[COVID-19] Un virus de droite ? Critique de la raison épidémiologique.

Par Jean Cornil

Illustration : Vanya Michel

Il y a une lan­ci­nante inter­ro­ga­tion à lier la ges­tion sani­taire de la pan­dé­mie et les incli­nai­sons cultu­relles des peuples. Y aurait-il une ligne de par­tage « entre les cultures indi­vi­dua­listes libé­rales (mondes anglo-amé­ri­cain ou latin), très frap­pées par le virus, et les pays de « tra­di­tion auto­ri­taire « (Japon, Corée, Viet­nam) ou atta­chés à la dis­ci­pline (Alle­magne et Autriche)» comme le sug­gère le démo­graphe et his­to­rien Emma­nuel Todd ? Ou un autre cli­vage entre une option phi­lo­so­phique uti­li­ta­riste, ins­pi­rée de la pen­sée de Jere­my Ben­tham et une optique uni­ver­sa­liste, dans la logique de l’intentionnalité, si chère à Emma­nuel Kant ?

Pré­ci­sons les termes de ce débat cen­tral du 18e siècle qui sus­cite d’éternelles prises de posi­tion et se tra­duit par­fai­te­ment dans notre actualité.

Pour les empi­ristes et les uti­li­ta­ristes, une action est bonne quand elle aug­mente la somme glo­bale de bon­heur ou de bien-être dans le monde. À l’inverse, elle est mau­vaise quand elle a pour consé­quence d’amplifier la somme glo­bale de souf­frances pour le plus grand nombre. C’est le consé­quen­tia­lisme, ce mot bar­bare, qui juge la valeur d’un acte en fonc­tion de ses conséquences.

En revanche, pour le pen­seur des Lumières alle­mandes, une action est juste si l’intention qui la pro­meut est bonne, peu importe les conséquences.

En clair, Drey­fus doit être défen­du même si l’image de l’armée fran­çaise en pâtit. Mieux vaut un désordre qu’une injus­tice. L’exact contraire de la for­mule de Goethe. Ver­sion clas­sique : plu­tôt un cou­pable en liber­té qu’un inno­cent en pri­son. Ver­sion lit­té­raire, contro­ver­sée, d’Albert Camus : « entre la jus­tice et ma mère, je choi­sis ma mère ».

Quel rap­port avec le trai­te­ment de la pandémie ?

Nous sommes au cœur même de « la pro­blé­ma­ti­sa­tion » de l’épidémie, comme aiment à dis­ser­ter les « étu­diants des écoles », et de la théo­rie de l’immunité collective.

Pour le phi­lo­sophe Fré­dé­ric Worms : « L’option de tous les gou­ver­ne­ments, y com­pris la Chine, est fon­dée sur la pré­ven­tion de toute mort évi­table. C’est le prin­cipe pre­mier. Il y a une autre option, fon­dée sur la phi­lo­so­phie morale uti­li­ta­riste, qui consiste à cal­cu­ler du point de vue de l’intérêt géné­ral : on confine moins, on assume de sacri­fier aujourd’hui des vies (celles des plus fra­giles et des plus vieux), mais, au bout du compte, on pré­serve le col­lec­tif de la mort ». En per­met­tant une immu­ni­sa­tion crois­sante de la popu­la­tion et en espé­rant réduire les effets désas­treux de la crise économique.

D’un côté, une inten­tion médi­cale affir­mée : cha­cun pos­sède un droit égal à être soi­gné. De l’autre, l’intérêt col­lec­tif, dans toutes ses dimen­sions, prime sur la san­té de quelques-uns, sin­gu­liè­re­ment les plus vul­né­rables. C’était l’option choi­sie au départ, par exemple, par le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique. Jusqu’au virage, radi­cal, opé­ré par Boris Johnson.

Il y a bien un choix de phi­lo­so­phie poli­tique dans l’approche du com­bat contre le microbe, qui trans­cende les études épi­dé­mio­lo­giques et les tech­niques sani­taires, en creux de la parole poli­tique « mainsteam ».

En clair, il y a une ver­sion de droite du virus. Res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle ver­sus pro­tec­tion collective.

Effets éco­no­miques et sociaux désas­treux : chô­mage mas­sif, et donc pertes de reve­nus, plon­gées dans la pau­vre­té et la pré­ca­ri­té, faillites annon­cées de sec­teurs sinis­trés, comme le tou­risme, l’aviation ou l’horeca, accen­tua­tion des inéga­li­tés sociales, sous-paie­ment des métiers du soin, le plus sou­vent exer­cés par des femmes surexploitées.

Sans comp­ter que, sous d’autres lati­tudes, se laver les mains, avec savon et eau potable, est un luxe pour des cen­taines de mil­lions d’êtres humains.

La (fémi­ni­sée par déci­sion de l’Académie fran­çaise) Covid ravage d’abord les plus dému­nis. Voyez les gamins obèses, d’origine lati­no ou anglo-amé­ri­caine, dans les quar­tiers popu­laires de New-York. La déses­pé­rance des familles indiennes ou ben­ga­lies dont les enfants mai­grissent faute de nour­ri­ture. Toutes celles et tous ceux, d’Atlanta à Dakar, qui, vu l’absence d’un mini­mum de sécu­ri­té sociale, ne peuvent se faire soi­gner cor­rec­te­ment ou s’endettent au long terme.

Et, plus près de chez nous, les demandes aux CPAS qui explosent, les migrants et les SDF qui sombrent, les fins de mois de plus en plus périlleuses. Toute « la misère du monde » res­sur­git, comme décu­plée par la pan­dé­mie. Avec, au cœur même du cyclone sani­taire, la mar­chan­di­sa­tion de la san­té, le mana­ge­ment hos­pi­ta­lier, la réduc­tion dras­tique du nombre de lits, le sous-paie­ment des métiers du soin, les coupes bud­gé­taires dans la « Sécu ».

Car c’est bien la logique éco­no­mique domi­nante, pré­da­trice des humains et des res­sources natu­relles, qui s’est dra­ma­ti­que­ment four­voyée depuis des décen­nies. Elle se heurte aujourd’hui bru­ta­le­ment à ses propres contradictions.

Comme un avant-goût des catas­trophes à venir. L’homme inten­sif — inten­si­vi­té de la défo­res­ta­tion, de l’agriculture, de la recherche de pro­fits, de la consom­ma­tion, de l’élevage, bref l’anthropisation du monde, véné­ré au tra­vers de l’accumulation capi­ta­liste — a conduit l’Humanité au bord du gouffre civi­li­sa­tion­nel. Nous voi­là confron­tés à un croi­se­ment majeur de notre His­toire, avec un(e) grand(e) H(ache).

L’alternative, quelle que soit la varié­té des bifur­ca­tions pos­sibles, et en sim­pli­fiant outra­geu­se­ment, appa­rait dans toute son aveu­glante évi­dence : ou bien reprendre le che­min mor­tel de l’intensivité. Ou bien, comme le plaident Cédric Durand et Ram­zig Keu­cheyan, s’engager sur celui de la pla­ni­fi­ca­tion écologique.

Par le contrôle public du cré­dit et de l’investissement comme réa­li­sé en son temps par Frank­lin Roo­se­velt et réac­tua­li­sé récem­ment par Ber­nie San­ders. Par l’organisation de la décrois­sance de l’utilisation des res­sources natu­relles. Par la relo­ca­li­sa­tion de l’économie, l’instauration de la jus­tice envi­ron­ne­men­tale, la vivi­fi­ca­tion des expé­riences démo­cra­tiques. Par l’oc­troi d’un emploi à tous, garan­ti par l’État, dans un pro­ces­sus inver­sé, où c’est enfin le tra­vail qui valo­rise le capital.

Il ne s’agit plus de choi­sir entre un désordre et une injus­tice. À défaut de conduire notre des­tin com­mun vers des hori­zons soli­daires, à inven­ter comme à expé­ri­men­ter, nous aurons, pour para­phra­ser Wins­ton Chur­chill, « et les désordres et les injustices ».

« Je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre ». (Goethe)