Une jeunesse entre 3 jours et 33 ans ?

Illustration : Vanya Michel

Au-delà de ses aspects stric­te­ment bio­lo­giques, l’âge et les dif­fé­rentes étapes qui scandent une exis­tence relèvent de la construc­tion sociale. Comme l’identité sexuelle, les concep­tions de la jeu­nesse ou de la vieillesse ne sont pas que des phé­no­mènes natu­rels. Elles s’ancrent en pro­fon­deur dans les dif­fé­rentes cultures qui innervent tant la géo­gra­phie que l’histoire humaine. Pour l’exprimer en une for­mule cano­nique, celle de Pierre Bour­dieu : « la jeu­nesse n’est qu’un mot ». Cela signi­fie que les fron­tières entre les âges sont d’abord l’enjeu d’un arbi­traire social et de luttes entre les dif­fé­rents groupes sociaux. Au risque de cari­ca­tu­rer le pro­pos, oppo­sons la jeu­nesse de cer­tains peuples pre­miers qui durent trois jours, soit le temps des ini­tia­tions qui trans­forment en quelques rites l’enfant en adulte, et celle des pays, dits déve­lop­pés, où « l’adulescence », cette période inter­mé­diaire entre l’adolescence, une créa­tion moderne, et l’âge adulte peut s’étirer par­fois sur des décen­nies. Non plus de 7 à 77 ans comme Tin­tin, mais de 3 jours à 33 ans selon les lati­tudes, les situa­tions sociales ou les époques.

Et, face à l’éternel débat entre le jeu­nisme et la vieillesse, ce nau­frage selon les uns, ce sau­ve­tage selon les autres, rap­pe­lons que cette que­relle se déroule depuis des mil­lé­naires. Ain­si, à Athènes, au 5e siècle avant JC, Solon, le sage, célèbre le grand âge. « Je deviens vieux en conti­nuant à apprendre » clame-t-il face au poète Mim­nerme de Colo­phon qui hon­nit le grand âge, ce mal éter­nel, « plus gla­cial que la mort ». Pour Aris­tote, comme pour Romain Gary, la vieillesse n’est jamais admi­rable. En revanche, pour Cicé­ron, Plo­tin ou Kant, elle coïn­cide avec un esprit élar­gi, une récom­pense ou une sagesse. « La perte d’éner­gie est com­pen­sée par la luci­di­té et l’expérience » écrit Pierre-Hen­ri Tavoillot. « La vieillesse a pour jouis­sance de n’en dési­rer aucune » affir­mait Sénèque.

Mais aujourd’hui ? Avec l’allongement conti­nu de l’espérance de vie, à quel âge devient-on vieux ? 75 ans en moyenne selon les son­dages mais 35 ans pour Aris­tote, 40 pour Mon­taigne ou 80 pour Caton, ce romain de l’ère antique. Rap­pe­lons ici les scan­da­leuses inéga­li­tés quant à l’espérance de vie moyenne des peuples d’aujourd’hui : 83,7 ans au Japon contre 50,1 ans en Sier­ra Leone, selon les der­nières sta­tis­tiques de l’OMS. Soit 33 ans de por­tion de vie en moins si on naît dans ce petit pays d’Afrique ! En Bel­gique aus­si, il y a de fortes dis­pa­ri­tés quant à l’espérance de vie, plu­sieurs années, en fonc­tion de la classe sociale, du niveau de diplôme ou du fait d’être loca­taire ou pro­prié­taire de son logement.

Retour à la ter­mi­no­lo­gie. Entre un spor­tif de haut niveau qui est vieux très jeune et l’âge moyen de la grand-paren­ta­li­té (54 ans), le grand âge est deve­nu plu­riel. Il a consi­dé­ra­ble­ment com­plexi­fié la triade enfance, matu­ri­té et vieillesse. Entre l’épanouissement du néo­re­trai­té, le drame des malades Alz­hei­mer, les 3e et les 4e âge, les seniors ou « l’été indien » de l’existence, peu importe les déno­mi­na­tions, il y a un brouillage des repères et une démul­ti­pli­ca­tion des gram­maires du cré­pus­cule. Nous avons bas­cu­lé d’un court fleuve intran­quille à un long tor­rent tumultueux.

N’en déplaise au nou­vel « mana­ge­ment » néo­li­bé­ral des âges. Au sein des entre­prises, adeptes de la théo­rie de « l’âge par­fait », on est désor­mais clas­sé comme junior, avant 30 ans, puis senior, après 30 ans. Une acmé de la vie qui rime avec dyna­misme, enthou­siasme, ren­ta­bi­li­té et doci­li­té. L’ordre domi­nant du monde assigne désor­mais à chaque âge sa place et ses qua­li­tés : l’imagination de l’enfant, la révolte de l’adolescent, la res­pon­sa­bi­li­té de l’adulte et, enfin, la sagesse du vieillard. Un séquen­çage des exis­tences qui nor­ma­lise les indi­vi­dus et légi­time toutes les dominations.

Cet allon­ge­ment des âges de la vie, cette « brève éter­ni­té », se tra­duit par trente années en plus depuis 1900, soit la tota­li­té d’une vie moyenne au 12e siècle. Cet éti­re­ment du temps recèle de pro­fondes trans­for­ma­tions anthro­po­lo­giques. « Pour l’adolescent inuit en Nike avec sa X‑Box et ses vidéo game, le papy chas­seur de phoque est un mar­tien inutile. L’ado à prothèses n’a plus besoin d’apprendre à chas­ser sur la ban­quise parce qu’il n’a plus besoin d’huile de phoque pour se nour­rir et s’éclairer » écrit Régis Debray. Ren­ver­se­ment des chaines de trans­mis­sion dans la dévo­lu­tion immé­mo­riale des générations.

Même si il convient de res­ter nuan­cé sur ces bou­le­ver­se­ments cultu­rels, comme par exemple les frac­tures numé­riques qui peuvent affec­ter les per­sonnes âgées, et sin­gu­liè­re­ment les plus modestes, ce ren­ver­se­ment est spec­ta­cu­laire et n’a pas d’équivalent dans le pas­sé. L’affranchissement de « la loi des pères », « où le jeune se débrouille mieux que l’ancien, où le petit est plus savant et plus expert que le grand » est une pre­mière dans le long dérou­lé des civilisations.

La recon­fi­gu­ra­tion des étapes et des par­cours de vie appa­rait donc bien comme un enjeu cen­tral dans les luttes pour défi­nir et redé­fi­nir sans relâche les fron­tières cultu­relles et sociales des âges. Pen­sons aux débats âpres sur celui de la pen­sion ou celui du droit à des allo­ca­tions de chô­mage pour les jeunes en Bel­gique. Toutes les légis­la­tions sociales s’ancrent davan­tage dans « le pacte des géné­ra­tions », où l’âge devient un cri­tère essen­tiel, au nom du finan­ce­ment des sys­tèmes de pro­tec­tion sociale, fon­dés essen­tiel­le­ment sur le tra­vail — des classes moyennes- et non sur le capi­tal et le patrimoine.

Enfin, il est néces­saire de prendre un point de vue de sur­plomb, dans le temps et l’espace, pour bien prendre conscience des dis­pa­ri­tés gigan­tesques entre les pays et les conti­nents quant à la répar­ti­tion des âges. En Afrique, conti­nent le plus pauvre, plus de 50% de la popu­la­tion a moins de 20 ans contre près de 22% dans les pays riches, avec d’ailleurs des effets par­ti­cu­liers sur la pan­dé­mie. Les plus de 65 ans repré­sentent 2,5% de la popu­la­tion en Afgha­nis­tan, contre 26,9% de celle du Japon. En Ougan­da, un tiers de la popu­la­tion a moins de 10 ans. Au regard de ces quelques chiffres, et des immenses inéga­li­tés qu’ils tra­duisent, la ques­tion de l’âge, et donc de la démo­gra­phie sur une pla­nète aux res­sources limi­tées, devien­dra de plus en plus un enjeu poli­tique majeur.

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