Entretien avec Alain Loute

Penser les conditions d’un expérimentalisme démocratique

Illustration : Vanya Michel

Alain Loute est phi­lo­sophe de for­ma­tion, pro­fes­seur d’éthique cli­nique et inter­ve­nant auprès d’organisations diverses. Il est actuel­le­ment en poste à la facul­té de méde­cine de l’UCLouvain. Pré­cé­dem­ment maître de confé­rences au centre d’éthique médi­cale de l’Université catho­lique de Lille, il s’est inté­res­sé aux ques­tions éthiques et poli­tiques liées aux inno­va­tions et usages du numé­rique dans le domaine de la san­té. C’est autour de la notion d’expérimentation, ce qu’elle per­met de pen­ser et les ques­tions qu’elle sou­lève pour une meilleure com­pré­hen­sion des poli­tiques mises en œuvre pen­dant la crise du covid, que nous nous sommes entretenus.

Il existe différentes définitions de ce que serait une « démocratie sanitaire », mais on peut dire rapidement que c’est un ensemble de pratiques qui cherchent, d’une manière ou d’une autre, à associer les populations ou groupes de population aux décisions concernant la santé. Pensez-vous que la gestion de la crise du Covid-19 a mis à mal la pratique de la démocratie sanitaire, laissant le monopole de la parole à certains ?

C’est un fait avé­ré par des enquêtes menées par des asso­cia­tions de patientes comme France Assos San­té ou la Ligue contre le Can­cer : la démo­cra­tie sani­taire a été lit­té­ra­le­ment mise entre paren­thèses. Les repré­sen­tantes des usa­gers du sys­tème de san­té ont été très peu consul­tées durant les pre­mières semaines, mois, de la crise sani­taire. L’information était uni­que­ment descendante.

Quelles leçons tirer de cet état de fait ? Plu­sieurs tâches et ques­tions s’imposent à la lec­ture de celui-ci. Tout d’abord, il fau­dra pou­voir éva­luer ce choix de ne pas avoir impli­qué davan­tage les patients et repré­sen­tants des usa­gers. On a sou­vent pu entendre que le temps de l’urgence jus­ti­fiait la sus­pen­sion du temps de la déli­bé­ra­tion. Ce serait par effi­ca­ci­té que la démo­cra­tie sani­taire a été réduite à sa plus stricte expres­sion. C’est un argu­ment qui a été avan­cé dans d’autres champs de réa­li­sa­tion de l’idéal démo­cra­tique, comme celui de la démo­cra­tie sociale et éco­no­mique. Des per­ma­nents syn­di­caux m’ont ain­si rap­por­té que la concer­ta­tion sociale avait été réduite au plus fort de la crise, avec cette jus­ti­fi­ca­tion par un argu­ment d’efficacité.

Cet argu­ment devra être éva­lué. Pour­quoi ne pas avoir parié sur l’efficacité de la démo­cra­tie sani­taire et sociale ? On aurait pu faire d’un autre pari, à savoir que la concer­ta­tion peut être gage d’une adhé­sion plus grande et durable de la popu­la­tion aux mesures, mais aus­si d’une plus grande effi­ca­ci­té de la ges­tion d’une crise que l’on sait mul­ti­fac­to­rielle, dans un contexte d’incertitude qui pré­vaut encore maintenant.

Cette mise entre paren­thèses de la démo­cra­tie sani­taire pose, plus fon­da­men­ta­le­ment, une ques­tion sur la signi­fi­ca­tion même de la démo­cra­tie. Quel est le sens d’une démo­cra­tie qui se voit sus­pen­due dans les moments de crise ? Ceux-ci ne consti­tuent-ils pas des moments où se des­sine au plus fort le deve­nir d’une collectivité ?

Un autre tra­vail d’évaluation s’impose à nous : qu’est-ce que la crise sani­taire nous apprend sur la démo­cra­tie sani­taire « en acte », sur son état effec­tif ? Pour reprendre un terme qui a sou­vent été uti­li­sé dans l’analyse de la crise, qu’est-ce que la crise « révèle » de l’état de notre démo­cra­tie ? Ce qui me frappe, c’est la faci­li­té avec laquelle cette démo­cra­tie sani­taire a pu être mise en sus­pens. Un des élé­ments qui explique sans doute cela, c’est le fait que la popu­la­tion a glo­ba­le­ment et mas­si­ve­ment accep­té de suivre les injonc­tions des auto­ri­tés. Mais si la démo­cra­tie sani­taire a pu être mise entre paren­thèses si faci­le­ment, n’est-ce pas éga­le­ment parce qu’elle ne pesait pas tant que cela sur la gou­ver­nance du sys­tème de san­té ? Cette crise sani­taire ne révèle-t-elle pas que les dif­fé­rents droits et dis­po­si­tifs ins­ti­tu­tion­nels qui se reven­diquent de la démo­cra­tie sani­taire ne per­mettent pas réel­le­ment aux usa­gers du sys­tème de san­té de par­ti­ci­per col­lec­ti­ve­ment à sa gou­ver­nance, mais visent plu­tôt à infor­mer, voire à res­pon­sa­bi­li­ser les individus ?

Vous développez l’idée que les autorités ont été amenées à « expérimenter ». Sans doute n’ont-elles pas eu d’autre choix que d’expérimenter vu la nature du problème auquel elles faisaient face. Par contre vous critiquez le fait qu’elles ne nous ont pas associés aux conditions d’expérimentation. Pourriez-vous revenir sur cette idée ?

Avec un col­lègue phi­lo­sophe, Andrea Cavaz­zi­ni, nous avons récem­ment coor­don­né une publi­ca­tion col­lec­tive autour du concept d’expérimentation. Ce der­nier concept nous semble par­ti­cu­liè­re­ment utile pour ana­ly­ser la crise. Pour­quoi ? En écho avec le constat de la mise en sus­pens de la démo­cra­tie sani­taire, des voix se sont éle­vées pour dénon­cer la ges­tion tech­no­cra­tique de la crise sani­taire. Au-delà de sa cri­tique ou de sa jus­ti­fi­ca­tion, notre convic­tion est que cette « tech­no­cra­tie » n’avait pas été suf­fi­sam­ment ana­ly­sée dans sa nature même. C’est sur ce point que l’apport du concept d’expérimentation nous parait décisif.

La spé­ci­fi­ci­té de cette « tech­no­cra­tie » est qu’elle repose sur un pou­voir quelque peu para­doxal. En effet, l’expertise sur laquelle se sont appuyées les auto­ri­tés de ges­tion de la crise s’est révé­lée incer­taine et contro­ver­sée. Un court article de l’historienne des sciences Lor­raine Das­ton, paru au début de la crise, résume bien ce point. Elle y par­ta­geait le fait qu’elle avait l’impression, avec l’apparition du Covid-19, d’être replon­gée dans l’atmosphère de son ter­rain d’étude, à savoir le début de la période moderne. Comme dans cette période, la Science au temps du Covid-19 tâtonne, se ques­tionne, s’interroge. Elle allait jusqu’à par­ler d’un retour à un « moment d’empirisme zéro » : au début de la crise tout était à obser­ver et à ques­tion­ner. Tout était à trou­ver. Plus encore qu’un manque de connais­sance, c’est à des incer­ti­tudes métho­do­lo­giques que les experts ont dû faire face. Com­ment pro­duire la connais­sance de ce qui nous arrivent ? Quelle métho­do­lo­gie uti­li­ser ? Quelles sont les dis­ci­plines scien­ti­fiques les plus à même de conseiller les auto­ri­tés ? Plus concrè­te­ment, et à titre d’exemple, com­ment comp­ter les morts liés au Covid-19 ?

Les auto­ri­tés n’ont pas pu attendre d’obtenir un savoir sta­bi­li­sé sur le virus pour lut­ter contre celui-ci. Elles ont pris des mesures, dès le début de la crise, sans la garan­tie d’un tel savoir. L’agir poli­tique a pris la forme d’un agir expé­ri­men­tal, d’une dyna­mique de tâton­ne­ment par essai et erreur. Si nous tenons au terme d’expé­ri­men­ta­tion, ce n’est pas seule­ment pour rele­ver le fond d’incertitude de la ges­tion de la crise. C’est pour ren­voyer au fait que l’agir poli­tique, en plus de viser des objec­tifs pré­cis de ges­tion des risques, était indis­so­cia­ble­ment une « obser­va­tion pro­vo­quée ». Comme un enquê­teur en labo­ra­toire, l’action poli­tique est une inter­ven­tion qui cherche à pro­duire de la connais­sance. Le feed­back des mesures per­met de réajus­ter la ges­tion d’un phé­no­mène. Comme le dit la phi­lo­sophe Ber­na­dette Ben­saude-Vincent, avec le virus le labo­ra­toire s’est élar­gi au monde entier.

Agir de manière expé­ri­men­tale était sans nul doute néces­saire. Non seule­ment on ne pou­vait pas attendre pour agir, mais il fal­lait pou­voir révi­ser ces actions et ten­ter d’apprendre des mesures adop­tées. Par contre, on peut ques­tion­ner la manière dont ces expé­ri­men­ta­tions ont été menées. C’est sur ce point que le concept d’expérimentation pos­sède une force cri­tique essen­tielle. Il per­met de mettre en avant le fait que la popu­la­tion a été réduite au sta­tut d’objet à pro­té­ger et d’objet de connais­sance sur les­quels mener des expé­ri­men­ta­tions. Pour­quoi avoir réduit la popu­la­tion à un objet d’expérience ? Les auto­ri­tés occu­paient seules la posi­tion de pilo­tage de cette dyna­mique d’expérimentation de solu­tions. Le pou­voir en place n’aurait-il pas gagné à faire des mou­ve­ments sociaux des co-expé­ri­men­ta­teurs ? Le concept d’expérimentation per­met donc à nos yeux de révé­ler la véri­table nature de la tech­no­cra­tie à l’œuvre dans la ges­tion de la crise : elle réside moins dans la pré­ten­tion à dire le vrai que dans la mono­po­li­sa­tion du pou­voir d’expérimenter des solu­tions à la crise.

Quelle place donner au sujet de l’expérimentation, avec cette ambigüité sur le terme de sujet ? Comment reprend-on le pouvoir d’agir ?

Cela serait inté­res­sant de relire un peu l’histoire des mou­ve­ments de patients, comme les mou­ve­ments de malades du Sida par exemple. Cer­tains de ces mou­ve­ments ont déve­lop­pé une réelle exper­tise et ont pu per­ti­nem­ment ques­tion­ner les pro­to­coles d’essais cli­niques. Sans être pro­fes­sion­nel­le­ment des cher­cheurs, des patients ont ain­si pu contri­buer acti­ve­ment à des col­lec­tifs de recherche et occu­per une place qu’on peut qua­li­fier de « co-enquê­teurs ». Je me sou­viens à ce pro­pos de recherches pas­sion­nantes conduites par les socio­logues Michel Cal­lon, Pierre Las­coumes et Yan­nick Barthes dans leur livre Agir dans un monde incer­tain. À titre d’exemple, ils rap­por­taient ain­si le cas d’un groupe de per­sonnes atteintes du sida qui cri­ti­quait le pro­to­cole adop­té pour tes­ter l’efficacité d’une nou­velle molé­cule, en mon­trant que cer­taines caté­go­ries de malades ne sont pas repré­sen­tées par­mi les malades recru­tés pour le test. L’histoire des mou­ve­ments de patients témoigne de nom­breuses situa­tions où les patients ont pu être sujet-acteur et non seule­ment sujet-objet d’une expé­ri­men­ta­tion. Cette his­toire atteste donc que les patients ne sont pas sans pou­voir d’agir dans des col­lec­tifs de recherche.

Les expérimentations ne sont pas dépourvues de présupposés idéologiques qui président aux choix politiques : on n’a pas, par exemple, expérimenté de refinancer l’hôpital…

Votre remarque est inté­res­sante. Elle met en avant avec per­ti­nence le terme d’idéologie enten­du ici disons au sens géné­ral de dis­si­mu­la­tion de la réa­li­té, par­fois même aux yeux de l’idéologue lui-même. Si ce terme me semble utile ici, c’est parce que les poli­tiques de ges­tion de la crise ne se sont jamais pré­sen­tées comme des formes d’expérimentation. Mas­quant ou n’ayant pas conscience de leur réa­li­té expé­ri­men­tale, elles ont plu­tôt pris la forme d’une « pla­ni­fi­ca­tion » de sor­tie de crise et ont uti­li­sé les chiffres, courbes et sta­tis­tiques comme des outils de dis­ci­pli­ne­ment de la popu­la­tion. Autre­ment dit, ces poli­tiques ont fait comme si elles dis­po­saient d’un savoir opti­mal de ges­tion de la crise. À titre d’exemple, la ques­tion du compte des morts a été extraite des contro­verses scien­ti­fiques pour consti­tuer un point de sta­bi­li­té et un hori­zon d’attente des membres de la socié­té. Une telle ges­tion a eu une cer­taine effi­ca­ci­té : elle a per­mis d’éviter des situa­tions de satu­ra­tion des uni­tés de soins inten­sifs. Mais mas­quer la dimen­sion expé­ri­men­tale des poli­tiques n’est pas sans consé­quences. Cela occulte le fait que toute action est une option par­mi d’autres, un choix de sor­tie de la crise qui n’est pas neutre et qui peut pri­vi­lé­gier un groupe social plu­tôt qu’un autre, un sec­teur plu­tôt qu’un autre…

À nou­veau, un tra­vail de réflexion devrait être mené ici. Est-ce que la ges­tion de la crise n’aurait pas gagné à recon­naître sa dimen­sion expé­ri­men­tale ? Les gou­ver­nants n’auraient-ils pas dû com­mu­ni­quer plus pré­ci­sé­ment sur leurs objec­tifs, leurs hypo­thèses et les retours et appren­tis­sages du ter­rain ? Le pou­voir de dis­ci­pli­ne­ment de l’expertise semble avoir pri­mé sur l’idée de com­mu­ni­quer sur l’expérimentation conti­nue de solu­tions face à la crise.

Révé­ler la dimen­sion expé­ri­men­tale des poli­tiques menées, cela aurait aus­si per­mis d’inscrire la ges­tion de la crise dans l’histoire de l’expérimentation sur les êtres humains. Cette his­toire, déjà longue, n’est pas qu’une his­toire des méthodes et pra­tiques expé­ri­men­tales (com­ment on a expé­ri­men­té sur les êtres humains, quelles sont les concep­tions de la preuve, les métho­do­lo­gies à pri­vi­lé­gier, etc.). C’est indis­so­cia­ble­ment une his­toire sociale des régu­la­tions éthiques et juri­diques de ces pra­tiques. Cette his­toire ne ren­voie donc pas qu’à des décou­vertes scien­ti­fiques et tech­niques mais à des moments comme celui du pro­cès de Nurem­berg ou le scan­dale de Tus­ke­gee aux USA et à des décla­ra­tions comme celle d’Helsinki, à des prin­cipes et règles éthiques et juri­diques. De nom­breux articles pen­dant la crise ont ain­si rap­pe­lé que la recherche de trai­te­ment pen­dant une crise comme celle que nous vivons ne devait pas conduire à dégra­der l’éthique des essais cli­niques. Autre­ment dit, ces articles ont rap­pe­lé qu’il était inac­cep­table de tes­ter des trai­te­ments contre le Covid-19 en ne res­pec­tant pas les règles de base de l’éthique de la recherche.

En révé­lant la dimen­sion expé­ri­men­tale des poli­tiques menées, n’aurait-il pas été pos­sible d’ouvrir plus géné­ra­le­ment la ques­tion d’une éthique de l’expérimentation de solu­tions à la crise ? Au-delà de l’éthique, ne fau­drait-il pas pen­ser les condi­tions d’un « expé­ri­men­ta­lisme démo­cra­tique », pour le dire en repre­nant une expres­sion d’auteurs se reven­di­quant du prag­ma­tisme philosophique ?

Il serait inté­res­sant à ce sujet de se pen­cher sur les réflexions ouvertes par le droit à l’expérimentation en France. L’expérimentation y est recon­nue par un droit qui est entré dans la consti­tu­tion en 2003 et qui pré­cise les condi­tions de déro­ga­tion à des normes géné­rales pour pou­voir, un temps don­né, expé­ri­men­ter une mesure dans une région, sur un ter­ri­toire ou une loca­li­té, afin de pou­voir en tes­ter son effi­ca­ci­té et son inté­rêt, afin d’éventuellement la généraliser.

L’expérimentation est sou­vent mise en avant en France comme un nou­veau réfé­ren­tiel pour les poli­tiques publiques, notam­ment en matière d’innovation tech­no­lo­gique. Je pense ici à Lau­ra Létour­neau qui a écrit un livre (avec Clé­ment Ber­tho­let), Ubé­ri­sons l’État avant que d’autres s’en chargent (Armand Col­lin, 2017) et qui a des res­pon­sa­bi­li­tés impor­tantes en tant que haut fonc­tion­naire dans la réflexion sur le virage numé­rique en san­té. Dans ce livre, elle met­tait en avant le fait que face à des tech­no­lo­gies émer­gentes, on ne peut anti­ci­per tous les béné­fices et risques d’une tech­no­lo­gie en labo­ra­toire. Il faut pou­voir les expé­ri­men­ter en situa­tion réelle, mais de manière contrô­lée. Cédric Vil­la­ni, qui a signé comme dépu­té un rap­port sur l’éthique de l’intelligence arti­fi­cielle pré­co­ni­sait éga­le­ment une telle métho­do­lo­gie. Pour lui, pour pou­voir éva­luer l’intelligence arti­fi­cielle en san­té, il fau­drait pou­voir l’expérimenter dans des envi­ron­ne­ments réels du soin, de manière bien enten­du contrô­lée, afin de la tes­ter et d’obtenir un feed­back des usa­gers et par­ties pre­nantes de ces dis­po­si­tifs. Le Conseil d’État fran­çais dans son étude sur le droit à l’expérimentation sou­ligne même que l’expérimentation per­met­trait d’associer les citoyens à l’élaboration des poli­tiques publiques.

Il fau­drait mener des enquêtes de fond cen­trées autour de cas d’études concrets pour ana­ly­ser si ces expé­riences fran­çaises rap­portent véri­ta­ble­ment une forme d’expérimentalisme démo­cra­tique ou si l’expérimentation ne consti­tue fina­le­ment que le nou­veau buzz­word visant à relé­gi­ti­mer l’action publique. J’ai men­tion­né ici ces réflexions parce qu’elles ont au moins le mérite de « poli­ti­ser » l’expérimentation. Au moins per­mettent-elles d’ouvrir le débat sur la démo­cra­ti­sa­tion de l’expérimentation conti­nue du monde.

L’expérimentation de technologies numériques en matière de santé présente-elle des spécificités ? Quels rôles a‑t-elle joués pendant la crise ?

Pour gérer la crise, un arse­nal très large d’outils et de dis­po­si­tifs a été consti­tué. Il y a des tech­no­lo­gies très rudi­men­taires qui ont joué et conti­nuent de jouer un rôle cen­tral, comme le masque. Mais à côté de celles-ci, des tech­no­lo­gies beau­coup plus sophis­ti­quées et récentes ont aus­si été mobi­li­sées. Le numé­rique a ain­si été mis for­te­ment à contri­bu­tion dans des domaines très nom­breux. Il a per­mis de pro­duire des modé­li­sa­tions de l’évolution de la courbe de conta­mi­na­tion. Le numé­rique a éga­le­ment ren­du pos­sible la pra­tique à très large échelle de la « télé­mé­de­cine » ou méde­cine à dis­tance. On peut éga­le­ment pen­ser aux appli­ca­tions de tra­çage numé­rique des patients, etc.

Ce qu’il est inté­res­sant de rele­ver, c’est que par­mi l’arsenal numé­rique uti­li­sé pen­dant la crise, il y a des tech­no­lo­gies dont la maî­trise dif­fère for­te­ment. Pour le dire plus sim­ple­ment, cer­tains des usages du numé­rique pen­dant la crise étaient connus et pra­ti­qués depuis long­temps alors que cer­taines tech­no­lo­gies numé­riques ont été implé­men­tées pour la pre­mière fois à cette occa­sion. Ce point n’est pas anec­do­tique. Cela signi­fie qu’on a uti­li­sé des tech­no­lo­gies de manière expé­ri­men­tale à l’échelle de la socié­té tout entière !

C’est ce que met­tait en avant un des avis du « Comi­té natio­nal pilote d’éthique du numé­rique » en France, au sujet des appli­ca­tions de tra­çage numé­rique. Ces appli­ca­tions ont bien été expé­ri­men­tées dans un envi­ron­ne­ment contrô­lé avant d’être géné­ra­li­sées. Néan­moins, le comi­té sou­li­gnait le fait que les expé­ri­men­ta­tions préa­lables de telles appli­ca­tions se heurtent bien sou­vent à des limites de choix et de taille de l’échantillon, de même qu’à des limites de temps pour les conduire. Pour ce comi­té, une expé­ri­men­ta­tion pré­ci­pi­tée et une vali­da­tion insuf­fi­sante peuvent avoir pour effet de nuire à l’efficacité de l’application et d’induire par exemple un débor­de­ment du système de tests médicaux par des faux posi­tifs (notifiés mais testés négativement par la suite). L’inefficacité de l’application peut éga­le­ment avoir pour effet d’affecter la confiance dans la ges­tion de la crise. On pour­rait rajou­ter le fait que l’usage de ces nou­velles appli­ca­tions à l’échelle de la socié­té tout entière a des effets secon­daires qui ne se révè­le­ront qu’a pos­te­rio­ri. En effet, per­sonne ne sait a prio­ri quels sont les mul­tiples effets sociaux de l’utilisation de telles tech­no­lo­gies. Dans une logique qui ne dit pas son nom mais qui est expé­ri­men­tale, on a donc géné­ra­li­sé l’usage de tech­no­lo­gies dont on ne connaît pas les mul­tiples effets.

Comment l’éducation populaire ou permanente peut-elle constituer une réponse aux enjeux que vous avez soulevés dans le cadre de cet entretien ?

J’ai l’impression que c’est dans l’ADN de l’éducation per­ma­nente d’être moti­vée par ce geste de démen­tir les dis­cours qui cherchent à faire taire la socié­té civile : « vous n’avez pas les com­pé­tences », « vous n’y connais­sez rien », « cela va être pire si vous met­tez votre nez là-dedans », etc. L’éducation per­ma­nente ne part-t-elle pas du pari de l’intelligence col­lec­tive ? Ne peut-elle pas ouvrir une alter­na­tive à cette dyna­mique d’expérimentalisme aveugle et tâton­nant ? L’éducation per­ma­nente n’a‑t-elle pas depuis tou­jours, bien avant la crise ou le déve­lop­pe­ment de tech­no­lo­gies inno­vantes, défen­du le pou­voir d’enquête col­la­bo­ra­tive de la socié­té civile ?

Pour ter­mi­ner, je vou­drais évo­quer un der­nier apport de l’éducation per­ma­nente. Le phi­lo­sophe Marc Maes­schalck, dans une ana­lyse récente, a ten­té de prendre la mesure des consé­quences de la crise sur la démo­cra­tie. Pour lui, la ges­tion de la crise aura eu pour effet de res­treindre l’ordre poli­tique à sa forme la plus contes­tée intel­lec­tuel­le­ment et socia­le­ment depuis qua­rante ans, à savoir la struc­ture d’une démo­cra­tie de repré­sen­ta­tion et de sur­veillance. Le confi­ne­ment n’aura pas seule­ment res­treint des liber­tés indi­vi­duelles, il s’est tra­duit par la mise en sus­pens de ce que des phi­lo­sophes poli­tiques appellent « l’espace public », ce der­nier n’existant plus que sous une forme vir­tua­li­sée. Pour être plus concret, on peut dire que les auto­ri­tés de ges­tion de la crise ont mis à l’arrière-plan, voire ont sus­pen­du, les espaces et acteurs inter­mé­diaires. Entre les gou­ver­nants et les experts d’un côté, et les indi­vi­dus de l’autre, regrou­pés sous le seul for­mat de la « popu­la­tion » au sens épi­dé­mio­lo­gique du terme, toutes les média­tions de la socié­té civile ont été fra­gi­li­sées. Sur ce point l’éducation per­ma­nente consti­tue une force cri­tique essen­tielle. Elle nous rap­pelle l’importance des média­tions et action col­lec­tives. Elle nous rap­pelle qu’il n’existe pas de socié­té démo­cra­tique sans une socié­té civile critique.

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