L’Europe sort de l’Histoire…

Par Jean Cornil

Illustration : Vanya Michel

Grand retour de la géo­po­li­tique à l’a­vant-scène du spec­tacle du monde, cette série « en live » dont les sai­sons ne s’a­chèvent jamais. épi­sode Glas­gow et ses décep­tions. Épi­sodes Covid-19, 20 et 21 avec rebon­dis­se­ments quo­ti­diens. Épi­sode mis­sile russe qui détruit une sta­tion orbi­tale. Ajoutons‑y, au choix, celui sur les hausses des prix du gaz, du papier ou de l’a­lu­mi­nium, celui des troupes de Pou­tine aux confins de l’U­kraine, celui des migrants blo­qués à fron­tière polo­naise ou encore celui des inti­mi­da­tions de l’a­via­tion chi­noise dans l’es­pace aérien de Taïwan.

En 1989, à la chute du mur de Ber­lin, après des décen­nies de Guerre froide et de conflits chauds loca­li­sés, entre États-Unis et URSS, cer­tains ont pro­phé­ti­sé « la fin de l’His­toire ». Le triomphe défi­ni­tif du capi­ta­lisme total et de la démo­cra­tie de mar­ché et la fin des espé­rances mes­sia­niques de l’é­man­ci­pa­tion du genre humain, fra­cas­sées sur le gou­lag et les camps de réédu­ca­tion. Erreur. Certes, le monde, de bipo­laire, est deve­nu mul­ti­po­laire et l’é­qui­libre de la ter­reur, fon­dé sur la dis­sua­sion nucléaire, a déri­vé vers une dis­sé­mi­na­tion des armes de des­truc­tion mas­sive. Mais les sources d’in­cer­ti­tude et la com­plexi­té crois­sante des inter­dé­pen­dances se sont démul­ti­pliées, de la démo­gra­phie aux crises cli­ma­tiques, des concur­rences pour la pré­da­tion des res­sources natu­relles à l’in­ten­si­fi­ca­tion des fric­tions militaires.

Nous sommes, en sim­pli­fiant le tableau, les spec­ta­teurs d’un double bas­cu­le­ment. Celui, éco­no­mique, de l’Oc­ci­dent vers l’A­sie et celui, cultu­rel, de l’Eu­rope vers l’A­mé­rique. Dans les deux cas, l’Eu­rope, cette extré­mi­té pénin­su­laire de l’A­sie, quitte une séquence his­to­rique plurimillénaire.

La Chine, cette civi­li­sa­tion de culti­va­teurs depuis près de 4000 ans, contre 250 pour les USA, n’en­tend plus être expul­sée des hori­zons du déve­lop­pe­ment et se délivre à grande vitesse de l’Em­pire céleste pour gagner les pro­fits ter­restres. Désor­mais elle se posi­tionne en riva­li­té per­ma­nente avec les États-Unis d’Amérique, l’U­nion Euro­péenne ou la Rus­sie pour l’ac­ca­pa­re­ment des res­sources comme des mar­chés. Elle tisse ses nou­velles routes de la soie sur tous les conti­nents. Liège, par­mi tant d’autres régions de la pla­nète, en connait un bout sur la ques­tion avec la venue du hub d’Ali Baba. Le Par­ti Com­mu­niste Chi­nois – le PCC – devient sur­tout le Par­ti de la Civi­li­sa­tion Chi­noise. Voyez tous les indices, le PNB, les bud­gets mili­taires, l’ur­ba­ni­sa­tion, le nombre de super-riches, les inves­tis­se­ments à l’é­tran­ger et les objets made in Chi­na dans nos lieux de vie : l’Em­pire du milieu les explose.

De l’autre côté, la défer­lante cultu­relle anglo-saxonne s’am­pli­fie consi­dé­ra­ble­ment depuis 1980 au cœur du vieux conti­nent. Pre­nez ici aus­si les indi­ca­teurs sta­tis­tiques, comme l’at­tri­bu­tion de pré­noms amé­ri­cains, la puis­sance des block­bus­ters – le com­merce suit le ciné­ma –, le nombre de McDo­nald’s – 1 en 1979 en France, 1464 en 2018 – ou d’a­bon­nés à Net­flix, l’ap­pé­tence pour le jeans, le bar­be­cue, la coun­try ou le Black Fri­day : la « couche yan­kee » et l’« Ame­ri­can Way of Life » pèsent de plus en plus lourd dans nos com­por­te­ments et nos mœurs. Et ils s’ins­til­lent d’ailleurs tant auprès des classes popu­laires qu’au­près des « élites » fas­ci­nées par Man­hat­tan et la Sili­con Valley.

L’A­me­ri­ca first, cette « théo-démo­cra­tie », si bien décryp­tée par Régis Debray, s’ex­prime fon­da­men­ta­le­ment dans l’es­pace, l’i­mage et le bon­heur. Exac­te­ment à l’in­verse de l’Eu­rope qui se décli­nait jadis sur les thèmes du temps, de l’é­crit et du tra­gique. Athènes et Jéru­sa­lem se voient pro­gres­si­ve­ment détrô­nées par Pékin et New York dans les ima­gi­naires continentaux.

Coin­cée dans un étau, entre les mâchoires de l’hé­gé­mo­nie com­mer­ciale asia­tique et celles de la domi­na­tion cultu­relle des States, l’Eu­rope, au risque de sor­tir de l’His­toire, doit s’in­ven­ter des nou­veaux che­mins. À scru­ter la bureau­cra­tie de Bruxelles et à com­pa­rer la den­si­té sym­bo­lique entre les billets d’un dol­lar, de dix yuan et de cinq euros, on com­prend bien vite que la route sera très longue.