Sororité & rivalité féminine

Illustration : Vanya Michel

Soro­ri­té : « Terme uti­li­sé en contre­point de la fra­ter­ni­té, pour signi­fier la soli­da­ri­té entre femmes. Sou­vent mis en valeur dans les cercles de femmes. N’est pas admis par­mi toutes les mili­tantes, qui en dénoncent la réfé­rence à la famille dont elles ne sou­haitent pas se voir affu­blées. Non, toutes les femmes ne sont pas « sœurs de lutte ». Dans ce cas-là, on lui pré­fère le mot soli­da­ri­té. Ou, s’il s’agit sur­tout de dégen­rer la notion, adel­phi­té ». Cette défi­ni­tion, tirée du dic­tion­naire « Les mots du contre-pou­voir – Petit dico fémi­niste, anti­ra­ciste et mili­tant », pose le cadre de cette réflexion que nous sou­hai­tons poser autour de la notion de soro­ri­té, mais aus­si de la ques­tion de la riva­li­té fémi­nine. L’utilisation à outrance et dans tout contexte du mot soro­ri­té en fait-il un mot sus­pect ? À quelle réa­li­té ren­voie-t-il vrai­ment s’il est uti­li­sé à toutes les sauces ? Et sur­tout que vient-il mas­quer ? Quant à la riva­li­té fémi­nine, où prend-elle racine ? Com­ment se mani­feste-t-elle socia­le­ment aujourd’hui ? Et sur­tout, à qui pro­fite le crime ?

Prise en défaut de soro­ri­té sur les réseaux sociaux, la mili­tante fémi­niste Irène Kau­fer s’était fen­due d’un texte dans lequel elle disait : « Ces reproches m’ont ame­née à réflé­chir, une fois de plus, à cette notion de « soro­ri­té ». Un terme que je n’ai jamais fait mien, trop fami­lia­liste’ à mon goût (et la famille ne se choi­sit pas), trop vague (non, je ne me sens pas « sœur » de toutes les femmes) ; et puis, quand on voit com­ment les hommes vivent leur fameuse ‘fra­ter­ni­té’, on n’a pas trop envie de les imi­ter. À noter d’ailleurs que dans les manifs fémi­nistes, le slo­gan est bien « So, so, so, soli­da­ri­té, avec les femmes du monde entier… » (et non « soro­ri­té ». (…) Cepen­dant, plus qu’injustes, cer­taines réac­tions me paraissent sur­tout déso­lantes, comme si un désac­cord deve­nait, une fois de plus, un motif de rup­ture ren­dant impos­sible toute lutte com­mune, y com­pris sur des sujets moins cli­vants. Alors, il me semble que par­fois, l’injonction à la « soro­ri­té » a ten­dance à tour­ner à une forme de « sor­ro­wi­té », et par­don pour l’anglicisme : tris­tesse ».

À la lire, on ne peut s’empêcher de pen­ser que comme d’autres mots (« bien­veillance », par exemple, ou « gra­ti­tude »), le terme « soro­ri­té » est deve­nu un mot vide de sens car exploi­té, y com­pris par le capi­ta­lisme, dans le but de mas­quer cer­tains enjeux de domi­na­tion. Nous fai­sons par­tie d’un sys­tème, en l’occurrence, le sys­tème patriar­cal-capi­ta­liste-colo­nia­liste, dans lequel les femmes ont été et sont encore condi­tion­nées à voir les femmes comme des menaces et à se com­por­ter avec elles comme des rivales. Dès lors, la récu­pé­ra­tion de la soro­ri­té par ce sys­tème semble cou­ler de source dans cette poli­tique si com­mune du« divide and rule ». Chloé Delaume, dans son ouvrage Soro­ri­té3 explique que « La soro­ri­té est un outil, un outil de puis­sance, une force de ral­lie­ment, la pos­si­bi­li­té de ren­ver­ser le pou­voir encore aux mains des hommes ».

Or, dans notre socié­té, quelle soro­ri­té peut-on avoir réel­le­ment quand on est une femme blanche bour­geoise avec une femme de ménage de l’hôtel Ibis ? Et quel est le pou­voir per­for­ma­tif de cette soro­ri­té dans la désa­lié­na­tion de la femme de ménage par rap­port au capi­ta­lisme, au racisme et au patriar­cat ? C’est ce qu’explique la phi­lo­sophe Fran­çoise Col­lin lorsqu’elle dit, dans son ana­lyse cri­tique de la soro­ri­té inti­tu­lée Le même et les dif­fé­rences : « Nous avons eu ten­dance à rame­ner toute dif­fé­rence à la dif­fé­rence des sexes, comme si une fois fran­chie celle-ci nous entrions dans une éten­due étale et homo­gène, celle du monde des femmes » avant de pour­suivre « L’ignorance des dif­fé­rences et des diver­gences dans la ‘soro­ri­té’ a créé un moment de socia­li­té excep­tion­nel, mais qui ne pou­vait qu’être excep­tion­nel. Lorsque ces dif­fé­rences et ces diver­gences, indi­vi­duelles ou col­lec­tive, pas­sion­nelles ou idéo­lo­giques, se sont mani­fes­tées, la socia­bi­li­té de la soro­ri­té s’est révé­lée impuis­sante à y faire face ».

Comment le patriarcat empêche la sororité

C’est ici qu’une ana­lyse sys­té­mique nous semble essen­tielle, car ce n’est pas tant le terme soro­ri­té en tant que tel qui est pro­blé­ma­tique, mais plu­tôt la stra­té­gie mise en place par le patriar­cat pour nous pri­ver de ce que nous pour­rions qua­li­fier de soro­ri­té poli­tique (pour sor­tir du car­can ‘fami­lia­liste’ évo­qué plus haut). Com­ment, et sur­tout pour­quoi le patriar­cat nous prive-t-il d’une réelle soro­ri­té, cet élan qui fait de nous des alliées stra­té­giques poten­tielles ? Et com­ment pro­cède-t-il ? Dans cer­tains contextes, nous agis­sons bien sou­vent les unes contre les autres alors même que ce sont les hommes et le patriar­cat qui nous privent de nos droits. L’arrivée d’une femme à des postes à res­pon­sa­bi­li­té sus­cite chez les autres femmes proches de cette place de la crainte, de la jalou­sie, de l’agressivité alors qu’elles pour­raient plu­tôt y voir une oppor­tu­ni­té pour le sys­tème de chan­ger pour mieux inté­grer les femmes en général.

Pour­quoi voient-elles le peu d’espace qui leur est lais­sé comme une mise en concur­rence entre elles plu­tôt que comme un pro­blème orga­ni­sé par le patriar­cat ? Invo­quons ici le « syn­drome de la Schtroump­fette », une théo­rie de la jour­na­liste amé­ri­caine Katha Pol­litt datant du début des années 1990. Dans la BD de Peyo, après moult péri­pé­ties, la Schtroump­fette est trans­for­mée en jolie pou­pée blonde, gen­tille et ser­viable. Elle est le centre d’attention, objet de désir et d’amour des Schtroumpfs. Inté­grée dans leur socié­té, son seul qua­li­fi­ca­tif est celui d’être femme, contrai­re­ment aux autres Schtroumpfs, défi­nis par leur carac­tère (dor­meur, cos­taud, etc.) ou leur métier (poète, cui­si­ner, etc.). Le syn­drome de la Schtroump­fette, c’est donc l’idée que les femmes ne seraient tour­nées que vers leur appa­rence, mais sur­tout qu’il ne peut y avoir qu’une seule élue et qu’il faut être la plus belle et la plus valo­ri­sée sur base de la seule appré­cia­tion du canon de la beau­té fémi­nine en vogue pour trou­ver sa place. Si on extra­pole, dès lors qu’il n’y a qu’une seule Schtroump­fette, que se passe-t-il lorsqu’une autre Schtroump­fette sou­haite inté­grer le vil­lage ? En toute logique, condi­tion­née par la socié­té patriar­cale capi­ta­liste, la pre­mière s’en méfie et tente de la neu­tra­li­ser pour qu’elle ne prenne pas sa place.

Par ailleurs, cette riva­li­té fémi­nine est d’autant plus mal vécue qu’elle est stig­ma­ti­sée alors qu’elle est valo­ri­sée chez les hommes. Le fameux « Que le meilleur gagne ! » qui nous vient de la Grèce antique… Ce qui se mani­feste de manière fron­tale chez les hommes, parce que c’est nor­mal et valo­ri­sé, devient tan­gent et détour­né chez les femmes. Comme le sou­li­gnait bell hooks : « On nous enseigne que nos rela­tions avec d’autres femmes amoin­drissent notre expé­rience plu­tôt que de l’enrichir. On nous enseigne que les femmes sont des enne­mies ‘natu­relles’ et que la soli­da­ri­té n’existera jamais entre nous parce que nous ne savons pas nous rap­pro­cher les unes des autres, que nous ne devons pas le faire et que nous ne pou­vons pas y arri­ver. Nous avons bien appris ces leçons. Nous devons les désap­prendre si nous vou­lons construire un mou­ve­ment fémi­niste durable, consis­tant et cohé­rent. Nous devons apprendre à vivre et à tra­vailler dans la soli­da­ri­té. Nous devons apprendre la signi­fi­ca­tion et la véri­table valeur de la Soro­ri­té ».

Pour ne prendre que l’exemple du monde poli­tique, pour­quoi attendre qu’une femme soit vio­lem­ment atta­quée pour sor­tir l’argument de la soro­ri­té (y com­pris entre femmes de par­tis poli­tiques dif­fé­rents) ? Il n’existe que pas ou très peu de stra­té­gies de com­pli­ci­té entre ces femmes alors qu’elles subissent des attaques simi­laires dans tous les par­tis ain­si que de la part des citoyen·nes et des médias. Pour­tant, la repré­sen­ta­tion des femmes — même si elle pro­gresse à cer­tains niveaux de pou­voir — reste lar­ge­ment infé­rieure à celles des hommes (sans comp­ter tous les postes non élus comme les président·es de par­ti ou les cadres de l’appareil poli­tique). Toutes les femmes gagne­raient à tra­vailler ensemble pour ins­tau­rer en poli­tique des condi­tions de tra­vail moins sexistes et une culture interne moins vio­lente à l’égard des femmes poli­tiques. Il suf­fit de comp­ter le nombre de démis­sions, en Bel­gique et ailleurs dans le monde, de femmes poli­tiques ces der­niers mois pour consta­ter les effets délé­tères du patriar­cat et de la mas­cu­li­ni­té hégé­mo­niques pour celles (et ceux) qui exercent des man­dats poli­tiques.

C’est ici que nous lisons toutes les limites de la soro­ri­té, dans un sys­tème où nous res­tons condi­tion­nées par le patriar­cat et le capi­ta­lisme dont les dogmes imprègnent l’inconscient col­lec­tif. Nous vivons dans un sys­tème où les femmes doivent se battre deux fois plus et où les places sont rares et chères. Nous nous dis­pu­tons dès lors pour une minus­cule part du gâteau, celle qu’ont bien vou­lu nous lais­ser les hommes. Cette inéga­li­té fon­da­men­tale vient entra­ver la soro­ri­té au même titre qu’elle attise la riva­li­té fémi­nine. Nous posons alors la ques­tion, faut-il « refon­der une soro­ri­té » ou l’abandonner à son sort pour adop­ter un autre terme qui soit moins dévoyé ?

Pour une sororité agissante, pour une adelphité

Si la soro­ri­té ne se limite pas à un hash­tag sur une sto­ry Ins­ta­gram, il convient cer­tai­ne­ment de la vivre comme un pou­voir d’agir pour nous toustes. Comme poin­té plus haut par Fran­çoise Col­lin, le groupe femme n’est pas « une éten­due étale et homo­gène », nous sommes tra­ver­sées entre femmes par des rap­ports de domi­na­tion et des inté­rêts par­fois diver­gents. Prendre conscience indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment de ces dif­fé­rences est un tra­vail néces­saire pour se don­ner l’opportunité d’agir ensemble quand c’est pos­sible et sépa­ré­ment que c’est néces­saire sans don­ner l’impression d’une soro­ri­té à géo­mé­trie variable aveugle aux riva­li­tés qui la tra­verse. En pra­tique, pour­rions-nous indi­vi­duel­le­ment d’abord et col­lec­ti­ve­ment ensuite, prendre le temps de com­prendre ce qui agit quand nous res­sen­tons de la riva­li­té vis-à-vis d’autres femmes ? Ces sen­ti­ments que nous vivons – injus­tice, peur, jalou­sie – sont autant de mani­fes­ta­tions qu’il faut pou­voir aus­si décons­truire. En se posant des ques­tions simples : qui dois-je blâ­mer quand j’ai le sen­ti­ment de ne pou­voir jouir de mes droits plei­ne­ment ? Le sys­tème patriar­cal-capi­ta­liste-colo­nia­liste qui conti­nue à favo­ri­ser la coop­ta­tion mas­cu­line, la vio­lence sexiste et l’invisibilisation des femmes ou la femme à côté de moi qui déploie une éner­gie incroyable pour dépas­ser toutes ces difficultés ?

Enfin, nous ne devrions jamais nous pri­ver d’élargir notre champ lexi­cal sur­tout pour illus­trer nos luttes en mou­ve­ment. Dans une pers­pec­tive d’inclusion (tout le monde n’est et ne nait pas homme ou femme) et pour pou­voir tra­duire des com­pli­ci­tés qui dépassent l’hétéronormativité, l’utilisation du terme adel­phi­té est cer­tai­ne­ment une alter­na­tive inté­res­sante et réjouis­sante. « Le mot adel­phi­té est for­mé sur la racine grecque adelph- qui a don­né les mots grecs signi­fiant sœur et frère, tan­dis que dans d’autres langues (sauf en espa­gnol et en por­tu­gais, ain­si qu’en arabe), sœur et frère pro­viennent de deux mots dif­fé­rents. Englo­bant soro­ri­té (entre femmes) et fra­ter­ni­té (entre hommes), l’adelphité désigne des rela­tions soli­daires et har­mo­nieuses entre êtres humains, femmes et hommes. » écrit Flo­rence Mon­trey­naud.

S’approprier ce mot, usi­té de manière crois­sante dans les milieux fémi­nistes, c’est déjà agir vers une autre soro­ri­té, une adel­phi­té qui tra­duit que nous devrions toustes avoir voix aux cha­pitre, toustes avoir accès aux droits fon­da­men­taux. Une adel­phi­té où nous pre­nons sans cesse la mesure de l’écart entre nos mots, nos dis­cours et nos actes. Une adel­phi­té où face à l’injustice impo­sée par les sys­tèmes de domi­na­tion, nous pré­fé­re­rons tou­jours la soli­da­ri­té à la rivalité.

  1. Chloé Delaume, Soro­ri­té, Points, 2021

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