtenir un savoir stabilisé sur le virus pour lutter contre celui-ci. Elles ont pris des mesures, dès le début de la crise, sans la garantie d’un tel savoir. L’agir politique a pris la forme d’un agir expérimental, d’une dynamique de tâtonnement par essai et erreur. Si nous tenons au terme d’expérimentation, ce n’est pas seulement pour relever le fond d’incertitude de la gestion de la crise. C’est pour renvoyer au fait que l’agir politique, en plus de viser des objectifs précis de gestion des risques, était indissociablement une « observation provoquée ». Comme un enquêteur en laboratoire, l’action politique est une intervention qui cherche à produire de la connaissance. Le feedback des mesures permet de réajuster la gestion d’un phénomène. Comme le dit la philosophe Bernadette Bensaude-Vincent, avec le virus le laboratoire s’est élargi au monde entier.
Agir de manière expérimentale était sans nul doute nécessaire. Non seulement on ne pouvait pas attendre pour agir, mais il fallait pouvoir réviser ces actions et tenter d’apprendre des mesures adoptées. Par contre, on peut questionner la manière dont ces expérimentations ont été menées. C’est sur ce point que le concept d’expérimentation possède une force critique essentielle. Il permet de mettre en avant le fait que la population a été réduite au statut d’objet à protéger et d’objet de connaissance sur lesquels mener des expérimentations. Pourquoi avoir réduit la population à un objet d’expérience ? Les autorités occupaient seules la position de pilotage de cette dynamique d’expérimentation de solutions. Le pouvoir en place n’aurait-il pas gagné à faire des mouvements sociaux des co-expérimentateurs ? Le concept d’expérimentation permet donc à nos yeux de révéler la véritable nature de la technocratie à l’œuvre dans la gestion de la crise : elle réside moins dans la prétention à dire le vrai que dans la monopolisation du pouvoir d’expérimenter des solutions à la crise.
Quelle place donner au sujet de l’expérimentation, avec cette ambigüité sur le terme de sujet ? Comment reprend-on le pouvoir d’agir ?
Cela serait intéressant de relire un peu l’histoire des mouvements de patients, comme les mouvements de malades du Sida par exemple. Certains de ces mouvements ont développé une réelle expertise et ont pu pertinemment questionner les protocoles d’essais cliniques. Sans être professionnellement des chercheurs, des patients ont ainsi pu contribuer activement à des collectifs de recherche et occuper une place qu’on peut qualifier de « co-enquêteurs ». Je me souviens à ce propos de recherches passionnantes conduites par les sociologues Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes dans leur livre Agir dans un monde incertain. À titre d’exemple, ils rapportaient ainsi le cas d’un groupe de personnes atteintes du sida qui critiquait le protocole adopté pour tester l’efficacité d’une nouvelle molécule, en montrant que certaines catégories de malades ne sont pas représentées parmi les malades recrutés pour le test. L’histoire des mouvements de patients témoigne de nombreuses situations où les patients ont pu être sujet-acteur et non seulement sujet-objet d’une expérimentation. Cette histoire atteste donc que les patients ne sont pas sans pouvoir d’agir dans des collectifs de recherche.
Les expérimentations ne sont pas dépourvues de présupposés idéologiques qui président aux choix politiques : on n’a pas, par exemple, expérimenté de refinancer l’hôpital…
Votre remarque est intéressante. Elle met en avant avec pertinence le terme d’idéologie entendu ici disons au sens général de dissimulation de la réalité, parfois même aux yeux de l’idéologue lui-même. Si ce terme me semble utile ici, c’est parce que les politiques de gestion de la crise ne se sont jamais présentées comme des formes d’expérimentation. Masquant ou n’ayant pas conscience de leur réalité expérimentale, elles ont plutôt pris la forme d’une « planification » de sortie de crise et ont utilisé les chiffres, courbes et statistiques comme des outils de disciplinement de la population. Autrement dit, ces politiques ont fait comme si elles disposaient d’un savoir optimal de gestion de la crise. À titre d’exemple, la question du compte des morts a été extraite des controverses scientifiques pour constituer un point de stabilité et un horizon d’attente des membres de la société. Une telle gestion a eu une certaine efficacité : elle a permis d’éviter des situations de saturation des unités de soins intensifs. Mais masquer la dimension expérimentale des politiques n’est pas sans conséquences. Cela occulte le fait que toute action est une option parmi d’autres, un choix de sortie de la crise qui n’est pas neutre et qui peut privilégier un groupe social plutôt qu’un autre, un secteur plutôt qu’un autre…
À nouveau, un travail de réflexion devrait être mené ici. Est-ce que la gestion de la crise n’aurait pas gagné à reconnaître sa dimension expérimentale ? Les gouvernants n’auraient-ils pas dû communiquer plus précisément sur leurs objectifs, leurs hypothèses et les retours et apprentissages du terrain ? Le pouvoir de disciplinement de l’expertise semble avoir primé sur l’idée de communiquer sur l’expérimentation continue de solutions face à la crise.
Révéler la dimension expérimentale des politiques menées, cela aurait aussi permis d’inscrire la gestion de la crise dans l’histoire de l’expérimentation sur les êtres humains. Cette histoire, déjà longue, n’est pas qu’une histoire des méthodes et pratiques expérimentales (comment on a expérimenté sur les êtres humains, quelles sont les conceptions de la preuve, les méthodologies à privilégier, etc.). C’est indissociablement une histoire sociale des régulations éthiques et juridiques de ces pratiques. Cette histoire ne renvoie donc pas qu’à des découvertes scientifiques et techniques mais à des moments comme celui du procès de Nuremberg ou le scandale de Tuskegee aux USA et à des déclarations comme celle d’Helsinki, à des principes et règles éthiques et juridiques. De nombreux articles pendant la crise ont ainsi rappelé que la recherche de traitement pendant une crise comme celle que nous vivons ne devait pas conduire à dégrader l’éthique des essais cliniques. Autrement dit, ces articles ont rappelé qu’il était inacceptable de tester des traitements contre le Covid-19 en ne respectant pas les règles de base de l’éthique de la recherche.
En révélant la dimension expérimentale des politiques menées, n’aurait-il pas été possible d’ouvrir plus généralement la question d’une éthique de l’expérimentation de solutions à la crise ? Au-delà de l’éthique, ne faudrait-il pas penser les conditions d’un « expérimentalisme démocratique », pour le dire en reprenant une expression d’auteurs se revendiquant du pragmatisme philosophique ?
Il serait intéressant à ce sujet de se pencher sur les réflexions ouvertes par le droit à l’expérimentation en France. L’expérimentation y est reconnue par un droit qui est entré dans la constitution en 2003 et qui précise les conditions de dérogation à des normes générales pour pouvoir, un temps donné, expérimenter une mesure dans une région, sur un territoire ou une localité, afin de pouvoir en tester son efficacité et son intérêt, afin d’éventuellement la généraliser.
L’expérimentation est souvent mise en avant en France comme un nouveau référentiel pour les politiques publiques, notamment en matière d’innovation technologique. Je pense ici à Laura Létourneau qui a écrit un livre (avec Clément Bertholet), Ubérisons l’État avant que d’autres s’en chargent (Armand Collin, 2017) et qui a des responsabilités importantes en tant que haut fonctionnaire dans la réflexion sur le virage numérique en santé. Dans ce livre, elle mettait en avant le fait que face à des technologies émergentes, on ne peut anticiper tous les bénéfices et risques d’une technologie en laboratoire. Il faut pouvoir les expérimenter en situation réelle, mais de manière contrôlée. Cédric Villani, qui a signé comme député un rapport sur l’éthique de l’intelligence artificielle préconisait également une telle méthodologie. Pour lui, pour pouvoir évaluer l’intelligence artificielle en santé, il faudrait pouvoir l’expérimenter dans des environnements réels du soin, de manière bien entendu contrôlée, afin de la tester et d’obtenir un feedback des usagers et parties prenantes de ces dispositifs. Le Conseil d’État français dans son étude sur le droit à l’expérimentation souligne même que l’expérimentation permettrait d’associer les citoyens à l’élaboration des politiques publiques.
Il faudrait mener des enquêtes de fond centrées autour de cas d’études concrets pour analyser si ces expériences françaises rapportent véritablement une forme d’expérimentalisme démocratique ou si l’expérimentation ne constitue finalement que le nouveau buzzword visant à relégitimer l’action publique. J’ai mentionné ici ces réflexions parce qu’elles ont au moins le mérite de « politiser » l’expérimentation. Au moins permettent-elles d’ouvrir le débat sur la démocratisation de l’expérimentation continue du monde.
L’expérimentation de technologies numériques en matière de santé présente-elle des spécificités ? Quels rôles a‑t-elle joués pendant la crise ?
Pour gérer la crise, un arsenal très large d’outils et de dispositifs a été constitué. Il y a des technologies très rudimentaires qui ont joué et continuent de jouer un rôle central, comme le masque. Mais à côté de celles-ci, des technologies beaucoup plus sophistiquées et récentes ont aussi été mobilisées. Le numérique a ainsi été mis fortement à contribution dans des domaines très nombreux. Il a permis de produire des modélisations de l’évolution de la courbe de contamination. Le numérique a également rendu possible la pratique à très large échelle de la « télémédecine » ou médecine à distance. On peut également penser aux applications de traçage numérique des patients, etc.
Ce qu’il est intéressant de relever, c’est que parmi l’arsenal numérique utilisé pendant la crise, il y a des technologies dont la maîtrise diffère fortement. Pour le dire plus simplement, certains des usages du numérique pendant la crise étaient connus et pratiqués depuis longtemps alors que certaines technologies numériques ont été implémentées pour la première fois à cette occasion. Ce point n’est pas anecdotique. Cela signifie qu’on a utilisé des technologies de manière expérimentale à l’échelle de la société tout entière !
C’est ce que mettait en avant un des avis du « Comité national pilote d’éthique du numérique » en France, au sujet des applications de traçage numérique. Ces applications ont bien été expérimentées dans un environnement contrôlé avant d’être généralisées. Néanmoins, le comité soulignait le fait que les expérimentations préalables de telles applications se heurtent bien souvent à des limites de choix et de taille de l’échantillon, de même qu’à des limites de temps pour les conduire. Pour ce comité, une expérimentation précipitée et une validation insuffisante peuvent avoir pour effet de nuire à l’efficacité de l’application et d’induire par exemple un débordement du système de tests médicaux par des faux positifs (notifiés mais testés négativement par la suite). L’inefficacité de l’application peut également avoir pour effet d’affecter la confiance dans la gestion de la crise. On pourrait rajouter le fait que l’usage de ces nouvelles applications à l’échelle de la société tout entière a des effets secondaires qui ne se révèleront qu’a posteriori. En effet, personne ne sait a priori quels sont les multiples effets sociaux de l’utilisation de telles technologies. Dans une logique qui ne dit pas son nom mais qui est expérimentale, on a donc généralisé l’usage de technologies dont on ne connaît pas les multiples effets.
Comment l’éducation populaire ou permanente peut-elle constituer une réponse aux enjeux que vous avez soulevés dans le cadre de cet entretien ?
J’ai l’impression que c’est dans l’ADN de l’éducation permanente d’être motivée par ce geste de démentir les discours qui cherchent à faire taire la société civile : « vous n’avez pas les compétences », « vous n’y connaissez rien », « cela va être pire si vous mettez votre nez là-dedans », etc. L’éducation permanente ne part-t-elle pas du pari de l’intelligence collective ? Ne peut-elle pas ouvrir une alternative à cette dynamique d’expérimentalisme aveugle et tâtonnant ? L’éducation permanente n’a‑t-elle pas depuis toujours, bien avant la crise ou le développement de technologies innovantes, défendu le pouvoir d’enquête collaborative de la société civile ?
Pour terminer, je voudrais évoquer un dernier apport de l’éducation permanente. Le philosophe Marc Maesschalck, dans une analyse récente, a tenté de prendre la mesure des conséquences de la crise sur la démocratie. Pour lui, la gestion de la crise aura eu pour effet de restreindre l’ordre politique à sa forme la plus contestée intellectuellement et socialement depuis quarante ans, à savoir la structure d’une démocratie de représentation et de surveillance. Le confinement n’aura pas seulement restreint des libertés individuelles, il s’est traduit par la mise en suspens de ce que des philosophes politiques appellent « l’espace public », ce dernier n’existant plus que sous une forme virtualisée. Pour être plus concret, on peut dire que les autorités de gestion de la crise ont mis à l’arrière-plan, voire ont suspendu, les espaces et acteurs intermédiaires. Entre les gouvernants et les experts d’un côté, et les individus de l’autre, regroupés sous le seul format de la « population » au sens épidémiologique du terme, toutes les médiations de la société civile ont été fragilisées. Sur ce point l’éducation permanente constitue une force critique essentielle. Elle nous rappelle l’importance des médiations et action collectives. Elle nous rappelle qu’il n’existe pas de société démocratique sans une société civile critique.