Dans quelle mesure ce qu’on nomme la « crise climatique » a une origine politique ? Et comment dès lors, pourrait-on agir politiquement sur ses causes ?
La crise climatique est la manifestation la plus évidente de l’antagonisme entre « l’illimitation » de l’accumulation capitaliste — construite historiquement sur les combustibles fossiles — d’une part, et les limites terrestres, d’autre part. C’est donc beaucoup plus qu’une crise politique : c’est une crise systémique. Elle présente cependant une dimension politique évidente. En effet, la quasi-totalité des gouvernements de la planète a signé la Convention cadre des Nations unies (1992) qui a pour but d’éviter « une perturbation anthropique dangereuse » du système climatique. De plus, les « Résumés pour les décideurs » des rapports du GIEC sont validés conjointement par les scientifiques et par les représentant·es des États. Ces textes engagent les gouvernements et le scandale politique consiste donc en ceci : alors qu’ils et elles sont parfaitement informé·es de l’extrême gravité de la situation, les responsables politiques ne font rien pour y pallier. Les émissions annuelles de CO2 sont 60 % plus élevées que lors du Sommet de la Terre en 1992, et la concentration atmosphérique en CO2 (410 ppm) est sans équivalent depuis le Pliocène, il y a 1,4 million d’années, quand le niveau des mers était 30 mètres plus élevé qu’aujourd’hui. La cause de cette inaction est évidente : tous ces gouvernements sont subordonnés au « croissancisme » capitaliste en général, aux intérêts du capital fossile en particulier. Par conséquent, agir politiquement sur les causes est, en théorie, très simple : il faut balayer ces gouvernements et mettre en place des alternatives de rupture, qui font passer la sauvegarde de la viabilité de la Terre pour les 99% avant le profit pour le 1% des super-riches.
Nos démocraties telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui sont-elles capables de faire face aux urgences environnementales et d’empêcher les effondrements, ou bien se contentent-elles de « gérer la catastrophe » et jouer la stratégie du « capitalisme vert » ?
Il y a plusieurs problèmes qui s’emboitent : le productivisme congénital au capitalisme en général, le régime néolibéral comme seule forme contemporaine de l’accumulation, la crise des États nationaux face à des multinationales plus puissantes qu’eux, l’absence d’un leadership impérialiste capable de mettre un semblant d’ordre dans le désordre (le climato-négationnisme de Trump aggrave ce facteur !), et la manière dont tout cela nourrit une crise spécifique du politique. Mais il faut se garder d’en conclure que rien n’est possible, que « l’effondrement » est inévitable, etc. La politique a horreur du vide. Or, il n’y a pas de vide plus abyssal que l’absence complète de politique à la hauteur de la menace climatique, puisque celle-ci est existentielle. Paradoxalement, la conclusion à tirer n’est pas qu’il faut se précipiter, au nom du moindre mal, pour soutenir le moindre petit pas en direction du « capitalisme » vert ». La conclusion est qu’il faut au contraire dénoncer sans relâche la vacuité, l’inefficacité, l’injustice sociale et la totale insuffisance écologique de ces « petits pas ». Il faut, en d’autres termes, creuser délibérément le fossé entre le politique et la mobilisation sociale. Il faut miser sur l’accroissement du vide, car c’est du vide que viendra un début de solution véritable. On le voit bien aux États-Unis : c’est là que le vide politique est le plus abyssal (vu l’influence délétère des climato-négationnistes) et c’est là que le puissant mouvement climatique au sein de la société fait surgir la proposition politique la plus avancée à ce jour : le « Green New Deal » de Sanders et Ocasio-Cortez. Ce GND ne va pas assez loin, parce qu’il ne rompt pas avec la croissance ; mais il va dans le bon sens sur deux points clés : c’est un plan, et un plan qui ambitionne de résoudre à la fois la crise écologique et la crise sociale.
Quels changements dans l’organisation et l’exercice des pouvoirs eux-mêmes devraient être tentés pour permettre au mieux une transition vers une société écologique et un changement vers un mode de production non-capitaliste, non productiviste, non-extractiviste ?
La question clé est celle de l’extension radicale de la démocratie, non seulement dans la sphère politique mais aussi dans la sphère économique et sociale. Pourquoi ? Parce que les mutations à opérer sont d’une ampleur telle qu’elles ne peuvent réussir sans l’implication, la participation et la responsabilisation des 99%. Il faut réduire les émissions mondiales de CO2 de 58% d’ici 2030, ce qui implique de les réduire de 65% dans l’Union Européenne. En 2050 au plus tard, les émissions mondiales doivent être réduites à zéro. Ces objectifs sont totalement hors d’atteinte si on ne décide pas de produire moins, de transporter moins et de partager plus. L’économie doit être très profondément redimensionnée et réorientée en fonction des priorités sociales et écologiques. Les productions inutiles et nuisibles (à commencer par les armes !) doivent être supprimées en garantissant la reconversion professionnelle de celles et ceux qui y travaillent. De nouvelles activités doivent être développées, notamment dans le soin aux personnes et aux écosystèmes ravagés par les politiques néolibérales. Il est rigoureusement impossible d’appliquer et même de concevoir le plan nécessaire sans une très large participation et responsabilisation populaires. Je ne parle évidemment pas de la responsabilisation par le marché, par les prix, qui est une responsabilisation forcée, donc le contraire d’une responsabilisation authentique. Je parle de l’implication, de la participation et de la responsabilisation collectives que seules peuvent produire des assemblées populaires délibératives, démocratiques, sur les lieux de vie et les lieux de travail. Un gouvernement de rupture sociale et écologique devrait soumettre les lignes de force d’un plan d’urgence à un réseau de telles assemblées. Qui peut mieux que les travailleur·euses identifier les gaspillages capitalistes ? Qui peut mieux que les habitant·es des quartiers coordonner les travaux d’isolation/rénovation et en contrôler la réalisation ? Il s’agit bien de démocratie politique, économique et sociale : elle nécessite une très forte réduction du temps de travail, sans perte de salaire, mais aussi un partage des tâches domestiques (ce qu’on appelle le travail de reproduction sociale), afin de combattre les injustices nées du patriarcat.
Face à l’inaction ou l’échec des modes de gouvernements actuels à prendre la question à bras le corps, est-il à craindre l’apparition de dictatures. D’une part des dictatures capitalistes autoritaires pour mater les contestations d’un modèle qui va dans le mur, mais aussi des dictatures « vertes » c’est-à-dire des régimes politiques autoritaires et indéboulonnables qui prendraient des décisions dans un sens positif pour l’environnement sous prétexte de l’urgence mais sans délibération ou participation des citoyen·nes ?
Pour le moment, on assiste surtout à la formation de régimes autoritaires visant à mater les contestations sociales et écologiques. Cette tendance à l’État fort est présente à la fois du côté des gouvernements climato-négationnistes comme Trump et Bolsonaro, mais aussi du côté des gouvernements favorables au « capitalisme vert » (cf. la violence inouïe de la répression policière en France, et en Allemagne). À cet égard, il faut souligner le fait que les activistes environnementaux/ales sont en première ligne, sous toutes les latitudes et sous tous les régimes. On dénombre de plus en plus de morts parmi eux/elles, y compris dans les pays dits « développés ». Cela en dit long sur les puissants intérêts économiques que ces activistes mettent en question.
L’émergence de « dictatures vertes » ne me semble pas exclue à l’avenir, mais je serais prudent avant de dire qu’elles prendraient des décisions dans un sens positif à l’environnement. Je pense plutôt que l’urgence risque de servir de prétexte non seulement pour empêcher la participation populaire mais aussi pour prendre des mesures inspirées par les stratégies de pouvoir et de profit plus que par la volonté de sauver la planète. Prenez la géoingénierie. Le GIEC exclut d’y avoir recours vu les dangers de manipulations géostratégiques. Mais imaginons qu’un Trump soit confronté à une brutale accélération du réchauffement, et que l’opinion aux États-Unis et dans le monde ait subitement le nez sur le glissement de la catastrophe au cataclysme : son climato-négationnisme l’empêcherait-il de se présenter comme le Sauveur tout en prenant le contrôle du thermostat global pour restaurer l’hégémonie US sur le monde, et offrir un beau nouveau marché aux multinationales étasuniennes ? Poser la question, c’est y répondre…
Comment la démocratie (pas forcément la démocratie libérale et représentative telle qu’on la connait aujourd’hui) peut-elle survivre à l’urgence climatique et environnementale ?
Comme je l’ai dit plus haut, je pense qu’une véritable démocratie politique, sociale et économique peut non seulement survivre : elle est indispensable, car on ne peut faire face à l’urgence environnementale que si on fait face en même temps à l’urgence sociale. J’en profite pour préciser qu’il s’agit de démocratie mondiale, c’est-à-dire décoloniale. À l’inverse, le projet que nous concoctent les partisans du « capitalisme vert » est un projet qui accentuera les inégalités entre le Nord et le Sud global. En particulier les pays les plus pauvres, dont certains sont condamnés à disparaitre (les petits États insulaires) tandis que les autres seront accaparés comme poubelle à CO2, par le truchement des contrats de « compensation carbone ».
Qu’est-ce que l’écosocialisme ? En quoi serait-il capable de freiner sinon inverser la vapeur en matière de destruction des climats ou d’anéantissement du biologique ?
L’écosocialisme est d’abord un projet de civilisation. Ce n’est pas une étiquette nouvelle sur une vieille bouteille mais un concept original réunissant « les valeurs qualitatives dont se réclament le socialisme et l’écologie », comme l’a écrit Michael Löwy. Il implique en effet un renouvellement profond de la doctrine socialiste par la pensée écologiste. Il s’agit, en bref, d’abandonner les idées de « domination » sur la nature et d’accepter que la liberté est la sœur de l’autolimitation des besoins, pas celle de leur « illimitation », celle-ci ne pouvant déboucher que sur une frustration sans limites. Cette autolimitation correspond à la réflexion que Marx avait amorcée dans le Capital, quand il écrivait que « la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés gèrent rationnellement leurs échanges de matières entre l’humanité et la nature » (la première condition de cette liberté étant « la réduction du temps de travail ») afin de transmettre la terre à leurs enfants en la bonifiant en « boni paterfamilias ».
L’écosocialisme est en même temps une stratégie, qui consiste à miser sur l’auto-organisation démocratique des 99% pour rompre avec le capitalisme en résolvant à la fois la crise écologique et la crise sociale, vu qu’il s’agit des deux faces d’une même médaille. Concrètement, aujourd’hui, cette stratégie part du constat que la classe ouvrière est à l’arrière-garde des luttes écologiques, tandis que les paysans, les peuples indigènes, les femmes et la jeunesse sont en première ligne. Le mode de production ne pouvant être changé sans les producteurs, à fortiori contre eux, l’écosocialisme plaide pour une stratégie de convergence des luttes par le haut, visant à mettre le mouvement ouvrier face à ses responsabilités pour amener des secteurs de plus en plus nombreux à rompre avec le compromis productiviste. L’exemple de Notre-Dame des Landes, où la CGT de Vinci s’est prononcée contre la construction de l’aéroport et a soutenu la lutte des zadistes, montre que c’est possible.
L’écosocialisme est donc aussi un programme. Pas au sens d’un catalogue de mesures gravées dans le marbre, mais au sens d’un certain nombre de lignes de force telles que l’internationalisme, l’anticapitalisme, l’antiracisme, l’égalité des droits et la lutte contre toutes les formes de discriminations (basées sur le genre, la « race », la préférence sexuelle, etc.), le respect du vivant et le principe de précaution.
De quelle manière l’écosocialisme touche-t-il à la propriété des moyens de production ? Faut-il nationaliser des secteurs de l’économie pour les forcer à se comporter de sorte qu’ils ne détruisent pas les écosystèmes ?
Oui, bien sûr. La propriété privée des moyens de production par une minorité exploiteuse est la pierre angulaire du capitalisme, et la concurrence pour le profit entre ces propriétaires est la cause du productivisme de ce système. L’écosocialisme vise à la construction d’une société autogestionnaire basée sur la propriété sociale des moyens de production. Plus immédiatement, l’expropriation et la socialisation des secteurs de l’énergie et de la finance (étroitement liés), l’abandon de l’agrobusiness, de la pêche industrielle et de la foresterie industrielle et leur remplacement par l’agroécologie, la petite pêche et une foresterie écologique sont des conditions absolument incontournables si l’on veut arrêter la déstabilisation climatique et la destruction de la biodiversité.
Pour arriver à réduire de manière suffisante les émissions de gaz à effet de serre et les mégapollutions, il faut entre autres initier beaucoup de « sorties » (de la voiture individuelle, de l’élevage industriel, d’une alimentation majoritairement carnée, du tout au marché, des combustibles fossiles…), reconvertir certains secteurs (pétrole, extraction du charbon, agrobusiness…), socialiser de nombreux moyens de production, déployer rapidement de gigantesques chantiers pour augmenter les absorptions de CO2 par les écosystèmes (comme la reforestation massive) ou réduire leurs émissions (comme l’isolation massive du bâti)… Comment faire ? Et comment faire notamment sans une bureaucratisation trop forte ou des dérives autoritaires de pouvoirs publics qui auraient pris le contrôle d’une grande partie de l’économie ?
Comme je l’ai déjà évoqué, la mutation nécessaire est énorme. Au-delà d’un certain nombre de mesures immédiates constituant un plan d’urgence, une révolution très profonde s’impose, qui devra s’étaler sur toute une période historique. Pour prendre un exemple évident : un pouvoir populaire peut décider démocratiquement et rapidement de limiter la consommation de viande et de bannir la production industrielle de viande, mais on n’interdit pas toute consommation de viande par décret, cela demande une profonde révolution culturelle.
Dans le cadre du plan d’urgence écologique et sociale, dans de nombreux secteurs, les indispensables changements massifs et drastiques présupposent la propriété sociale. Il faut donc tirer les leçons du 20e siècle et coupler d’emblée à cet objectif de socialisation l’invention de dispositifs pour combattre la bureaucratie et la technocratie. On retombe ici sur la nature stratégique de la démocratie la plus large, qui implique l’auto-organisation et le contrôle populaire. La parade anti-bureaucratique est fondamentalement politique et sociale mais, dans une certaine mesure, la technologie nous aide. Dans le secteur énergétique, par exemple, les technologies renouvelables nécessitent un maillage de réseaux locaux comme alternative au super-réseau centralisé d’aujourd’hui. Chaque entité territoriale pourrait assez aisément gérer son mini-réseau par le truchement de comités populaires composés de délégué·es élu.es, bénévoles et révocables. Par ailleurs, la socialisation peut prendre d’autres formes. Celle de la production agroécologique, par exemple, passe davantage par des associations de producteur·trices et de consommateur·trices, l’extension du gratuit à certains produits de base et la possibilité d’un « salaire paysan » versé par la collectivité comme reconnaissance de la contribution des agriculteurs·trices à la protection de la nature.
Quels acteurs politiques pour porter aux manettes le projet politique écosocialiste ? Et surtout : comment faire pour prendre le pouvoir relativement vite étant donné le peu de temps imparti pour initier cette métamorphose massive de l’économie ?
J’ai déjà évoqué la question des acteurs et la difficulté d’entrainer le mouvement ouvrier dans la lutte. Il faut y insister : c’est un enjeu stratégique majeur. Sans rupture des travailleur·euses avec le compromis productiviste, il n’y aura pas de sauvetage du climat et de la biodiversité, et encore moins de victoire écosocialiste. Si le mouvement ouvrier — ou des parties substantielles de ce mouvement — rompent avec ce compromis, par contre, alors s’ouvre la possibilité de favoriser une recomposition politique anticapitaliste à même de prolonger la recomposition sociale et de lui donner une perspective en termes de prise du pouvoir. Il n’y a, selon moi, aucune autre perspective à la hauteur de la terrible catastrophe qui monte autour de nous. En d’autres termes, une course de vitesse est engagée. On peut risquer une comparaison historique avec la situation qui précédait immédiatement la Première Guerre mondiale. Comme aujourd’hui, le futur projetait sur l’humanité l’ombre d’une terrible catastrophe que l’immense majorité des gens ne savaient comment arrêter. Écrivant peu avant 1914, Lénine estimait que la situation était « objectivement révolutionnaire ». Subjectivement, elle ne l’était pas du tout : au lieu de déclencher la grève générale contre la boucherie, les classes ouvrières de France et d’Allemagne sont parties au front la fleur au fusil. Les adversaires de cette folie n’étaient qu’une poignée. Pourtant, de la boucherie a surgi la révolution russe qui, avant d’être étouffée à l’extérieur et étranglée à l’intérieur, a mis fin à la guerre, ébranlé l’Europe et soulevé un énorme espoir de libération dans le monde entier. Un siècle plus tard, au milieu des décombres de cet espoir trahi, une question similaire se pose, à une échelle infiniment plus inquiétante : jusqu’où la majorité sociale devra-t-elle s’enfoncer dans les sombres tranchées de la catastrophe climatique avant de se retourner enfin contre le capitalisme ? Question sans réponse, hormis celle-ci, soufflée par Gramsci : « Il faut allier le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté. »