Entretien avec Jonathan Piron

République islamique d’Iran, un régime entre la vie et la mort

Illustration par un-e artiste iranien-ne anonyme

Depuis plus de six semaines, la mort de Mah­sa Ami­ni — une jeune femme kurde ira­nienne morte sous les coups de la police des mœurs pour une mèche de che­veux dépas­sant de son hijab — a entrai­né un large mou­ve­ment de contes­ta­tion dans tout le pays. Inédite dans sa vita­li­té et son inten­si­té, cette vague d’actions et reven­di­ca­tions se dres­sant d’abord contre le voile obli­ga­toire, s’est rapi­de­ment élar­gie à un mou­ve­ment contre le régime de la Répu­blique isla­mique lui-même. Nous avons deman­dé à Jona­than Piron, his­to­rien, conseiller au centre d’étude Eto­pia et spé­cia­liste du Moyen-Orient et notam­ment de l’Iran, d’éclairer dif­fé­rentes moda­li­tés et moteurs de la révolte en cours.

« Mah­sa, ton nom est deve­nu un mot de passe ». Le par­tage mas­sif sur les réseaux de l’épitaphe de la tombe de Mah­sa Ami­ni lance le début d’une vague de contes­ta­tion dans tout le pays. De fait, son nom répé­té, écrit, hash­ta­gui­sé et scan­dé par­tout devient l’étendard d’un com­bat pour la liber­té, l’égalité et la jus­tice en Iran. C’est l’étincelle qui va déclen­cher un mou­ve­ment contre ce régime oppres­sant et la vie étri­quée qu’il offre à sa popu­la­tion depuis plus 40 ans. En pre­mières lignes, des femmes de tout âge, excé­dées de subir des décen­nies d’oppression et fortes d’années de pra­tiques fémi­nistes au quo­ti­dien. Mais aus­si une large par­tie de la jeu­nesse, qui se dresse contre un sys­tème liber­ti­cide et vieillis­sant. Tous et toutes gui­dées par un élan de vie et une détes­ta­tion du régime, iels tiennent tête à ceux qui veulent les limi­ter, iels se rebiffent face aux mora­li­sa­teurs et ripostent aux attaques des bas­sid­jis, les cer­bères du sys­tème. L’insubordination se répand comme une trai­née de poudre, entrai­nant jubi­la­tion et ému­la­tion. Des évè­ne­ments inouïs se mul­ti­plient et se répandent sur les réseaux. Ain­si, dans les grandes villes d’Iran, des femmes se débar­rassent de leur hijab et marchent tête nue pour ten­ter d’imposer une nou­velle nor­ma­li­té. On les voit par­fois aus­si dan­ser et chan­ter dans la rue en jetant le sym­bole de leur oppres­sion, le voile obli­ga­toire, dans un feu de joie sous les vivas de la foule. Ici, on voit des col­lé­giennes ficher à la porte un bas­sid­ji venu leur faire la morale, ou encore déchi­rer dans l’allégresse les pages du por­trait du guide suprême de leurs livres d’école. Là, on voit des gens prendre la rue et appe­ler ensemble à la mort du régime, mettre en feu sta­tues et affiches de digni­taires du pou­voir. Là-bas encore, chaque soir, des batailles ran­gées qui par­fois font recu­ler les uni­tés anti émeutes qui leur répondent par des tirs à balles réelles ou des tabas­sages à mort (on en est à au moins 300 morts, près de 15000 emprisonné·es). Ailleurs, des étudiant·es brisent les bar­rières qui séparent hommes et femmes à la can­tine ou dans les amphis pour impo­ser la mixi­té. Fait inédit dans un pays où le mur de la peur tenait jusqu’ici sa popu­la­tion sage, et gar­dait les figures publiques silen­cieuses, on voit des spor­tif-ves, des artistes, des you­tu­beurs-euses prendre posi­tion et condam­ner la répres­sion. Par­tout, les graf­fi­tis enva­hissent les murs. « Zan, Zen­de­gi, Aza­di » (Femme vie liber­té) en est le plus connu. Issu du Kur­dis­tan, région dont était ori­gi­naire Mah­sa Ami­ni, ce mot d’ordre est immé­dia­te­ment adop­té par les contes­ta­taires de tout le pays. Et pour cause, il dit un pro­jet de socié­té et de vie radi­ca­le­ment oppo­sé à celui de la Répu­blique isla­mique. Un autre affirme : « Nous allons reprendre l’Iran aux mol­lahs ». Un troi­sième dit : « Depuis Mah­sa, tout ne tient qu’à un che­veu ». Les jours du régime sont-ils comp­tés ? Une chose est sûre, les opposant·es donnent tout ce qu’iels ont. (LC)

Est-ce que vous pourriez rappeler en quelques mots ce qu’est la République islamique d’Iran dans laquelle vivent 85 millions d’Iranien·nes ? Quelle est sa nature, son projet ? Et quelle est aussi sa réalité en 2022 ?

La Répu­blique isla­mique d’Iran est née à la suite d’une révo­lu­tion qui a ame­né à la chute du régime impé­rial du Shah d’Iran en 1979. Elle est le fruit d’une prise de pou­voir par l’âyatollâh Kho­mei­ny qui a pro­gres­si­ve­ment réus­si à évin­cer les dif­fé­rentes autres forces révo­lu­tion­naires, (par­mi les­quelles on retrou­vait des consti­tu­tio­na­listes, des laïcs mais aus­si des com­mu­nistes) et a impo­sé la Répu­blique isla­mique. Il s’agit d’un régime auto­ri­taire hybride avec des ins­ti­tu­tions dites « répu­bli­caines » : pré­sident et par­le­ment sont ain­si élus au suf­frage uni­ver­sel (y com­pris par les femmes). Mais l’ensemble des ces ins­ti­tu­tions répu­bli­caines sont en fait contrô­lées par les ins­ti­tu­tions « révo­lu­tion­naires » fon­dées sur des prin­cipes isla­miques et qui, elles, échappent com­plè­te­ment au choix de la popu­la­tion. C’est donc tout un sys­tème (le nezam en per­san) qui voit le Guide de la révo­lu­tion — actuel­le­ment Ali Kha­me­nei — contrô­ler l’ensemble des lieux de pouvoir.

Il faut évo­quer aus­si les Pas­da­rans, c’est-à-dire le corps des Gar­diens de la révo­lu­tion [une milice lour­de­ment armée d’environ 140 000 hommes exis­tant à côté de l’armée régu­lière NDLR] qui sont deve­nus aujourd’hui un acteur non plus seule­ment mili­taire, mais aus­si poli­tique et éco­no­mique très puis­sant. Aujourd’hui, contrai­re­ment à ce que laisse entendre l’expression sou­vent usi­tée « le régimes des mol­lahs », le pou­voir n’est que par­tiel­le­ment aux mains du cler­gé chiite. D’ailleurs une par­tie de ce cler­gé ne sou­tient pas ce qu’on appelle le Velayat‑e faqih, c’est – à‑dire le prin­cipe de gou­ver­nance de la Répu­blique isla­mique. Et même si ça reste un régime révo­lu­tion­naire isla­mique, on se trouve aujourd’hui face à un sys­tème auto­ri­taire, natio­na­liste et ultra­con­ser­va­teur dans lequel les Pas­da­rans jouent un rôle de plus en plus impor­tant plu­tôt que dans une théo­cra­tie pure.

Une fracture entre la société et le régime a existé dès 1979 et a donné lieu à plusieurs mouvement de contestation d’ampleur (protestations étudiantes de 1999, mouvement « vert » de 2009, émeutes contre la vie chère en 2019…). Qu’est-ce qui est différent avec le mouvement actuel ?

Dans ce qui est en train de se pas­ser, la grande nou­veau­té c’est que la jeune géné­ra­tion semble non seule­ment en rup­ture avec la manière dont le pou­voir est exer­cé mais aus­si qu’elle ne croit plus du tout que des réformes peuvent être réa­li­sées à l’intérieur de ce sys­tème. On observe une trans­for­ma­tion inédite dans le contrat social qui existe entre une par­tie de la popu­la­tion et le régime. Une autre fabrique du poli­tique est en train de se réa­li­ser : on consi­dère cette fois-ci qu’il faut chan­ger de système.

En 2009, durant les grandes contes­ta­tions du mou­ve­ment vert, menées à la suite de la réélec­tion frau­du­leuse d’Ahmadinejad, une par­tie des manifestant·es deman­dait où étaient leurs votes et insis­tait pour que le sys­tème se trans­forme. C’est d’ailleurs vers les réfor­ma­teurs que leurs demandes étaient adres­sées parce qu’ils pen­saient qu’ils avaient cette capa­ci­té de pou­voir chan­ger les choses à l’intérieur du nezam. Or, après la pré­si­dence du modé­ré Roha­ni (2013 – 2021), por­tée par les mes­sages d’espoir de sa pre­mière cam­pagne, une par­tie de la popu­la­tion s’est retrou­vée com­plè­te­ment désen­chan­tée et désa­bu­sée : la levée des sanc­tions n’a pas eu lieu puisque mal­gré l’accord sur le nucléaire, les Amé­ri­cains sont par­tis et les sanc­tions sont reve­nues ; les ques­tions sociales et éco­no­miques ont été peu trai­tées ; la ques­tion du port du voile obli­ga­toire devait être débat­tue mais n’a fina­le­ment jamais pu être mise sur la table… Cela explique pour­quoi aux der­nières élec­tions, l’électorat modé­ré et réfor­ma­teur s’est lar­ge­ment abs­te­nu : on ne consi­dère plus cette force poli­tique comme étant celle qui serait capable de por­ter des réformes dans un sys­tème aus­si verrouillé.

Actuel­le­ment, ce qu’on voit avec la « géné­ra­tion 1380 » (en réfé­rence à l’année du calen­drier per­san qui cor­res­pond à notre année 2000, ce qu’on nom­me­rait nous la « géné­ra­tion Z ») c’est qu’ils sont très poli­ti­sés mais qu’ils ne croient plus du tout au sys­tème poli­tique. La trans­for­ma­tion doit donc pro­ve­nir d’autre part.

C’est quoi être une femme en Iran en 2022 ? Quelle est la place des femmes dans ce pays ?

Être une femme en Iran c’est vivre quo­ti­dien­ne­ment sous toute une série de contraintes.

Des contraintes poli­tiques d’abord qui vous empêchent de vivre votre propre vie au quo­ti­dien et qui peut bou­cher votre ave­nir puisque vous vous trou­vez aux prises avec une série de dis­po­si­tifs légis­la­tifs qui vous empêchent d’être à éga­li­té avec les hommes et dont l’obligation du port du voile est le plus connu. Mais on peut son­ger aus­si à ce qui régle­mente la contra­cep­tion, l’héritage, ou l’accès à cer­tains types d’emplois.

Ce sont ensuite des contraintes éco­no­miques. Si 60 % des Ira­niennes font des études supé­rieures, seule­ment 14 % d’entre elles sont dans la popu­la­tion active, faute d’emplois dis­po­nibles pour elles. Beau­coup se retrouvent donc avec l’obligation d’être mère au foyer à s’occuper du ménage. Et dans de nom­breux cas de ménages mono­pa­ren­taux, les femmes se voient obli­gées de tra­vailler dans le sec­teur infor­mel (35 % de l’économie du pays) avec toute la pré­ca­ri­té que cela suppose.

Ce sont enfin des contraintes sociales. Si des trans­for­ma­tions posi­tives ont lieu (on observe ain­si que l’âge du mariage et l’âge du pre­mier enfant sont repous­sés) vous avez quand même toute une série de prin­cipes patriar­caux et une pres­sion sociale, qu’on appelle Abe­ru Zaher, axée sur la digni­té et l’apparence qui empêchent les femmes de pou­voir de vivre en socié­té comme elle le sou­hai­te­rait. Il y a des choses que vous pou­vez faire et il y a des choses que vous ne pou­vez pas faire.

Le sta­tut de la femme est donc très dif­fi­cile et très pré­caire en Iran. Mal­gré cela, les Ira­niennes sont très pré­sentes dans l’espace public et déve­loppent un ensemble de moyens sub­tils de résis­tance  aux injonc­tions du pou­voir. Elles sont véri­ta­ble­ment actrices de leur socié­té puis­qu’elle repré­sentent une force poli­tique : on les a notam­ment vues très sou­vent mobi­li­sées dans les grandes mani­fes­ta­tions de ces qua­rante der­nières années. Voire même d’avant 1979 puisqu’elles ont joué un grand rôle déjà lors de la révo­lu­tion consti­tu­tion­nelle, de 1906. En 2009, elles étaient très actives et l’un des sym­boles de cette mobi­li­sa­tion a d’ailleurs été la mort de Neda Agha Sol­tan, une étu­diante de 27 ans abat­tue par la police anti-émeute. Et ici, dans ce mou­ve­ment qui fait suite à la mort de Masha Ami­ni, ce sont aus­si des femmes qui consti­tuent l’un des pre­miers piliers de la mobi­li­sa­tion. Elles vont direc­te­ment dans la rue et portent toute une série de slo­gans inédits.

Main­te­nant, il ne faut pas non plus envi­sa­ger « les femmes » de manière homo­gène. Il y a dif­fé­rentes caté­go­ries de femmes à l’intérieur de l’Iran avec dif­fé­rentes per­cep­tions du rôle que les femmes doivent avoir. Mais elles ne sont en tout cas pas du tout dans une logique effa­cée même si elles doivent suivre les contraintes qui s’appliquent à leur égard.

Masha Amini n’est pas la première femme ou personne qui est victime d’une injustice totale et qui est tuée par le régime. Pourquoi cette mort-là a été l’étincelle ? Pourquoi ce mouvement éclate maintenant ?

Dif­fi­cile de dire exac­te­ment pour­quoi des grands mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion se déclarent après une mort. Par exemple per­sonne n’aurait pu soup­çon­ner en décembre 2010 que l’immolation de Moha­med Boua­zi­zi allait déclen­cher l’ensemble des révoltes arabes.

Ce qu’on peut dire, c’est que la mort de Mah­sa Ami­ni s’est pro­duite dans un cli­mat qui était déjà par­ti­cu­liè­re­ment com­pli­qué. L’Iran vit en effet depuis quelques années une période d’incertitudes sociales et éco­no­miques pro­fondes avec le poids des sanc­tions, avec une infla­tion très éle­vée, avec un chô­mage impor­tant à cause des sanc­tions mais aus­si à cause de la pan­dé­mie de Covid-19 qui a été très mal gérée.

Avec le retour au pou­voir des ultra­con­ser­va­teurs, que marque l’élection du pré­sident Ebra­him Raïs­si en 2021, sont aus­si reve­nues un ensemble de contraintes à l’égard de la popu­la­tion et notam­ment des femmes. On a ain­si revu les fameuses gasht‑e Ershad, ces patrouilles de mora­li­té, reve­nir dans les rues et contrô­ler si le voile était « cor­rec­te­ment » por­té. Addi­tion­nées à d’autres pro­jets comme celui d’empêcher les femmes « mal voi­lées » d’avoir accès à cer­tains ser­vices publics ou encore celui d’installer des camé­ras dans les métros pour contrô­ler le port du voile, cela a pu faire mon­ter encore un peu plus la pression.

Il faut bien se rendre compte à quel point ce contrôle du voile obli­ga­toire peut être dis­cri­mi­na­toire. Il n’y a en effet aucun texte qui dit clai­re­ment com­ment le voile doit être por­té : c’est donc sou­vent à la tête de la cliente que cette police des mœurs opère. On constate ain­si des inéga­li­tés spa­tiales et sociales en la matière. Dans le Nord de Téhé­ran, les quar­tiers les plus aisés de la ville, les femmes cir­culent plus sou­vent avec un voile très relâ­ché, et là les patrouilles n’agissent que très peu. Par contre, dans les quar­tiers du Sud de la ville, plus popu­laires, les patrouilles sont beau­coup plus pré­sentes et actives. Non seule­ment elles arrêtent et donnent des amendes plus fré­quem­ment, mais elles peuvent aus­si aller jus­qu’à vous faire subir la vexa­tion de convo­quer votre père, votre mari ou votre frère pour venir vous cher­cher au poste de police.

Une série d’évènements ces der­nières années ont éga­le­ment créé de grandes émo­tions popu­laires et ont dura­ble­ment mar­qué les esprits. Par exemple, en sep­tembre 2019, le sui­cide de Sahar Kho­daya­ri, une jeune sup­por­trice de foot qui avait été arrê­tée pour avoir vou­lu ren­trer dans un stade dégui­sé en homme (l’accès aux stades est inter­dit aux femmes), et qui a pré­fé­ré s’immoler par le feu plu­tôt que de subir une peine de pri­son. On peut encore pen­ser à la mort des 176 pas­sa­gers d’un avion de ligne de la Ukraine Inter­na­tio­nal Air­lines abat­tu près de Téhé­ran en jan­vier 2020 par deux mis­siles tirés par les forces de défense ira­nienne au moment de la crise avec les États-Unis. Ce genre d’évènements ont par­ti­ci­pé à la perte de confiance de toute une par­tie de la popu­la­tion dans ce régime et dans sa capa­ci­té à être un bou­clier pour la population.

La mémoire de ces trau­ma­tismes col­lec­tifs s’additionne donc à une accu­mu­la­tion de frus­tra­tions, du res­sen­ti­ment, de la ran­cœur, de la colère. Et la mort de cette jeune femme kurde qui per­son­ni­fie une série de ten­sions qui tra­versent la socié­té ira­nienne (elle repré­sente en effet les trois niveaux d’oppressions sexiste, socio-éco­no­mique et eth­nique en Iran) va déclen­cher l’explosion. Dif­fé­rents mou­ve­ments popu­laires vont toute suite prendre la rue et se ras­sem­bler autour de cette mort, de cette cause qui devient fina­le­ment une cause commune.

Cette cause commune, on pourrait d’ailleurs la rattacher au principal mot d’ordre qui fédère la contestation actuelle : « Zan, Zendegi, Azadi » c’est-à-dire « Femme, Vie, Liberté ». En quoi ce slogan résume un projet de société aux antipodes de celui de la République islamique ?

Les slo­gans et les pro­jec­tions de la Répu­blique isla­mique ren­voient pour la plu­part à l’individu face à la mort. La figure du mar­tyr, le sha­hed, y est omni­pré­sente. Le régime déve­loppe tout un mar­ty­ro­logue orien­té vers l’idée qu’on doit don­ner son sang, son corps et sa vie à la Répu­blique isla­mique. Or, ici, les mani­fes­tant-es lui opposent ce « Femme, Vie, Liber­té » qui replace au contraire l’individu dans la vie et qui demande aus­si la fin de la bru­ta­li­sa­tion exer­cée contre le corps des femmes et contre les femmes elles-mêmes. Cet éloge du droit à la vie se retrouve aus­si dans d’autres slo­gans comme « Nous ne vou­lons pas mou­rir » ou « Nous vou­lons vivre ». Il est unique dans l’histoire de la contes­ta­tion en Iran parce qu’il repré­sente une nou­velle pro­jec­tion de l’être en société.

Face à un régime qui promet une grisaille mortifère, les manifestant·es développent tout un répertoire d’actions très déterminées mais aussi très joyeuses. A côté d’actions éclairs en groupe, de cortèges mobiles spontanés, d’une reprise de l’espace public et de combats avec la police, on voit aussi des détournement de slogans du régime, des graffitis inventifs, des chants, des danses. Il y a toute une jouissance de retrouver ensemble un peu de liberté dans l’espace public. Est-ce qu’il y a dans ce répertoire de lutte des formes qui peuvent particulièrement bien fonctionner face aux outils de répression et face à l’idéologie de la République islamique ?

Le réper­toire de contes­ta­tion que vous avez men­tion­né est ancré sur des prin­cipes tra­di­tion­nels de contes­ta­tion : mani­fes­ter, brû­ler des effi­gies, détruire du mobi­lier, s’en prendre aux sym­boles du pou­voir… Mais il y a aus­si effec­ti­ve­ment beau­coup de déri­sion et d’ironie. Je suis par exemple très frap­pé par ces vidéos de jeunes passant·es qui viennent faire tom­ber les tur­bans de mol­lahs qui marchent dans la rue, cela rend compte de la pro­fonde délé­gi­ti­ma­tion du reli­gieux en Iran pour cette génération-là.

Des images forte ne cessent de cir­cu­ler sur les réseaux sociaux : des danses réa­li­sées dans les rues, des femmes sans voile atta­blées au res­tau­rant, ou qui se baladent dans la rue, ou qui jouent de la musique en public, autant de choses qui sont défen­dues en Iran. Et puis, on a aus­si des pho­tos par­ta­gées qui pré­sentent des femmes voi­lées, un peu voi­lées et dévoi­lées ensemble sur des pho­tos. Et les nom­breux com­men­taires qui les accom­pagnent : c’est ça qu’on veut, c’est la liber­té de choix. C’est bien toute cette conscien­ti­sa­tion et cette poli­ti­sa­tion qui se réa­lisent à tra­vers la puis­sance de l’image qui est inédite aujourd’hui. Aupa­ra­vant, les réseaux sociaux étaient uti­li­sés sur­tout pour coor­don­ner les mani­fes­ta­tions et échan­ger des infos. Ici, il y a une puis­sance de l’évocation de l’image qui a une grosse force de frappe sur les réseaux uti­li­sés en Iran, sur­tout Tele­gram. Ces pho­tos et ces vidéos montrent et disent : « on peut faire ça ».

Ça a pour effet de bri­ser une repré­sen­ta­tion jusque-là impo­sée par le régime et qu’on peut obser­ver par exemple dans l’espace de la rue. En effet, la rue en Iran est un espace très poli­tique et très contrô­lé par le régime. Les slo­gans et exhor­ta­tions offi­cielles, les images des mar­tyrs, des por­traits des deux guides de la révo­lu­tion et d’autres figures du régime occupent l’espace tan­dis que la rue elle-même est pleine d’obstacles pour les pié­tons et de fait lar­ge­ment réser­vée aux voi­tures, ce qui empêche habi­tuel­le­ment la popu­la­tion d’y mani­fes­ter. Ici, on observe donc non seule­ment une impres­sion­nante réoc­cu­pa­tion d’un espace public dif­fi­cile accom­pa­gné par cet inves­tis­se­ment de l’espace vir­tuel via cette puis­sance de l’évocation de l’image. Une nou­velle pro­jec­tion de soi est en train de se réa­li­ser. Elle se base sur ces images inédites qui entrainent à la fois de la stu­pé­fac­tion et de l’émotion. Et qui disent : « on peut faire ça », « c’est pos­sible », « certain·es l’ont fait, on peut le refaire ».

Comment qualifier ce mouvement ? C’est une révolte ou une révolution ?

Ce mou­ve­ment est très dif­fi­ci­le­ment cer­nable d’un point de vue poli­tique, c’est une action col­lec­tive d’acteurs non col­lec­tifs. Il n’y a pas un cahier des charges poli­tiques, pas de struc­tu­ra­tion, pas de lea­der­ship — c’est d’ailleurs ce qui le rend très dif­fi­cile à contrô­ler par le régime. Mais c’est aus­si ce qui fait sa fai­blesse : il n’a sans doute pas, en l’état, la capa­ci­té de ren­ver­ser le pou­voir. En même temps c’est un pro­ces­sus de contes­ta­tion qui est beau­coup plus liquide, impos­sible à écra­ser comme le seraient des mani­fes­ta­tions de masse. Il peut faci­le­ment se por­ter dans d’autres caté­go­ries de la popu­la­tion, pas­ser de manifestant·es du Kur­dis­tan ou du Balout­chis­tan aux Uni­ver­si­tés puis tou­cher les lycéennes, ensuite les ouvriers des champs pétro­liers, les avocats·es, les enseignant·es avant de reve­nir vers les étudiant·es. Cela en fait un objet plu­tôt insai­sis­sable mais aus­si unique car il pro­pose une nou­velle fabrique du poli­tique qui se réin­vente à l’extérieur du cadre impo­sé par le régime. On ne per­çoit pas encore très bien sa fina­li­té, ni jusqu’où ça va aller, mais en tout cas, c’est une trans­for­ma­tion qui se réa­lise par le poids des images. Des images qui vont aus­si frap­per les esprits de ceux qui ne se mobi­lisent pas et qui voient ces chan­ge­ments se réa­li­ser sans très bien pou­voir le catégoriser.

Les Iranien·nes sont en train d’écrire l’histoire et ce qu’il va advenir est impossible à prévoir. Mais, même si le mouvement actuel n’aboutissait pas à un changement de régime, est-ce que quelque chose aura d’ores et déjà changé ?

Oui, abso­lu­ment. Les images qui cir­culent actuel­le­ment et les sym­boles qu’elles repré­sentent vont res­ter et se gra­ver dans la mémoire col­lec­tive comme se sont gra­vées celles du mou­ve­ment vert de 2009. La géné­ra­tion qui a mani­fes­té s’en sou­vient tou­jours. Mais elle se sou­vient aus­si de la répres­sion ter­rible qui a sui­vi. Une par­tie de la popu­la­tion a d’ailleurs peur de des­cendre dans la rue car elle sait com­ment le régime peut réagir. Cet élan nou­veau por­té par les plus jeunes (les moins de 35 ans sont majo­ri­taires en Iran), cette per­cep­tion du rap­port à soi et du rap­port au régime qui est en train de se modi­fier, res­te­ront, quoi qu’il se passe.

C’est une séquence politique qui grignote la légitimité du régime en place ?

Bien plus que gri­gno­ter, qui la dévore ! La frac­ture est pré­sente depuis de nom­breuses années et elle devient ici béante. Le régime est de plus en plus vu comme une géron­to­cra­tie dic­ta­to­riale avec des lea­ders qui ont allè­gre­ment plus de 65 ans. Kha­me­nei a 83 ans. Les per­sonnes à la tête du pou­voir judi­ciaire ou les membres de l’Assemblée des experts sont aus­si très âgées. Ils appa­raissent tous comme étant com­plé­te­ment décon­nec­tés de la réalité.

L’autre évè­ne­ment mar­quant que je note, c’est un dis­cré­dit fort de l’ensemble du cler­gé. Une sécu­la­ri­sa­tion est d’ailleurs en train de se réa­li­ser en Iran où une par­tie de la popu­la­tion conti­nue à mani­fes­ter des sen­ti­ments reli­gieux mais ne consi­dère plus le cler­gé comme étant une enti­té légi­time. En fait, par son entrée dans le poli­tique, ce cler­gé s’est construit sur l’idée qu’il était un pou­voir fort mais il s’est dans le même temps affai­bli en s’ouvrant à toutes les cri­tiques. On voit aujourd’hui que le dis­cré­dit se porte contre l’ensemble des repré­sen­tants chiites. Ça s’incarne notam­ment dans les séquences vidéos sur les réseaux que j’évoquais où l’on voit des jeunes s’amuser à faire tom­ber les tur­bans de mol­lahs dans la rue. Ce sont des signaux très forts : cet acteur qui se pré­sen­tait long­temps comme un des piliers de la socié­té ira­nienne est aujourd’hui per­çu au mieux comme un oppres­seur sinon comme un objet de rigo­lade. Ce sont éga­le­ment des aspects très mar­quants pour la popu­la­tion. La par­tie non-reli­gieuse de la popu­la­tion se dit : « tiens, on peut le faire », celle qui est reli­gieuse se dit : « mais qu’est-ce qu’il se passe ? »

Vous avez fait le constat sur votre fil Twitter que beaucoup d’observateurs occidentaux plaquent sur le mouvement une vision ethnocentrée, qu’on projette beaucoup de nos idées sur les réalités vécues par les Iranien·nes. Quelles sont ces projections et qu’est-ce qu’il faudrait faire pour mieux comprendre ce qui se passe en Iran ?

L’essentiel des pro­jec­tions que j’évoquais concernent la ques­tion du voile. On voit les mani­fes­ta­tions en Iran à tra­vers les images de femmes qui brûlent leur voile, et pour une par­tie des com­men­ta­teurs euro­péens, ce serait la preuve que les Ira­niennes se révoltent contre une reli­gion, que c’est un mou­ve­ment laïc qui est en route. Ce qui est faux et relève de reflexe orien­ta­liste et d’une vision idéa­li­sée de la femme Ira­nienne. Car ce sont d’abord des mani­fes­ta­tions diri­gées contre une struc­ture poli­tique oppres­sante et qui portent aus­si une cri­tique des contraintes de la vie au quo­ti­dien. Par rap­port au voile, les femmes veulent avoir la liber­té de choix, de l’enlever ou de le gar­der. Évi­tons donc de dres­ser des com­pa­rai­sons avec la ques­tion du port du voile telle qu’elle se joue ici : ce sont deux réa­li­tés dif­fé­rentes. Le mieux qu’on puisse faire serait donc de ne pas par­ler à la place des Ira­niennes mais se faire le relai de leurs témoi­gnages, dire ce qu’elles nous disent et non pas inter­pré­ter à notre manière ce qu’on per­çoit des évè­ne­ments qui se déroulent là-bas.

A l’égard de l’Iran, il faut se dépar­tir des réflexes orien­ta­listes et des cli­chés qui encombrent notre esprit si l’on veut com­prendre com­ment les choses vont évo­luer. Par exemple, il faut réa­li­ser qu’il ne s’agit pas pour le moment d’un sou­lè­ve­ment géné­ra­li­sé. Il y a sans doute même moins de manifestant·es que lors des contes­ta­tions pos­té­lec­to­rales de 2009. Néan­moins, on fait face à quelque chose de dif­fé­rent, de plus pro­fond et donc de plus dif­fi­cile à per­ce­voir. C’est pour cela qu’il faut être très pru­dent sur la suite des évè­ne­ments. Parce qu’ils sont très fluides et liquides, on ne peut pas pré­dire leur évo­lu­tion. Ça peut très bien s’éteindre pen­dant un temps avant de reprendre. On peut aus­si avoir une espèce de guerre d’usure entre la socié­té et le pou­voir, sans qu’aucune des deux ne puissent prendre le des­sus, en atten­dant un évè­ne­ment qui enclenche autre chose.

Tous les opposant·es au régime ne sont pas encore joint·es au mouvement même si ici ou là, des ouvriers déclenchent des grèves, des commerçant·es ferment leur magasins en solidarité, des religieux sunnites critiquent le gouvernement, bref, qu’il y a des surgissements à d’autres endroits que la rue seule. Mais qu’est-ce qui pourrait faire que d’autres oppositions plus muettes pour le moment viennent se joindre à la contestation ?

Très sin­cè­re­ment, je ne sais pas. Cela peut dépendre de beau­coup de choses. Une nou­velle mort sym­bo­lique qui va remo­bi­li­ser ? Un évè­ne­ment poli­tique comme la mort de Kha­me­nei et dont le suc­ces­seur ne serait pas consi­dé­ré comme légi­time ? Mais ce ne serait que faire de la spé­cu­la­tion que d’essayer de tres­ser un hori­zon à quelque chose qui est en train de se faire.

La force du régime, et le verrou, pour les opposant·es, ce sont les pasdarans et les bassidjis ? C’est-à-dire les corps armés qui protègent le régime ?

Le ver­rou c’est l’unité du régime qui se réa­lise au cœur du nezam quand il se sent agres­sé. Vous avez un sys­tème par­fois très cri­tique contre lui-même mais qui peut se soli­di­fier quand il se sent atta­qué. Pour le moment, il y a une sorte d’unité qui se réa­lise, je per­çois peu de brèches. Certes, cer­tains pas­da­rans cri­tiquent la police de mora­li­té mais ça reste très limi­té. Et les quelques appels au dia­logue ont vite été refer­més. De toute manière, à par­tir du moment où Kha­me­nei donne une direc­tive comme celle de mettre fin à ce mou­ve­ment, tous les débats sont terminés.

De fait, le sys­tème ne peut pas se réno­ver : ceux qui sont en dehors, les modé­rés et réfor­ma­teurs n’ont plus droit à la parole ; et ceux qui sont à l’intérieur, les kho­di, n’ont pas la capa­ci­té ni la volon­té de le trans­for­mer. Ce qui fait sa force, offrir un front uni, est en même temps ce qui fait sa fai­blesse puisque cette extrême rigi­di­té ne fait que creu­ser encore un peu plus l’écart entre le nezam et la popu­la­tion. Quel est, dans ce cadre, l’évènement poli­tique qui pour­ra accen­tuer et maté­ria­li­ser encore plus for­te­ment cet écart et ain­si entrai­ner une contes­ta­tion encore plus impor­tante ? C’est bien toute la ques­tion qui se pose actuellement…

Dernier ouvrage paru : Jonathan Piron, Qatar, le pays des possédants - Du désert à la Coupe du Monde, Luc Pire, 2022

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