Entretien avec Daniel Tanuro

Initier la rupture ecosocialiste, étendre radicalement la démocratie

 Illustration : Giulia Gallino

Les dérè­gle­ments envi­ron­ne­men­taux en cours obligent à pen­ser une réor­ga­ni­sa­tion totale de l’économie en fonc­tion d’objectifs sociaux et éco­lo­giques, mais éga­le­ment de réflé­chir à un sys­tème démo­cra­tique plus radi­cal. C’est en effet la condi­tion sine qua non pour amor­cer tout chan­ge­ment de grande ampleur et se sor­tir de ce qui n’est pas une « crise cli­ma­tique » mais bien la crise d’un sys­tème capi­ta­liste à bout de souffle. Daniel Tanu­ro, théo­ri­cien de l’écosocialisme et mili­tant, avait poin­té l’impasse d’un sys­tème pro­duc­ti­viste green­wa­shé dans L’impossible capi­ta­lisme vert (La Décou­verte, 2010). Il s’apprête à publier Trop tard pour être pes­si­mistes. La catas­trophe éco­lo­gique gran­dis­sante et les moyens de l’ar­rê­ter chez Tex­tuel et répond ici à nos ques­tions sur les stra­té­gies pour enga­ger la néces­saire rup­ture avec l’existant et la manière dont peuvent s’articuler démo­cra­tie, ques­tion sociale et écologie.

Dans quelle mesure ce qu’on nomme la « crise climatique » a une origine politique ? Et comment dès lors, pourrait-on agir politiquement sur ses causes ?

La crise cli­ma­tique est la mani­fes­ta­tion la plus évi­dente de l’antagonisme entre « l’illimitation » de l’accumulation capi­ta­liste — construite his­to­ri­que­ment sur les com­bus­tibles fos­siles — d’une part, et les limites ter­restres, d’autre part. C’est donc beau­coup plus qu’une crise poli­tique : c’est une crise sys­té­mique. Elle pré­sente cepen­dant une dimen­sion poli­tique évi­dente. En effet, la qua­si-tota­li­té des gou­ver­ne­ments de la pla­nète a signé la Conven­tion cadre des Nations unies (1992) qui a pour but d’éviter « une per­tur­ba­tion anthro­pique dan­ge­reuse » du sys­tème cli­ma­tique. De plus, les « Résu­més pour les déci­deurs » des rap­ports du GIEC sont vali­dés conjoin­te­ment par les scien­ti­fiques et par les représentant·es des États. Ces textes engagent les gou­ver­ne­ments et le scan­dale poli­tique consiste donc en ceci : alors qu’ils et elles sont par­fai­te­ment informé·es de l’extrême gra­vi­té de la situa­tion, les res­pon­sables poli­tiques ne font rien pour y pal­lier. Les émis­sions annuelles de CO2 sont 60 % plus éle­vées que lors du Som­met de la Terre en 1992, et la concen­tra­tion atmo­sphé­rique en CO2 (410 ppm) est sans équi­valent depuis le Plio­cène, il y a 1,4 mil­lion d’années, quand le niveau des mers était 30 mètres plus éle­vé qu’aujourd’hui. La cause de cette inac­tion est évi­dente : tous ces gou­ver­ne­ments sont subor­don­nés au « crois­san­cisme » capi­ta­liste en géné­ral, aux inté­rêts du capi­tal fos­sile en par­ti­cu­lier. Par consé­quent, agir poli­ti­que­ment sur les causes est, en théo­rie, très simple : il faut balayer ces gou­ver­ne­ments et mettre en place des alter­na­tives de rup­ture, qui font pas­ser la sau­ve­garde de la via­bi­li­té de la Terre pour les 99% avant le pro­fit pour le 1% des super-riches.

Nos démocraties telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui sont-elles capables de faire face aux urgences environnementales et d’empêcher les effondrements, ou bien se contentent-elles de « gérer la catastrophe » et jouer la stratégie du « capitalisme vert » ?

Il y a plu­sieurs pro­blèmes qui s’emboitent : le pro­duc­ti­visme congé­ni­tal au capi­ta­lisme en géné­ral, le régime néo­li­bé­ral comme seule forme contem­po­raine de l’accumulation, la crise des États natio­naux face à des mul­ti­na­tio­nales plus puis­santes qu’eux, l’absence d’un lea­der­ship impé­ria­liste capable de mettre un sem­blant d’ordre dans le désordre (le cli­ma­to-néga­tion­nisme de Trump aggrave ce fac­teur !), et la manière dont tout cela nour­rit une crise spé­ci­fique du poli­tique. Mais il faut se gar­der d’en conclure que rien n’est pos­sible, que « l’effondrement » est inévi­table, etc. La poli­tique a hor­reur du vide. Or, il n’y a pas de vide plus abys­sal que l’absence com­plète de poli­tique à la hau­teur de la menace cli­ma­tique, puisque celle-ci est exis­ten­tielle. Para­doxa­le­ment, la conclu­sion à tirer n’est pas qu’il faut se pré­ci­pi­ter, au nom du moindre mal, pour sou­te­nir le moindre petit pas en direc­tion du « capi­ta­lisme » vert ». La conclu­sion est qu’il faut au contraire dénon­cer sans relâche la vacui­té, l’inefficacité, l’injustice sociale et la totale insuf­fi­sance éco­lo­gique de ces « petits pas ». Il faut, en d’autres termes, creu­ser déli­bé­ré­ment le fos­sé entre le poli­tique et la mobi­li­sa­tion sociale. Il faut miser sur l’accroissement du vide, car c’est du vide que vien­dra un début de solu­tion véri­table. On le voit bien aux États-Unis : c’est là que le vide poli­tique est le plus abys­sal (vu l’influence délé­tère des cli­ma­to-néga­tion­nistes) et c’est là que le puis­sant mou­ve­ment cli­ma­tique au sein de la socié­té fait sur­gir la pro­po­si­tion poli­tique la plus avan­cée à ce jour : le « Green New Deal » de San­ders et Oca­sio-Cor­tez. Ce GND ne va pas assez loin, parce qu’il ne rompt pas avec la crois­sance ; mais il va dans le bon sens sur deux points clés : c’est un plan, et un plan qui ambi­tionne de résoudre à la fois la crise éco­lo­gique et la crise sociale.

Quels changements dans l’organisation et l’exercice des pouvoirs eux-mêmes devraient être tentés pour permettre au mieux une transition vers une société écologique et un changement vers un mode de production non-capitaliste, non productiviste, non-extractiviste ?

La ques­tion clé est celle de l’extension radi­cale de la démo­cra­tie, non seule­ment dans la sphère poli­tique mais aus­si dans la sphère éco­no­mique et sociale. Pour­quoi ? Parce que les muta­tions à opé­rer sont d’une ampleur telle qu’elles ne peuvent réus­sir sans l’implication, la par­ti­ci­pa­tion et la res­pon­sa­bi­li­sa­tion des 99%. Il faut réduire les émis­sions mon­diales de CO2 de 58% d’ici 2030, ce qui implique de les réduire de 65% dans l’Union Euro­péenne. En 2050 au plus tard, les émis­sions mon­diales doivent être réduites à zéro. Ces objec­tifs sont tota­le­ment hors d’atteinte si on ne décide pas de pro­duire moins, de trans­por­ter moins et de par­ta­ger plus. L’économie doit être très pro­fon­dé­ment redi­men­sion­née et réorien­tée en fonc­tion des prio­ri­tés sociales et éco­lo­giques. Les pro­duc­tions inutiles et nui­sibles (à com­men­cer par les armes !) doivent être sup­pri­mées en garan­tis­sant la recon­ver­sion pro­fes­sion­nelle de celles et ceux qui y tra­vaillent. De nou­velles acti­vi­tés doivent être déve­lop­pées, notam­ment dans le soin aux per­sonnes et aux éco­sys­tèmes rava­gés par les poli­tiques néo­li­bé­rales. Il est rigou­reu­se­ment impos­sible d’appliquer et même de conce­voir le plan néces­saire sans une très large par­ti­ci­pa­tion et res­pon­sa­bi­li­sa­tion popu­laires. Je ne parle évi­dem­ment pas de la res­pon­sa­bi­li­sa­tion par le mar­ché, par les prix, qui est une res­pon­sa­bi­li­sa­tion for­cée, donc le contraire d’une res­pon­sa­bi­li­sa­tion authen­tique. Je parle de l’implication, de la par­ti­ci­pa­tion et de la res­pon­sa­bi­li­sa­tion col­lec­tives que seules peuvent pro­duire des assem­blées popu­laires déli­bé­ra­tives, démo­cra­tiques, sur les lieux de vie et les lieux de tra­vail. Un gou­ver­ne­ment de rup­ture sociale et éco­lo­gique devrait sou­mettre les lignes de force d’un plan d’urgence à un réseau de telles assem­blées. Qui peut mieux que les travailleur·euses iden­ti­fier les gas­pillages capi­ta­listes ? Qui peut mieux que les habitant·es des quar­tiers coor­don­ner les tra­vaux d’isolation/rénovation et en contrô­ler la réa­li­sa­tion ? Il s’agit bien de démo­cra­tie poli­tique, éco­no­mique et sociale : elle néces­site une très forte réduc­tion du temps de tra­vail, sans perte de salaire, mais aus­si un par­tage des tâches domes­tiques (ce qu’on appelle le tra­vail de repro­duc­tion sociale), afin de com­battre les injus­tices nées du patriarcat.

Face à l’inaction ou l’échec des modes de gouvernements actuels à prendre la question à bras le corps, est-il à craindre l’apparition de dictatures. D’une part des dictatures capitalistes autoritaires pour mater les contestations d’un modèle qui va dans le mur, mais aussi des dictatures « vertes » c’est-à-dire des régimes politiques autoritaires et indéboulonnables qui prendraient des décisions dans un sens positif pour l’environnement sous prétexte de l’urgence mais sans délibération ou participation des citoyen·nes ?

Pour le moment, on assiste sur­tout à la for­ma­tion de régimes auto­ri­taires visant à mater les contes­ta­tions sociales et éco­lo­giques. Cette ten­dance à l’État fort est pré­sente à la fois du côté des gou­ver­ne­ments cli­ma­to-néga­tion­nistes comme Trump et Bol­so­na­ro, mais aus­si du côté des gou­ver­ne­ments favo­rables au « capi­ta­lisme vert » (cf. la vio­lence inouïe de la répres­sion poli­cière en France, et en Alle­magne). À cet égard, il faut sou­li­gner le fait que les acti­vistes environnementaux/ales sont en pre­mière ligne, sous toutes les lati­tudes et sous tous les régimes. On dénombre de plus en plus de morts par­mi eux/elles, y com­pris dans les pays dits « déve­lop­pés ». Cela en dit long sur les puis­sants inté­rêts éco­no­miques que ces acti­vistes mettent en question.

L’émergence de « dic­ta­tures vertes » ne me semble pas exclue à l’avenir, mais je serais pru­dent avant de dire qu’elles pren­draient des déci­sions dans un sens posi­tif à l’environnement. Je pense plu­tôt que l’urgence risque de ser­vir de pré­texte non seule­ment pour empê­cher la par­ti­ci­pa­tion popu­laire mais aus­si pour prendre des mesures ins­pi­rées par les stra­té­gies de pou­voir et de pro­fit plus que par la volon­té de sau­ver la pla­nète. Pre­nez la géoin­gé­nie­rie. Le GIEC exclut d’y avoir recours vu les dan­gers de mani­pu­la­tions géos­tra­té­giques. Mais ima­gi­nons qu’un Trump soit confron­té à une bru­tale accé­lé­ra­tion du réchauf­fe­ment, et que l’opinion aux États-Unis et dans le monde ait subi­te­ment le nez sur le glis­se­ment de la catas­trophe au cata­clysme : son cli­ma­to-néga­tion­nisme l’empêcherait-il de se pré­sen­ter comme le Sau­veur tout en pre­nant le contrôle du ther­mo­stat glo­bal pour res­tau­rer l’hégémonie US sur le monde, et offrir un beau nou­veau mar­ché aux mul­ti­na­tio­nales éta­su­niennes ? Poser la ques­tion, c’est y répondre…

Comment la démocratie (pas forcément la démocratie libérale et représentative telle qu’on la connait aujourd’hui) peut-elle survivre à l’urgence climatique et environnementale ?

Comme je l’ai dit plus haut, je pense qu’une véri­table démo­cra­tie poli­tique, sociale et éco­no­mique peut non seule­ment sur­vivre : elle est indis­pen­sable, car on ne peut faire face à l’urgence envi­ron­ne­men­tale que si on fait face en même temps à l’urgence sociale. J’en pro­fite pour pré­ci­ser qu’il s’agit de démo­cra­tie mon­diale, c’est-à-dire déco­lo­niale. À l’inverse, le pro­jet que nous concoctent les par­ti­sans du « capi­ta­lisme vert » est un pro­jet qui accen­tue­ra les inéga­li­tés entre le Nord et le Sud glo­bal. En par­ti­cu­lier les pays les plus pauvres, dont cer­tains sont condam­nés à dis­pa­raitre (les petits États insu­laires) tan­dis que les autres seront acca­pa­rés comme pou­belle à CO2, par le tru­che­ment des contrats de « com­pen­sa­tion carbone ».

Qu’est-ce que l’écosocialisme ? En quoi serait-il capable de freiner sinon inverser la vapeur en matière de destruction des climats ou d’anéantissement du biologique ?

L’écosocialisme est d’abord un pro­jet de civi­li­sa­tion. Ce n’est pas une éti­quette nou­velle sur une vieille bou­teille mais un concept ori­gi­nal réunis­sant « les valeurs qua­li­ta­tives dont se réclament le socia­lisme et l’écologie », comme l’a écrit Michael Löwy. Il implique en effet un renou­vel­le­ment pro­fond de la doc­trine socia­liste par la pen­sée éco­lo­giste. Il s’agit, en bref, d’abandonner les idées de « domi­na­tion » sur la nature et d’accepter que la liber­té est la sœur de l’autolimitation des besoins, pas celle de leur « illi­mi­ta­tion », celle-ci ne pou­vant débou­cher que sur une frus­tra­tion sans limites. Cette auto­li­mi­ta­tion cor­res­pond à la réflexion que Marx avait amor­cée dans le Capi­tal, quand il écri­vait que « la seule liber­té pos­sible est que l’homme social, les pro­duc­teurs asso­ciés gèrent ration­nel­le­ment leurs échanges de matières entre l’humanité et la nature » (la pre­mière condi­tion de cette liber­té étant « la réduc­tion du temps de tra­vail ») afin de trans­mettre la terre à leurs enfants en la boni­fiant en « boni paterfamilias ».

L’écosocialisme est en même temps une stra­té­gie, qui consiste à miser sur l’auto-organisation démo­cra­tique des 99% pour rompre avec le capi­ta­lisme en résol­vant à la fois la crise éco­lo­gique et la crise sociale, vu qu’il s’agit des deux faces d’une même médaille. Concrè­te­ment, aujourd’hui, cette stra­té­gie part du constat que la classe ouvrière est à l’arrière-garde des luttes éco­lo­giques, tan­dis que les pay­sans, les peuples indi­gènes, les femmes et la jeu­nesse sont en pre­mière ligne. Le mode de pro­duc­tion ne pou­vant être chan­gé sans les pro­duc­teurs, à for­tio­ri contre eux, l’écosocialisme plaide pour une stra­té­gie de conver­gence des luttes par le haut, visant à mettre le mou­ve­ment ouvrier face à ses res­pon­sa­bi­li­tés pour ame­ner des sec­teurs de plus en plus nom­breux à rompre avec le com­pro­mis pro­duc­ti­viste. L’exemple de Notre-Dame des Landes, où la CGT de Vin­ci s’est pro­non­cée contre la construc­tion de l’aéroport et a sou­te­nu la lutte des zadistes, montre que c’est possible.

L’écosocialisme est donc aus­si un pro­gramme. Pas au sens d’un cata­logue de mesures gra­vées dans le marbre, mais au sens d’un cer­tain nombre de lignes de force telles que l’internationalisme, l’anticapitalisme, l’antiracisme, l’égalité des droits et la lutte contre toutes les formes de dis­cri­mi­na­tions (basées sur le genre, la « race », la pré­fé­rence sexuelle, etc.), le res­pect du vivant et le prin­cipe de précaution.

De quelle manière l’écosocialisme touche-t-il à la propriété des moyens de production ? Faut-il nationaliser des secteurs de l’économie pour les forcer à se comporter de sorte qu’ils ne détruisent pas les écosystèmes ?

Oui, bien sûr. La pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion par une mino­ri­té exploi­teuse est la pierre angu­laire du capi­ta­lisme, et la concur­rence pour le pro­fit entre ces pro­prié­taires est la cause du pro­duc­ti­visme de ce sys­tème. L’écosocialisme vise à la construc­tion d’une socié­té auto­ges­tion­naire basée sur la pro­prié­té sociale des moyens de pro­duc­tion. Plus immé­dia­te­ment, l’expropriation et la socia­li­sa­tion des sec­teurs de l’énergie et de la finance (étroi­te­ment liés), l’abandon de l’agrobusiness, de la pêche indus­trielle et de la fores­te­rie indus­trielle et leur rem­pla­ce­ment par l’agroécologie, la petite pêche et une fores­te­rie éco­lo­gique sont des condi­tions abso­lu­ment incon­tour­nables si l’on veut arrê­ter la désta­bi­li­sa­tion cli­ma­tique et la des­truc­tion de la biodiversité.

Pour arriver à réduire de manière suffisante les émissions de gaz à effet de serre et les mégapollutions, il faut entre autres initier beaucoup de « sorties » (de la voiture individuelle, de l’élevage industriel, d’une alimentation majoritairement carnée, du tout au marché, des combustibles fossiles…), reconvertir certains secteurs (pétrole, extraction du charbon, agrobusiness…), socialiser de nombreux moyens de production, déployer rapidement de gigantesques chantiers pour augmenter les absorptions de CO2 par les écosystèmes (comme la reforestation massive) ou réduire leurs émissions (comme l’isolation massive du bâti)… Comment faire ? Et comment faire notamment sans une bureaucratisation trop forte ou des dérives autoritaires de pouvoirs publics qui auraient pris le contrôle d’une grande partie de l’économie ?

Comme je l’ai déjà évo­qué, la muta­tion néces­saire est énorme. Au-delà d’un cer­tain nombre de mesures immé­diates consti­tuant un plan d’urgence, une révo­lu­tion très pro­fonde s’impose, qui devra s’étaler sur toute une période his­to­rique. Pour prendre un exemple évident : un pou­voir popu­laire peut déci­der démo­cra­ti­que­ment et rapi­de­ment de limi­ter la consom­ma­tion de viande et de ban­nir la pro­duc­tion indus­trielle de viande, mais on n’interdit pas toute consom­ma­tion de viande par décret, cela demande une pro­fonde révo­lu­tion culturelle.

Dans le cadre du plan d’urgence éco­lo­gique et sociale, dans de nom­breux sec­teurs, les indis­pen­sables chan­ge­ments mas­sifs et dras­tiques pré­sup­posent la pro­prié­té sociale. Il faut donc tirer les leçons du 20e siècle et cou­pler d’emblée à cet objec­tif de socia­li­sa­tion l’invention de dis­po­si­tifs pour com­battre la bureau­cra­tie et la tech­no­cra­tie. On retombe ici sur la nature stra­té­gique de la démo­cra­tie la plus large, qui implique l’auto-organisation et le contrôle popu­laire. La parade anti-bureau­cra­tique est fon­da­men­ta­le­ment poli­tique et sociale mais, dans une cer­taine mesure, la tech­no­lo­gie nous aide. Dans le sec­teur éner­gé­tique, par exemple, les tech­no­lo­gies renou­ve­lables néces­sitent un maillage de réseaux locaux comme alter­na­tive au super-réseau cen­tra­li­sé d’aujourd’hui. Chaque enti­té ter­ri­to­riale pour­rait assez aisé­ment gérer son mini-réseau par le tru­che­ment de comi­tés popu­laires com­po­sés de délégué·es élu.es, béné­voles et révo­cables. Par ailleurs, la socia­li­sa­tion peut prendre d’autres formes. Celle de la pro­duc­tion agroé­co­lo­gique, par exemple, passe davan­tage par des asso­cia­tions de producteur·trices et de consommateur·trices, l’extension du gra­tuit à cer­tains pro­duits de base et la pos­si­bi­li­té d’un « salaire pay­san » ver­sé par la col­lec­ti­vi­té comme recon­nais­sance de la contri­bu­tion des agriculteurs·trices à la pro­tec­tion de la nature.

Quels acteurs politiques pour porter aux manettes le projet politique écosocialiste ? Et surtout : comment faire pour prendre le pouvoir relativement vite étant donné le peu de temps imparti pour initier cette métamorphose massive de l’économie ?

J’ai déjà évo­qué la ques­tion des acteurs et la dif­fi­cul­té d’entrainer le mou­ve­ment ouvrier dans la lutte. Il faut y insis­ter : c’est un enjeu stra­té­gique majeur. Sans rup­ture des travailleur·euses avec le com­pro­mis pro­duc­ti­viste, il n’y aura pas de sau­ve­tage du cli­mat et de la bio­di­ver­si­té, et encore moins de vic­toire éco­so­cia­liste. Si le mou­ve­ment ouvrier — ou des par­ties sub­stan­tielles de ce mou­ve­ment — rompent avec ce com­pro­mis, par contre, alors s’ouvre la pos­si­bi­li­té de favo­ri­ser une recom­po­si­tion poli­tique anti­ca­pi­ta­liste à même de pro­lon­ger la recom­po­si­tion sociale et de lui don­ner une pers­pec­tive en termes de prise du pou­voir. Il n’y a, selon moi, aucune autre pers­pec­tive à la hau­teur de la ter­rible catas­trophe qui monte autour de nous. En d’autres termes, une course de vitesse est enga­gée. On peut ris­quer une com­pa­rai­son his­to­rique avec la situa­tion qui pré­cé­dait immé­dia­te­ment la Pre­mière Guerre mon­diale. Comme aujourd’hui, le futur pro­je­tait sur l’humanité l’ombre d’une ter­rible catas­trophe que l’immense majo­ri­té des gens ne savaient com­ment arrê­ter. Écri­vant peu avant 1914, Lénine esti­mait que la situa­tion était « objec­ti­ve­ment révo­lu­tion­naire ». Sub­jec­ti­ve­ment, elle ne l’était pas du tout : au lieu de déclen­cher la grève géné­rale contre la bou­che­rie, les classes ouvrières de France et d’Allemagne sont par­ties au front la fleur au fusil. Les adver­saires de cette folie n’étaient qu’une poi­gnée. Pour­tant, de la bou­che­rie a sur­gi la révo­lu­tion russe qui, avant d’être étouf­fée à l’extérieur et étran­glée à l’intérieur, a mis fin à la guerre, ébran­lé l’Europe et sou­le­vé un énorme espoir de libé­ra­tion dans le monde entier. Un siècle plus tard, au milieu des décombres de cet espoir tra­hi, une ques­tion simi­laire se pose, à une échelle infi­ni­ment plus inquié­tante : jusqu’où la majo­ri­té sociale devra-t-elle s’enfoncer dans les sombres tran­chées de la catas­trophe cli­ma­tique avant de se retour­ner enfin contre le capi­ta­lisme ? Ques­tion sans réponse, hor­mis celle-ci, souf­flée par Gram­sci : « Il faut allier le pes­si­misme de la rai­son et l’optimisme de la volonté. »

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