Le tableau en trompe‑l’œil de la jeunesse Covid

Photo : Pixbay (retravaillé)

Géné­ra­tion sacri­fiée. Jeu­nesse volée. Ave­nir bou­ché. Étu­diants en décro­chage… Les jeunes géné­ra­tions auraient été dure­ment péna­li­sées par les confi­ne­ments suc­ces­sifs et pro­lon­gés, au nom de la pré­ser­va­tion de la san­té et de la vie des plus âgés, plus vul­né­rables face au risque d’infection. Pas ques­tion, bien enten­du, de nier les souf­frances de la crise sani­taire et de ses consé­quences spé­ci­fiques aux jeunes. Nombre d’entre eux, d’ailleurs, auront à endu­rer plus long­temps les effets de la longue crise éco­no­mique, sociale et éco­lo­gique qui s’amorce. Mais les classes d’âge n’expliquent pas tout. 

Le tableau est plus nuan­cé que ne le laisse entre­voir une telle palette géné­ra­tion­nelle mono­chro­ma­tique. D’abord, parce que le coro­na­vi­rus ne frappe pas que les per­sonnes âgées : ses effets les plus patho­gènes, comme l’ont mon­tré nombre d’études, sont étroi­te­ment cor­ré­lés à des situa­tions de pau­vre­té et à des sta­tuts socio­pro­fes­sion­nels déva­lo­ri­sés : un jeune manu­ten­tion­naire tra­vaillant dans l’entrepôt d’une mul­ti­na­tio­nale d’e‑commerce est bien davan­tage expo­sé qu’une étu­diante exi­lée dans la rési­dence secon­daire de ses parents ou dans l’habitation fami­liale quatre façades en péri­phé­rie urbaine.

Ensuite « les » jeunes n’ont pas été dépeints que sous les traits de la vic­time. Ils ont aus­si été l’objet ou le récep­tacle des récri­mi­na­tions de cer­tains ainés qui ont pro­je­té sur eux leurs angoisses de mort. Ils ont subi – et conti­nuent à subir – des pro­cès moraux en légè­re­té de com­por­te­ment, en incons­cience et en irres­pon­sa­bi­li­té. Notam­ment par le biais de ces images les sur­pre­nant en situa­tion de grou­pe­ment non auto­ri­sé dans un parc ou au pied d’un immeuble d’une cité de loge­ments sociaux, ou encore dans les infor­ma­tions, aux accents de qua­si-réqui­si­toire, sur les lock­down par­ties ou les « teufs » clan­des­tines. Aux « Salauds de pauvres ! » pla­cés dans la bouche de Jean Gabin par Claude Autant-Lara dans la Tra­ver­sée de Paris, ont suc­cé­dé les « Sale­tés de jeunes ! » à peine contenus.

C’est d’autant plus com­mode quand les seconds se confondent avec les pre­miers… et figurent ceux qui, de tout temps, ont été dési­gnés comme « un pro­blème » ou comme « une menace » pour la socié­té, comme le rap­pelle Ber­nard Devos, le Délé­gué géné­ral aux droits de l’enfant de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles1. De fait, les jeunes les plus ciblés par l’expression de l’ordre moral sous régime Covid ne sont pas tant ceux qui trichent aux exa­mens sur Zoom, ni ceux qui bravent les normes de bulle et de dis­tan­cia­tion sociales sur les pelouses du Bois de la Cambre quand s’invitent les pre­miers rayons de soleil pré­prin­ta­niers. Ceux-ci sont mon­trés avec une bien­veillante man­sué­tude du genre « A leur place, on ferait pareil, hein… ». Les vrais « déviants » à la norme, dans l’esprit com­mun, ce sont bien davan­tage ceux, par exemple, qui se voient accu­sés de par­ti­ci­per à une « émeute » à Cure­ghem, et de mettre ain­si en dan­ger la san­té ou la vie des autres de façon irré­flé­chie. Une ana­lyse socio­lo­gique de la situa­tion démontre pour­tant assez aisé­ment qu’on peut y voir le signe, au contraire, d’une « pul­sion de vie et de révolte » face au décès d’un de leurs amis suite à une inter­ven­tion des forces de l’ordre dans leur quar­tier : une mani­fes­ta­tion du sen­ti­ment d’injustice vécu par des jeunes dont « l’intégrité phy­sique et l’existence en tant que groupe social semblent être bafouées ».

On songe éga­le­ment aux repor­tages « embar­qués » aux côtés de patrouilles de police menant la chasse à « ceux qui n’ont tou­jours pas com­pris », ou fai­sant appel à la déla­tion sociale auprès des « bons citoyens »… au nom de « l’union à onze mil­lions » que la pro­pa­gande offi­cielle s’efforce de nous vendre2. La rela­tion trem­blante face camé­ra des « affron­te­ments impli­quant des jeunes Bruxel­lois » sur une plage esti­vale de Blan­ken­berge par des jour­na­listes « de piquet » à la côte belge ce week-end-là est, elle aus­si, res­tée dans les mémoires…

ALLER AU-DELÀ DES PARCS IXELLOIS

Les trans­gres­sions ou les résis­tances spé­ci­fiques que l’on peut consta­ter de la part de jeunes (comme de moins jeunes) à l’égard des mesures Coro­na sont fonc­tion du vécu de réa­li­tés sociales très dif­fé­rentes les unes des autres. Mais pour faire entre­voir les rai­sons qui peuvent ame­ner cer­taines frac­tions du conti­nent jeune à ne pas vou­loir et, sur­tout, à ne pas pou­voir, res­pec­ter les règles, encore fau­drait-il prendre la peine de recueillir les témoi­gnages de tous… et pas seule­ment ceux gla­nés dans les parcs ixel­lois ou woluwéens auprès de jeunes au pro­fil socio­cul­tu­rel iden­tique à celui des (jeunes) jour­na­listes3.

Face à l’autorité publique, les formes de « prise en défaut » des jeunes sont aus­si révé­la­trices de rap­ports dif­fé­rents dans la perte de confiance vis-à-vis de l’institution éta­tique. Que celle-ci soit per­çue par eux en tant qu’organe de pou­voir dépo­si­taire d’un pro­jet col­lec­tif de socié­té, ou en tant que ser­vice public fonc­tion­nel garan­tis­sant (plus ou moins) l’égalité d’accès aux res­sources d’existence socia­le­ment dis­po­nible : les soins de san­té, l’éducation, la culture, l’emploi, le loge­ment, l’énergie, la mobi­li­té, la com­mu­ni­ca­tion… c’est-à-dire tout ce qui consti­tue la san­té humaine non comme une absence de mala­die, mais, à l’instar de la défi­ni­tion qu’en donne l’OMS, comme « un état de com­plet bien-être phy­sique, men­tal et social ».

De ce point de vue, la situa­tion issue de la crise sani­taire ne fait que révé­ler et exa­cer­ber des dyna­miques et des mar­queurs qui étaient là bien avant dans les dif­fé­rentes caté­go­ries de la jeu­nesse, selon des degrés d’intensité et des modes d’expérience variables : inquié­tude, pes­si­misme face à l’avenir, perte et besoin de sens, sur­ex­po­si­tion à la rhé­to­rique et aux réa­li­tés de la crise glo­bale, anta­go­nisme ou pola­ri­sa­tion géné­ra­tion­nelle, sen­ti­ment de mar­gi­na­li­sa­tion et d’impuissance, pré­ca­ri­sa­tion et déclas­se­ment social dans les couches popu­laires et dans les strates infé­rieures des classes moyennes, auto­dé­va­lo­ri­sa­tion sym­bo­lique et sociale…

Le choc pan­dé­mique accroit à la fois les fortes inéga­li­tés qui tra­versent cette caté­go­rie d’âge et le rejet social dont elle se sent l’objet.

UNE EXPÉRIENCE DE MORT SOCIALE

On ne mesure pas assez ce que repré­sente de mor­ti­fi­ca­tion sociale durable pour cette classe d’âge la pri­va­tion des liens de socia­bi­li­té. On évoque, de façon le plus sou­vent euphé­mis­tique et psy­cho­lo­gi­sante, une « perte de liber­té » momen­ta­née, le besoin contra­rié de « voir ses potes », le « blues des étu­diants » ou le « mal-être » de la jeu­nesse comme s’il s’agissait d’une mala­die juvé­nile sim­ple­ment plus dif­fi­cile à vivre. Ce type de repré­sen­ta­tion ne rend abso­lu­ment pas compte de ce qui se joue dans une période de l’existence par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rable où on se construit, où on doit lut­ter pour s’intégrer par­mi ses pairs et dans l’âge adulte, où on est à la recherche de ses mor­ceaux d’identité, où on teste l’étanchéité des fron­tières et des normes (sociales, cultu­relles…) éta­blies, dont seul le dépas­se­ment per­met de dévoi­ler les oppor­tu­ni­tés et les res­sorts de la trans­for­ma­tion et de la réa­li­sa­tion de soi. Ce qui est en jeu va bien au-delà de simples pro­blèmes d’angoisse ou de détresse men­tale passagère.

Or, que leur répond-on du côté des pou­voirs publics et des auto­ri­tés sco­laires et aca­dé­miques ? « Faites (encore) un effort », « Adap­tez-vous », « Faites preuve d’autodiscipline »… À la fois injonc­tion et mys­ti­fi­ca­tion, la réponse de la conti­nui­té péda­go­gique se heurte vite à ses limites une fois qu’elle a flé­ché les par­cours vers l’aide maté­rielle et l’aide psy­cho­lo­gique dis­po­nibles, et une fois mise en place la super­che­rie du télé-ensei­gne­ment, avec ses appels à l’autonomie et à la res­pon­sa­bi­li­sa­tion indi­vi­duelle « créa­tive » de la part des pro­fes­seurs et des appre­nants. Le sou­ci de conti­nui­té, « quoi qu’il en coûte », montre com­ment le sys­tème d’éducation et de for­ma­tion consi­dère la jeu­nesse : à la manière d’un maté­riau appe­lé à évo­luer de case en case où il va être peu à peu usi­né, trans­for­mé, poli, adap­té comme futur rouage de la Machine économique.

Ce qui ren­voie au fameux pro­pos du socio­logue Pierre Bour­dieu4, pour qui les fron­tières entre classes d’âge sont non seule­ment mou­vantes d’une époque à une autre, mais reviennent aus­si et sur­tout « à impo­ser des limites et à pro­duire un ordre auquel cha­cun doit se tenir, dans lequel cha­cun doit se tenir à sa place ». De la même manière qu’il existe une frac­ture numé­rique sou­vent évo­quée, il existe un fos­sé bien plus pro­fond et plus ancien encore au niveau de la « qua­li­té » et de l’emploi des rouages fabri­qués. « Le capi­ta­lisme, note à cet égard Fla­vio Cirau­do, per­ma­nent syn­di­cal Jeu­nesse à la CSC Char­le­roi, uti­lise la jeu­nesse comme un labo­ra­toire pour voir com­ment can­ton­ner les tra­vailleurs dans des condi­tions pré­caires. »5.

L’appauvrissement intégré comme une normalité

Comme lors de toute crise éco­no­mique, les 18 – 25 ans sont en pre­mière ligne de celle en cours. Mais ce que l’on ne soup­çon­nait peut-être pas et qu’elle révèle, c’est l’ampleur des emplois pré­caires au sein de laquelle ils évo­luent : jobs étu­diants sup­pri­més, contrats d’intérim non renou­ve­lés, temps par­tiels et flexi-jobs payés sous le salaire mini­mum, allo­ca­tions de chô­mage com­plé­men­taires, allon­ge­ment de la période de chô­mage d’insertion non rému­né­ré, sup­pres­sion des droits aux allo­ca­tions d’insertion en cas de pre­mière demande après 25 ans…

La mul­ti­pli­ca­tion des recours aux aides sociales et aux colis ali­men­taires sou­ligne le degré d’urgence sociale et les situa­tions de lutte pour la sur­vie qui carac­té­risent les par­cours de par­ties crois­santes de la jeu­nesse. Pour les jeunes peu ou non diplô­més, l’expérience de fin du monde sociale ou de mort socio-éco­no­mique se trouve « sim­ple­ment » ampli­fiée par la des­truc­tion de dizaines de mil­liers d’emplois ou de sous-emplois.

Depuis long­temps déjà, les trans­for­ma­tions de la struc­ture du « mar­ché du tra­vail » avec la divi­sion par deux des métiers ouvriers, la dés­in­dus­tria­li­sa­tion et la délo­ca­li­sa­tion d’une par­tie de l’emploi, la très forte dimi­nu­tion qui en résulte des emplois peu ou moyen­ne­ment qua­li­fiés, l’absence de l’usine comme débou­ché pour les enfants des milieux popu­laires, le rôle stra­té­gique accru de l’école et de la réus­site sco­laire comme ins­tance de légi­ti­ma­tion et comme clé d’entrée prin­ci­pale dans le monde social, le dur­cis­se­ment de la concur­rence pour les jobs et des condi­tions d’accès aux droits sociaux… viennent se gref­fer sur les « lois impla­cables de la repro­duc­tion sociale », notent les socio­logues Sté­phane Beaud et Gérard Mau­ger6, pour condam­ner les « mal diplô­més » à l’inemploi, voire à « l’inemployabilité » durables.

Quoi qu’on en dise, alors qu’ils pré­sentent les taux de pau­vre­té, de pré­ca­ri­té et de chô­mage les plus éle­vés, ils ont joué le jeu du confi­ne­ment et ont fait socié­té. Pour­tant, ils ne trouvent pas les espaces néces­saires pour s’exprimer. À la dif­fé­rence des étu­diants, ils s’entendent impo­ser un dis­cours géné­ral en inadé­qua­tion totale avec leur quo­ti­dien… Leur besoin d’être écou­tés est absent des pré­oc­cu­pa­tions des ges­tion­naires de la crise. Tout comme leur besoin de par­ti­ci­per, loin des rhé­to­riques de vic­ti­mi­sa­tion ou de culpa­bi­li­sa­tion qui leur sont appli­quées, est rabat­tu sur les seules obli­ga­tions infan­ti­li­santes du res­pect des règles sanitaires.

La détresse psy­cho­lo­gique est peu à peu deve­nue l’angle de vue prin­ci­pal sous lequel on consi­dère la situa­tion et l’expression des jeunes, sans qu’il y ait une prise de conscience plus large de la réa­li­té sociale de nombre d’entre eux, qu’ils soient étu­diants pri­vés de reve­nus, titu­laires d’une forme ou l’autre de sous-emploi, chô­meurs tem­po­raires ou com­plets, usa­gers de CPAS ou invi­sibles dans les zones de non-recours aux droits sociaux. L’appauvrissement durable qui touche nombre d’entre eux, comme il touche de très larges pans de la popu­la­tion depuis des dizaines d’années, semble être inté­gré comme une nor­ma­li­té7 ou une norme d’ajustement aux prio­ri­tés de la machine éco­no­mique. La véri­table mala­die de notre monde est là. C’est elle, sous les traits de ce que l’on appelle les comor­bi­di­tés, qui tue. Bien plus que le virus. Mais elle avance mas­quée, der­rière le dis­cours sani­taire domi­nant qui conti­nue à trai­ter cette « crise » comme un simple évé­ne­ment bio­lo­gique dont il suf­fi­rait de blo­quer la cir­cu­la­tion.8

  1. « Inégaux face au choc social et éco­no­mique », Ima­gine Demain le monde n°142, jan­vier-février 2021.
  2. Mar­tine Van­de­meu­le­broucke, « Il faut voir comme on nous parle », Ensemble n°102, juin 2020.
  3. Isa­belle Phi­lip­pon, « Dis­tan­cia­tion sociale ou dis­tance de classe ? », Ensemble n°103, octobre 2020.
  4. Entre­tien avec Anne-Marie Métai­lié paru dans Les jeunes et le pre­mier emploi, Asso­cia­tion des Âges, 1978, repris dans Ques­tions de socio­lo­gie, Minuit, 1992 [1980] pp. 143 – 154.
  5. « Inégaux face au choc social et éco­no­mique », Ima­gine Demain le monde n°142, jan­vier-février 2021.
  6. Co-direc­teurs de l’ouvrage col­lec­tif, Une géné­ra­tion sacri­fiée ? Jeunes des classes popu­laires dans la France dés­in­dus­tria­li­sée, Rue d’Ulm, coll. « Sciences sociales », 2017.
  7. « Que ce soit en Bel­gique ou en Europe, le social n’est plus une évi­dence », entre­tien avec Pierre Jas­sogne, Alter Echos, mars 2021.
  8. Bar­ba­ra Stie­gler, « De la démo­cra­tie en pan­dé­mie. San­té, recherche, édu­ca­tion », Tracts Gal­li­mard, n°23, jan­vier 2021.

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